samedi 8 mai 2021

Précarité Fin de la trêve hivernale : les associations se préparent au pire

par Margaret Oheneba  publié le 8 mai 2021

Alors que la trêve hivernale doit prendre fin le 31 mai, la Fondation Abbé-Pierre et la Confédération national du logement réclament une nouvelle prolongation du dispositif. En attendant, les associations apportent une aide juridique aux locataires menacés d’expulsions.

Peu importe leur parcours professionnel ou ce qui les a amenés à solliciter l’aide de l’Espace solidarité habitat (ESH) de la Fondation Abbé-Pierre, dans le XXe arrondissement de Paris, tous ont un point commun : une pochette de documents sous le bras, plus ou moins bien ordonnés ou complets. Quittances de loyer, avis d’imposition, attestations de de la CAF, pièces d’identité, etc. des papiers indispensables pour que les juristes puissent les conseiller au mieux. Car dans quelques semaines et jusqu’au 31 octobre, les expulsions pourront reprendre, après un répit accordé aux ménages précaires en raison de la crise du Covid, pour la deuxième année consécutive.

Ce jeudi matin, la première personne que reçoit Emile, juriste qui intervient à l’ESH, a préparé tous ces documents méticuleusement. Pour ceux qu’il n’a pas, et dont le notifie Emile, il a prévu un post-it sur lequel il fait une liste. L’homme, col roulé beige, n’a pas l’air de quelqu’un qui a du mal à régler son loyer. Et pourtant, ce Parisien est l’une des victimes de la pandémie du Covid-19 et des fermetures d’établissement qui en ont découlé. Travaillant dans l’hôtellerie, il n’a désormais plus de salaire. Avec son mari, ils ont «fait pendant quatre ou cinq mois avec les réserves [d’argent]. Puis les réserves, il n’y en a plus». Depuis quelque temps, il a cessé de payer son propriétaire. Le juriste lui rappelle qu’«il est apprécié des juges, en général, qu’une partie même petite du loyer soit payée. La régularité de paiement est une preuve de bonne foi».

«Je ne mangerai que du pain»

Emile et Anne, l’autre juriste, reçoivent chacun quatre ou cinq personnes pendant leur permanence. Comme cette vieille dame et ses «idées noires», emmitouflée dans sa longue doudoune et son écharpe. L’ancienne fonctionnaire risque de perdre son logement, où elle accueille de temps en temps un ex-mari à moitié absent, «à la rue». «J’en ai marre des papiers», râle la septuagénaire, «avec toute cette misère, je vais mourir avant l’âge». Sa situation est très compliquée mais elle refuse tout de même de déposer un dossier de surendettement à la Banque de France. «Je ne mangerai que du pain», souffle-t-elle.

Il y a aussi cet homme, la soixantaine, pas plus, qui avance aidé d’un déambulateur. Grâce à Anne, il apprend que les procédures d’expulsion sont plus longues qu’il ne le pensait. «Donc ils ne peuvent pas me sortir du jour au lendemain ? Car je ne dors plus», dit-il, soulagé. Il y a encore cette dame qui, décrivant ses difficultés personnelles et sa fille malade, s’est mise à pleurer au cours de l’entretien.

Mais parce qu’il faut garder la tête froide pour que les gens qui consultent l’ESH aient le plus de chances possibles d’obtenir des délais ou de trouver des solutions de relogement, les juristes ne dévient pas et se concentrent uniquement sur les problèmes liés logement. Pendant les quarante-cinq minutes que peut durer chaque entretien, ils insistent pour que les personnes qu’ils ont en face d’eux constituent le dossier le plus complet possible et qu’ils ne tardent pas à contacter les avocats travaillant avec l’ESH.

«On accompagne 1 300 à 1 400 personnes par an», sur rendez-vous, récapitule Samuel Mouchard, le responsable de l’ESH. Le public est quasiment exclusivement parisien. «80 % de notre activité, c’est la prévention des expulsions locatives.» Les 20 % restants concernent l’habitat indigne«Notre rôle, c’est d’être le fil rouge tout au long des procédures», en expliquant notamment les différentes étapes d’un parcours qui peut durer des mois. En moyenne, les locataires qui sollicitent les juristes de l’ESH sont suivis pendant deux ans.

