dimanche 23 mai 2021

Nancy Huston : « Il y a toujours une petite fille qui hurle en moi »

Propos recueillis par   Publié le 23 mai 2021

Je ne serais pas arrivée là si… Chaque dimanche, « Le Monde » interroge une personnalité sur un moment décisif de sa vie. Pour la romancière franco-canadienne, c’est le « séisme » du départ de sa mère lorsqu’elle avait 6 ans, et le chagrin, si longtemps étouffé.

Nancy Huston, le 17 mars 2021, chez elle, à Paris.

De son enfance au Canada anglophone, l’écrivaine Nancy Huston conserve des souvenirs qui ne cessent d’alimenter son œuvre foisonnante. A 67 ans, elle publie un roman bouleversant sur la quête des origines, ainsi qu’un recueil de chroniques.

Je ne serais pas arrivée là si…

… Si ma mère, un jour de 1959, n’avait pas décidé d’abandonner son mariage et ce qui allait avec : trois enfants âgés de 8, 6 et 3 ans. C’était une décision extrêmement courageuse, féministe et réfléchie. Aujourd’hui, j’ajouterais même « admirable », même si, sur le moment, les effets ont été dévastateurs, aussi bien pour elle que pour nous, ses enfants. Ce geste a immédiatement infligé un démenti à toutes sortes de mythes. Il m’a d’emblée donné une distance par rapport à ce que tout le monde prend pour des évidences. C’est pour cela qu’il est constitutif de mon être. « La vie vous fait des cadeaux en bien et en mal », dit un proverbe africain que j’affectionne. Eh bien, ce geste de ma mère fut un cadeau, un énorme cadeau… en mal.

Comment considérer comme un cadeau quelque chose qui fait mal ?

Il a fallu du temps… Mais je ne serais pas ici, chez moi, à Paris, à discuter avec vous s’il n’y avait eu ce séisme, cet événement fondateur qui s’est déroulé il y a plus de soixante ans, dans une ville de l’ouest du Canada. Sur le coup, ce fut comme un tour de passe-passe : ma mère partait, et la nouvelle épouse de mon père prenait immédiatement le relais.

Cependant, comme, en tant que catholique allemande, elle assumait mal d’épouser un divorcé chargé de famille, elle a voulu qu’on brouille les pistes, qu’on change de quartier et qu’on l’appelle « Mutti » afin que tout le monde pense qu’elle était notre vraie maman. Une maman très gentille d’ailleurs, le contraire de la marâtre. Mais ce mensonge souriant avait quelque chose de violent car il a étouffé les phrases du genre : « où est ma mère ? », « pourquoi est-elle partie ? », « elle me manque ». On ne pouvait pas dire ça. On n’avait même pas le droit de le penser.

L’impératif des apparences ne pouvait pas interdire le chagrin…

Le grand chagrin, je l’ai vécu beaucoup plus tard. Sur le moment, ce fut un chagrin « underground ». A la surface, nous formions une famille unie et joyeuse ; une famille très nombreuse puisque ma belle-mère a eu trois autres enfants.

« Je suis devenue romancière à 6 ans. Intérieurement »

Il y avait beaucoup de conversations, de jeux, d’interactions. C’était formidablement vivant. Mais, bien sûr, je bouillonnais d’interrogations intérieures, de scénarios, d’hypothèses. Ma mère était-elle partie parce que… ? Ou bien parce que… ? Que se serait-il passé si… ? C’était du storytelling. Déjà. C’est d’ailleurs très peu de temps après ce départ que j’ai commencé à entendre des voix. A être suivie par une sorte de présence intérieure à laquelle je donnais des noms et qui prenait la forme de personnages que je ne confondais pas avec les gens de la réalité. C’est sans doute de là que date ma vocation littéraire. Je suis devenue romancière à 6 ans. Intérieurement. C’est cela le cadeau dont je parle.

Gardiez-vous le contact avec cette maman « déserteuse » ?

