jeudi 20 mai 2021

Si la France n’est pas un régime policier, c’est la faute à la Constitution !

par Dominique Rousseau, professeur de droit public à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne

publié le 22 mai 2021

Et si la Constitution était effectivement une contrainte ? En réponse à certains policiers, le professeur de droit public Dominique Rousseau rappelle que c’est justement parce qu’il est contraignant que le texte joue le rôle de bouclier qui protège les citoyens.

«Si cette mobilisation s’avère efficace et très forte, les digues céderont, les digues, c’est-à-dire, les contraintes de la Constitution», a fièrement déclaré François Bersani, responsable du syndicat Unité-SGP Police des Yvelines, lors du rassemblement des policiers, mercredi. Enfin, une définition claire de la Constitution ! Il est toujours difficile pour un juriste de dire ce qu’est une Constitution. Il se perd souvent dans de longues explications, compliquées, théoriques et il perd en route ses lecteurs. Là, c’est simple. Et en plus juste : une Constitution, c’est une contrainte. Ou pour le dire avec les mots de Camus : une Constitution, ça empêche. Ça empêche de porter atteinte à la liberté d’expression ; ça empêche un homme ou une institution de concentrer entre ses mains tous les pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire ; ça empêche de porter atteinte au droit de grève ; ça empêche de mettre en prison les gens sans base légale précise ; ça empêche de porter atteinte à l’indépendance de la justice ; ça empêche détruire l’environnement et la biodiversité ; ça empêche les forces de l’ordre d’agir comme bon leur semble et sans contrôle. Oui, une Constitution, c’est bien une «digue» contre le populisme, contre les dérives autoritaires, contre toutes les tentations et tentatives d’abus de pouvoir.

Une contrainte qu’il faudrait supprimer

Faire céder la digue constitutionnelle, c’est donc attaquer directement la démocratie pour ouvrir la voie à un régime policier. Ce n’est pas le suffrage universel, ni les sondages, ni le référendum qui «agacent», c’est la Constitution. La France se délite, la République se défait, la guerre civile menace, disent les militaires. La faute à qui ? A la Constitution et aux juges ! La multiplication des attentats terroristes ? La faute à la Constitution et aux juges ! L’absence de sanction contre les délinquants ? La faute à la Constitution et aux juges ! L’afflux des réfugiés politiques en France ? La faute à la Constitution et aux juges ! Et, au bout de cette pensée, naturellement, la dénonciation de la Constitution comme une contrainte. Une contrainte qu’il faut supprimer, au besoin par un coup de force de l’armée comme y invitent les tribunes des militaires, pour instaurer une «démocratie dirigée» modèle Poutine ou une «démocratie illibérale» modèle Orbán.

Car une pensée unique se diffuse partout dans le monde répétant à l’envi qu’une Constitution et les droits et libertés qu’elle garantit sont responsables tout à la fois de l’affaiblissement des Etats, de la dissolution des identités nationales, de la destruction de la famille, de la perversion de la moralité. Et les actions suivent cette pensée : la Pologne réduit la compétence des juges constitutionnels, la Hongrie remet en cause le principe d’indépendance de la justice, le Brésil impose les militaires au gouvernement. Certains pouvaient croire que les «vieilles» démocraties résisteraient mieux à cette pensée anticonstitutionnelle. Mais, aux Etats-Unis, le coup de force contre le Capitole le 6 janvier, et en France même, les tribunes des militaires, les paroles de syndicats de police et leur forte préférence politique pour le Rassemblement national selon les sondages montrent un «air du temps» sombre et une «couleur du temps» brune.

Passer de la barbarie à la civilisation

D’où l’urgence, ici et maintenant, d’affirmer que la Constitution est une contrainte pour les gouvernants et un bouclier pour les citoyens. Qu’elle est, selon le mot de Benjamin Constant, «la garantie de la liberté du peuple», liberté d’aller et venir, liberté de s’exprimer et d’agir ensemble pour dire le bien commun. Ce qui fait la conscience humaine, c’est le sens critique, la tension permanente entre certitude et doute, c’est le fameux «Que sais-je ?» de Montaigne, l’interrogation continue sur les savoirs. Les valeurs constitutionnelles expriment cette tension constitutive de la conscience humaine puisqu’elles sont des promesses que la misère de monde interroge sans cesse. L’égalité entre les hommes et les femmes, la liberté individuelle, la fraternité sont, entre autres, des valeurs constitutionnelles que l’exclusion, les injustices, l’arbitraire démentent quotidiennement. De cet écart entre les promesses constitutionnelles et la misère du monde naît la possibilité d’une critique de la positivité sociale, critique à l’autorité renforcée par le fait de pouvoir s’enraciner non dans un ailleurs métaphysique mais directement dans les valeurs énoncées dans la Constitution. Ainsi, les valeurs constitutionnelles permettent aux hommes de prendre conscience de leur statut de citoyens, capables de maîtriser leur histoire, de la réfléchir, de la discuter et de la penser. Elles font passer une société de la barbarie à la civilisation.

A tous ceux qui dénoncent la Constitution et tous les droits et libertés qu’elle porte, il convient de rappeler ce que déclaraient les hommes… en 1789 : «L’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements.» Et pour qu’ils ne soient ni ignorés, ni oubliés, ni méprisés, ils les énonçaient pour que les citoyens puissent contrôler et réclamer leur respect par tous les pouvoirs.


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