dimanche 9 mai 2021

Vieille tradition Percer les oreilles des petites filles, une pratique «d’un autre âge» ?

par Marlène Thomas  publié le 9 mai 2021

Familiale et culturelle, la tradition du perçage d’oreilles des fillettes est de plus en plus contestée. Marqueur de genre, absence de consentement et respect de l’intégrité du corps de l’enfant sont convoqués pour remettre en question cette habitude esthétique.

Le rituel familial s’est soldé par une course-poursuite dans la rue. «Le bijoutier a réussi à ne me percer qu’une oreille. Quand ils ont enlevé le pistolet, je suis partie du magasin en courant», témoigne Lucie, 26 ans. Elle avait alors 4 ans. Dans la famille de cette Bretonne, il était de coutume «d’offrir le perçage en cadeau d’anniversaire aux fillettes». Gardant sur une oreille le vestige de cette première expérience avortée, elle réclame vers 7 ans de repasser sous l’aiguille, marchant dans les pas de ses cousines. Mylène avait, elle, 3 ans quand sa tante l’a emmenée se faire percer. Le souvenir est encore vif : «J’avais peur car je ne me rendais pas compte de ce qui allait se passer. J’ai eu super mal, j’ai crié très fort.»Influencée par l’exemple de sa mère et de ses copines, cette Avignonnaise de 39 ans avait pour sa part réclamé des boucles.

Depuis des décennies, on perce les oreilles des petites filles sans même y penser. Cette tradition, ancrée dans de nombreuses cultures – et ne concernant que marginalement de petits garçons – soulève de plus en plus de questionnements. S’agit-il d’une volonté d’assigner les petites filles, dès leur plus jeune âge ? Manuela Spinelli, maîtresse de conférences à l’université Rennes-II et spécialiste des études de genre, le croit : «Les boucles d’oreilles agissent comme un véritable marqueur de genre à un moment où les différences physiques ne sont pas marquées.» Sur Instagram, des dizaines de milliers de publications exposent cette modification corporelle. Une pratique interrogeant sur le traitement des filles comme «de petites poupées qu’il faut exposer», souligne la chercheuse, par ailleurs cofondatrice de l’association Parents et Féministes.

«Ça montre que c’est une fille»

Si certains parents perpétuent volontiers cette tradition, d’autres s’interrogent : n’est-ce pas violent ? Douloureux ? Dans tous les cas, le sujet revient souvent dans les cabinets des praticiens. Pédiatre et auteur de Votre enfant de 0 à 16 ans (Editions Hatier), Arnault Pfersdorff est interrogé une à deux fois par semaine sur ce sujet. «Je demande systématiquement aux parents “pourquoi voulez-vous lui percer les oreilles ?” La réponse est toujours la même : “C’est une tradition familiale, c’est joli et ça montre que c’est une fille.”» Pour ce professionnel de l’enfance, l’enjeu est alors d’ouvrir la réflexion avec tact. Il faut dire que le sujet dépasse désormais la simple question médicale. «Il y a vingt ou trente ans, on se bornait à conseiller les parents sur le lieu où effectuer le perçage.»

Ces précautions s’inscrivent dans une réflexion de plus en plus poussée sur la parentalité, et la volonté de respecter l’intégrité physique d’un jeune enfant. «Son corps lui appartient. Cette notion est essentielle. C’est un geste agressif de percer son anatomie pour y mettre un bijou», expose le pédiatre. Il recommande «d’attendre que l’enfant réclame» des boucles, dans l’idéal à l’adolescence. Et puis, pourquoi percer les oreilles d’un bébé serait-il acceptable, alors que tout autre perçage d’une partie du corps provoquerait des cris d’orfraie ? «Il y a aussi l’idée que ça serait presque obligatoire et qu’il vaudrait donc mieux s’en débarrasser tout de suite», remarque Manuela Spinelli, pointant «une mise en scène esthétique de la féminité».

Le pédiatre conseille aux plus impatients d’attendre au moins deux ans. «L’enfant commence à souvent toucher ses oreilles vers 4-5 mois. En mettant des boucles et en l’interdisant de les toucher, ça peut perturber ce temps d’exploration», explique le spécialiste, relevant également les risques d’infection. Il faut expliquer au bébé ce qu’on s’apprête à lui faire, sans occulter la douleur. S’il est impossible d’obtenir son consentement à cet âge, l’enfant comprend tout de même davantage les situations, peut s’exprimer.

«C’est une conception de l’enfant objet»

L’argument avancé pour un perçage précoce des lobes est souvent le même : tout sera oublié. «C’est faux, l’adulte se convainc en se disant ça, mais le nouveau-né a mal. C’est une ardoise indélébile, ça rentre dans son cerveau, corrige Arnault Pfersdorff. Et il ne peut pas l’exprimer.» Gilles Lazimi, médecin généraliste engagé sur les violences faites aux femmes et aux enfants auprès de diverses associations, dénonce «des pratiques d’un autre âge». Il tonne : «On satisfait le désir d’un adulte sur un enfant. C’est une conception de l’enfant objet, de l’enfant décoratif, décoré.»

Au gré des habitudes familiales et culturelles, cette tradition est plus ou moins ancrée. En Espagne, il est de coutume de percer les filles dès la naissance. Au Portugal, cette modification corporelle se pratique aussi rapidement. «Quand mon aînée a eu 6 mois, ma belle-mère d’origine portugaise nous en parlait sans cesse : “Il faudrait lui percer les oreilles, elle a l’âge, c’est une fille. Si vous avez peur, je le ferai moi-même avec une aiguille et un glaçon”», déplore Mylène. L’insistance dure des mois. Le refus est, lui, catégorique : «Son corps lui appartient, c’est une plaie qu’on lui infligerait.»

«Un lien avec ma culture»

Si Marion «entend ce discours», cette actrice et danseuse évoque certains rituels culturels importants. Cette Parisienne avait moins d’un an quand sa mère guadeloupéenne lui a fait percer ses deux premiers trous. Aux Antilles, ce rituel est l’occasion «d’offrir des bijoux de famille, l’enfant (majoritairement des filles) grandit avec. Dans mon cas, c’était de petites créoles». Ses boucles lui «permettent d’entretenir depuis la métropole un lien avec [sa] culture». Catherine Monnot-Berranger, anthropologue sur les questions de genre, relève, elle, dans cette «pratique existant depuis la nuit des temps dans les cultures méditerranéennes, notamment gitanes en France, un marqueur social». Dans sa famille maternelle aristocrate, «jamais on n’aurait percé les oreilles d’une femme» car pour ce milieu cette pratique relève «de classes marginales et défavorisées». Elle a attendu ses 30 ans pour sauter le pas.

Gilles Lazimi, membre du collectif StopVEO (violences éducatives ordinaires, soit les violences physiques, verbales et psychologiques exercées sur un enfant pour «l’éduquer»), pointe les limites de l’argument culturel en citant l’exemple des «mutilations sexuelles longtemps tolérées sous couvert de culture.» Plus largement, ce débat autour des boucles d’oreilles invite à questionner la notion des traditions et de leur perpétuation par automatisme. «Ce serait valable juste parce que ça rentre dans le domaine de l’habitude ?»s’interroge Manuela Spinelli. Elle voit dans ce perçage l’expression d’un rapport dominant dominé «où les parents choisissent, imposent, savent à l’avance ce qui est mieux pour l’enfant plutôt que de construire un parcours ensemble». Deux visions, deux éducations. Lucie dédramatise : «Le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions. Avec le recul, on se rend compte qu’on voulait faire plaisir aux enfants alors que ce n’était pas le cas.»


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