Mais oui ! C’était un départ, pas un abandon. Elle a toujours détesté que j’emploie le mot « abandon » dans mes interviews. Abandon, c’est un geste inconsidéré, une sorte de coup de tête, on laisse tomber, on lâche l’affaire. Or ce n’était pas du tout le cas. La chose avait été discutée et organisée entre les trois adultes. Je me souviens même d’un pique-nique, l’été 1959, au cours duquel ma mère a cueilli un bouquet de marguerites et l’a offert, de façon ostentatoire, à notre future belle-mère. Comme une passation des pouvoirs. Il y avait un tel déni du drame qui se jouait qu’il m’a fallu des années pour dresser le constat, petit à petit, des dégâts dans mon âme.

Quelle était la vraie histoire ?

L’université de Chicago avait offert à ma mère une bourse pour terminer une thèse de doctorat qui lui importait au plus haut point. Mais mon père y a mis son veto, ou plutôt, il lui a lancé un ultimatum : soit elle restait à la maison, soit il installait à sa place une autre femme avec qui il entretenait déjà une relation extraconjugale. Ma mère aurait pu se cabrer et vouloir punir mon père : faire un procès (qu’elle aurait gagné, puisque c’est lui qui était dans l’adultère), exiger la garde des trois enfants ainsi qu’une pension alimentaire. Mais cela aurait impliqué de sacrifier ses ambitions intellectuelles, et elle ne pouvait s’y résoudre. Elle ne voulait pas ressembler à sa propre mère. C’est à croire qu’elle avait lu Le Deuxième Sexe ! A 28 ans, elle a donc préféré opter pour les études et, de fait, elle a enchaîné les diplômes par la suite : sciences politiques, psychologie, littérature, histoire de l’art…

Au fond, elle s’est choisie…

Oui. Et ça, c’est magnifique.

Gisèle Halimi, dans un ultime conseil aux filles, disait : « Osez être égoïstes ! »…

Et Virginia Woolf les conjurait d’avoir « une chambre à soi ». Quelle magnifique formule ! Traditionnellement, les femmes ont eu trop tendance à taire leurs envies, à étouffer leurs rêves, à s’effacer derrière les autres, parents, mari, enfants, et à se mettre à leur service. J’insiste, moi aussi, sur cette idée auprès de mes élèves. Il faut savoir être égoïste pour exiger ce temps à soi, cet espace à soi, que requièrent notamment la création et l’écriture.

Combien de temps vous a-t-il fallu pour comprendre et qualifier d’« admirable » l’attitude de votre mère ?

En fait, c’est très nouveau. J’ai fait des « tranches » de psychothérapie dans ma vingtaine, ma trentaine, ma quarantaine pour décortiquer tout ça. Avec constance, mes thérapeutes évoquaient ma colère folle contre cette mère « indigne », et je répondais : « Mais pas du tout ! J’ai très bien compris et admis la situation… » Et c’est vrai que je n’ai jamais ressenti de colère contre ma mère. Pourtant, à près de 68 ans, il me faut bien admettre que ma rage est une lame de fond ; elle m’habite ; je coïncide avec elle ; et même je l’utilise. Je suis cette colère et cette rage. Elles sont le moteur de mon travail.

Quels furent vos premiers écrits ?

Des lettres ! Des lettres à ma mère ! Des lettres qui étaient des demandes d’amour et que je devais rendre passionnantes pour qu’elle m’aime, m’accepte et me pardonne. Je voulais lui prouver que je n’étais pas nulle, que je valais la peine. Et j’essayais de paraître intelligente en lui racontant une vie aussi intense et colorée que la sienne, qu’elle menait loin de nous. Chicago, Londres, Madrid, Majorque, Montréal… Sauf exception, nous n’avons plus vécu à moins de trois mille kilomètres de distance. C’est ça, aussi, l’origine de ma vocation de « femme de lettres ». J’aime tant cette expression… Il y a eu des hauts et des bas dans notre relation, des moments de crise et des temps de silence. Mais nous sommes réconciliées. Elle va avoir 90 ans le mois prochain. Et, depuis cinq ans, je l’appelle à nouveau maman : « Mom ».