Code pénal contre coups de pression

Dans le XIXe arrondissement, au siège de la Fondation Abbé-Pierre, c’est Didier, bénévole depuis cinq ans, qui décroche ce jour-là le téléphone de la plateforme «Allô Prévention Expulsion». L’après-midi est calme, le retraité en profite pour rappeler une bénévole nordiste qui a sollicité la Fondation par message pour aider une femme qui l’a contactée en amont. Son propriétaire veut louer son logement à un proche et la somme de quitter les lieux, alors que la trêve hivernale n’est même pas terminée. Didier rassure la bénévole en lui citant l’article 226-4-2 du code pénal : «Le fait de forcer un tiers à quitter le lieu qu’il habite sans avoir obtenu le concours de l’Etat […] à l’aide de manœuvres, menaces, voies de fait ou contraintes, est punie de trois ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende.» Un fait que certains locataires ignorent. «Il y a des gens qui quittent le logement sans même qu’il y ait de procédures [engagées], parce qu’ils se sentent en faute. Il suffit que le propriétaire se montre un peu menaçant», raconte le retraité.

«Des personnes partent avant même que les expulsions soient effectives», confirme Marie Rothhahn, chargée de mission juridique à la Fondation et responsable de Allô Prévention Expulsion. De ce fait, «elles ne sont pas comptabilisées dans les chiffres des expulsions». En 2020, année où la trêve hivernale a été prolongée, 3 500 personnes avaient été expulsées de leur logement. En 2019, elles étaient 16 700. Marie Rothhahn craint que la crise sociale qui vient ne fasse «exploser» le précédent de 2019.

Le même jour, via un communiqué, la Fondation Abbé-Pierre a réclamé la prolongation de la trêve, qui court jusqu’au 31 mai inclus. Depuis plusieurs semaines, la Confédération nationale du logement (CNL) formule la même requête. L’association réclame «une année zéro expulsion», pour parer à la «bombe à retardement»créée par la pandémie du Covid-19. «On risque de voir une vague de licenciements secs», prédit Eddie Jacquemart, président de la CNL et conseiller municipal à Lille, pour qui «il est indispensable» qu’on protège les plus précaires.

30 000 ménages potentiellement concernés

Du côté de la ministre du Logement, Emmanuelle Wargon, c’est acté. La trêve hivernale ne sera pas de nouveau prolongée, son terme avait déjà été reporté du 31 mars au 31 mai. Néanmoins, le gouvernement a annoncé un plan de «prévention des expulsions», avec la création d’un fonds d’aide aux impayés de loyer d’un montant de 30 millions d’euros, qui viendra abonder les fonds de solidarité pour le logement (FSL) gérés par les collectivités territoriales. Ce dispositif prévoit également un relogement prioritaire ou une solution d’hébergement pour les personnes menacées d’expulsion, une indemnisation des bailleurs en cas de maintien dans le domicile ainsi qu’un abondement à hauteur de 20 millions d’euros du fonds national d’accompagnement vers et dans le logement.

A court terme, Christophe Robert, délégué général de la Fondation Abbé-Pierre, craint «des expulsions massives», le manque de relogement pérenne et une «embolie» des solutions d’hébergement d’urgence. «La situation sanitaire étant encore extrêmement tendue, la Fondation demande au gouvernement le prolongement de la trêve, en attendant le retour à une situation stabilisée. Alors que de nombreuses expulsions avaient été évitées en 2020 pour faire face au contexte de la pandémie, la reprise des expulsions cette année menacerait 30 000 ménages», écrit la fondation.

Ces 30 000 ménages sont ceux qui connaissaient «des situations d’impayés avant la crise [du Covid-19], pour qui il y avait déjà eu des décisions de justice», explique Christophe Robert. Pour «les ménages qui ont vu leur situation basculée» depuis un an, à cause de la crise sanitaire, «il faut éviter que ces gens se retrouvent dans des situations d’impayés [pour ne pas qu’ils se retrouvent dans des procédures d’expulsion, ndlr] dans un an, dix-huit mois, trente-six mois, etc.». Pour le sociologue, il est impératif de leur faire connaître les différents mécanismes de soutien, notamment le récent fonds d’aide aux impayés de loyers créé par le gouvernement et, si besoin, l’abonder.


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