Dans « Bad Girl, classes de littérature » [Babel, 2016], vous dites, vous adressant à vous-même, fœtus : « S’accrocher sera l’histoire de ta vie »…

J’ai ça : je m’accroche. Depuis toujours, j’ai dû apprendre à me cramponner. C’est ce qui explique que j’ai écrit beaucoup de livres. Souvent, les gens tâtonnent, passent d’une chose à l’autre. Pas moi. Flaubert disait : « L’inspiration, c’est la table. » Eh bien, je me suis vraiment accrochée à ma table de travail.

Parce qu’écrire était une bouée de sauvetage ?

Disons qu’il y a eu plusieurs phases. J’ai toujours été « addict » à la littérature. Et d’abord comme consommatrice. Dès que j’ai su lire couramment – à 4 ans et demi, grâce à mon frère aîné, qui m’enseignait ce qu’il apprenait à l’école –, j’ai adoré cette façon d’être ailleurs, avec d’autres gens, dans d’autres vies, en tout cas, pas dans la mienne. J’ai très vite écrit des poèmes, et j’ai rêvé, dans une sorte de désir malsain, de devenir écrivaine parce que cela me semblait chic et prestigieux. Au lycée comme à la fac, je m’inscrivais dans des ateliers d’écriture et tombais systématiquement amoureuse de mes profs. Rien ne me paraissait plus désirable que la fréquentation du milieu littéraire.

Au moins aviez-vous une passion au moment de l’adolescence…

Cela ne l’a pas empêchée d’être problématique, malheureuse et suicidaire. Le fait d’être assez jolie, heureuse d’attirer les regards des garçons, dans une époque de permissivité et de drogues, m’a conduite à me mettre en danger. J’avais un côté casse-cou, « même pas mal ». Et comme d’autres jeunes femmes, hélas, j’ai subi des abus sexuels et sombré dans l’anorexie. Une façon de déserter mon corps trop souvent agressé, tripoté, maltraité.

Et puis, à 20 ans, je suis venue en France pour une année d’études. J’ai plongé avec bonheur dans une autre culture, oubliant délibérément ma langue maternelle, que j’ai traitée en langue morte. C’était les années 1970, ma bande de copains normaliens dégurgitait la rhétorique marxiste à longueur de soirées et j’ai temporairement révisé mes rêves. Car le roman, réputé bourgeois, n’était plus en odeur de sainteté. Le mouvement des femmes est arrivé à point nommé. Je m’y suis engagée tout de suite, avec fougue, tellement heureuse d’être intégrée dans l’aventure des revues Sorcières et Histoire d’elles. J’y ai publié mes premiers textes, encouragée par des femmes brillantes, joyeuses, coquettes. Les femmes les plus géniales que j’aie vues de ma vie. Féministes !

L’histoire familiale ne vous menait-elle pas naturellement au féminisme ?

J’avais été jusque-là une sorte de fille à garçons, obsédée par le flirt et la drague, et me voilà soudain en train de dévorer les écrits de Simone de Beauvoir et d’Elena Gianini Belotti. C’était une nouvelle vision du monde. Mon féminisme a alors pris une teinte assez radicale : la différence entre les sexes était une construction sociale, le donné biologique ne jouait qu’un rôle insignifiant. Ensuite, grâce à d’autres lectures – Annie LeclercHélène Cixous, Carol Gilligan, mais aussi Charles Darwin –, j’ai compris que c’était plus compliqué que ça. Comment nier la programmation des gènes qu’on observe chez tous les primates ? Mais comme c’est difficile d’introduire de la nuance dans un discours féministe formaté !

L’irruption de #metoo a-t-elle changé la donne ?

Il était temps qu’on prenne conscience de la gravité et de l’ampleur des crimes sexuels ! Dans mon tout premier livre, paru en 1979, Jouer au papa et à l’amant, je dénonçais déjà les discours pédophiles de l’écrivain Gabriel Matzneff et du philosophe René Scherer, qui me donnaient de l’urticaire. A l’époque, on m’avait accusée d’incarner la répression morale. Je suis donc heureuse de ce bouleversement du discours public.

Mais je trouve que le féminisme ne doit pas se limiter à la sphère sexuelle. Où est le discours sur la guerre, la torture, les ventes d’armes, la fabrication des bombes nucléaires, les scénarios d’affrontements et de violence extrême observés partout dans le monde ? Où est la réflexion sur ces valeurs « viriles » qui gouvernent la planète et sont en train de la foutre en l’air ? A quand les questions de fond sur la domination masculine qui conduit au désastre ?

Vos livres, y compris vos romans, font toujours entendre les vibrations du monde…

Mais c’est fondamental ! Je m’offusque qu’une société à la fois riche et conquérante comme la nôtre nous incite à ne nous préoccuper que de notre nombril et de nos choix érotiques ! J’aime vivre avec des gens qui ont deux pays. L’exil offre une distance précieuse et impose l’inconfort, le questionnement, le tiraillement. Et quand on a deux langues, deux mots différents pour chaque chose, on perd toute certitude et on relativise…

Auriez-vous pu faire un autre métier que celui d’écrivaine ?

Musicienne peut-être… La musique m’est si indispensable. Mais j’aime mon métier d’écrivaine, même s’il est obsédant, frustrant, décourageant. Même si l’on n’est jamais content de soi et que la fameuse « muse » n’est pas toujours au rendez-vous. Je trouve que c’est une belle vie. D’une certaine façon, l’écriture m’a permis d’être maman, en me laissant du temps ; et la maternité a fait de moi une meilleure romancière, en m’ancrant dans la vie concrète.

La maternité, les amours, l’accomplissement artistique aident-ils à surmonter les traumas de l’enfance ?

La douleur des traumas reste à vif. Il y a toujours une petite fille qui hurle en moi. Je sais qu’elle est là, qu’elle me donne une énergie politique, une énergie littéraire, une énergie vitale exceptionnelles. J’ai l’impression qu’elle est in-tuable. Elle restera toujours là, à taper du pied, à crier, à menacer du poing… Vous savez, on peut être plusieurs choses en même temps. Une partie de moi est cette dame désormais âgée qui a vécu beaucoup de choses : elle parle politique, s’indigne des injustices, s’inquiète du changement climatique, essaie de communiquer et de créer… Et puis il y a cette petite fille que je chéris, car elle m’a tant apporté, mais qu’il me faut canaliser vers la littérature pour éviter qu’elle ne fracasse tous les objets de la maison.

Vous citez souvent votre ami le poète suédois Göran Tünström, disparu en 2000, qui interroge : « Qu’est-ce qui permet de continuer ? »

Il répond : « C’est le son, qui va et qui vient comme l’eau parmi les pierres. »

Mais vous ? Qu’est-ce qui vous anime ?

C’est l’amour. Il y a toujours des causes pour lesquelles j’ai envie de me battre, notamment l’écologie. Mais ce n’est pas ça qui me fait vivre. C’est vraiment l’amour. Avant de s’éteindre, en 2006, dans une unité de soins palliatifs, la philosophe Annie Leclerc a convoqué les gens qu’elle aimait pour leur dire au revoir et ce moment reste gravé en moi. Elle m’a regardée profondément dans les yeux alors que nous nous tenions les mains. Et elle a dit : « Nancy, n’oublie jamais que l’amour est effectif. Il existe, il agit, il transforme les gens. Tu m’as fait le cadeau de ton amour. Il me porte ! » Voilà. Je suis portée par des amours comme celui-là.

« Arbre de l’oubli » (Actes Sud, 320 pages, 21 euros) ; « Je suis parce que nous sommes, chroniques anachroniques » (Les Editions du chemin de fer, 120 pages).


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