jeudi 8 avril 2021

Psychiatrie en prison : «Je n’ai jamais vu autant de misère en vingt-cinq ans de carrière»

par Chloé Pilorget-Rezzouk et photo Edouard Caupeil  publié le 7 avril 2021

Anticipant son non-renouvellement, Cyrille Canetti démissionne de ses fonctions de chef du service médico-psychologique régional de la prison de la Santé. Rencontre avec une figure insurgée de la médecine en milieu carcéral.

«Ce matin, je cherchais mes bottes. En fait, j’étais droit dedans.» En exergue sur son compte Twitter, cette phrase du docteur Cyrille Canetti résume bien le bonhomme, figure respectée de la psychiatrie en milieu pénitentiaire. C’est d’ailleurs sur le réseau social, le 12 mars, que le chef du service médico-psychologique régional de la prison de la Santé (SMPR) a fait savoir qu’il quittait son poste : «Menacé de ne pas être renouvelé dans mes fonctions, j’ai donné ma démission de la fonction de chef du SMPR.» Un message suscitant une pluie de regrets et de soutiens par un cortège laudateur d’avocats, surveillants pénitentiaires, conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation, soignants en milieu carcéral, patients.

Rendez-vous est pris le lundi de Pâques, chez lui. Dans l’entrée, une réplique de Mona Lisa ; dans le salon, des livres empilés au sol, dont la Folie Canetti, consacré à son grand-oncle et prix Nobel de littérature Elias Canetti. D’emblée, le psychiatre, en jean et pull marine, glisse qu’il a le «trac». Canetti en a gros sur le cœur : «Si je voulais continuer dans mes fonctions de chef de service, il fallait que j’accepte de me taire sur un certain nombre de choses et j’en suis incapable.» Garder le silence signifierait «cautionner un système»pour ce fort en gueule, qui l’a toujours beaucoup ouvert. Trop, diront ses détracteurs, le trouvant plus «militant que praticien». L’homme est soucieux de défendre un accès aux soins digne et éthique pour les personnes détenues. Toujours animé par ce mantra : que jamais les murs de la prison ne se substituent à ceux de l’hôpital.

Huit prisonniers sur dix atteints d’au moins un trouble psychiatrique

Une page de vie se tourne pour celui qui fêtera bientôt ses 57 ans, dont près de la moitié à franchir les portiques de la détention. Trois semaines, teintées d’une palette d’émotions entre «grande tristesse, colère, humiliation et soulagement», furent nécessaires pour mûrir sa décision. Le psychiatre reconnaît avoir «des relations compliquées avec certains collègues médecins ou soignants à l’extérieur», a rencontré «des difficultés» ces derniers mois. Contacté par Libération, le Groupe hospitalier universitaire Paris psychiatrie & neurosciences, dont dépend le SMPR, confirme «la décision de non-renouvellement de sa chefferie», invoquant des motifs «d’ordre médical et managérial». Il précise néanmoins : «On n’est pas sur une mise à l’écart : Cyrille Canetti continue à travailler pour l’établissement.» Jeudi, c’était son dernier jour comme psychiatre en chef. Pour la première fois, le médecin est rentré chez lui avec le téléphone du service dans la poche… L’acte manqué déclenche un éclat de rire. Volubile, il sert le café dans une tasse floquée «Maison d’arrêt de la Santé», établissement mythique du cœur de la capitale où il aura donc passé sept ans de sa vie.

Canetti quitte son poste, lourd de ce constat : il n’y a jamais eu autant de fous derrière les barreaux. «Aujourd’hui, on a des gens en cellule qu’on n’imaginerait pas ailleurs qu’à l’hôpital psychiatrique. Certains se rasent à moitié la tête, d’autres soliloquent en permanence, bavent à cause des médicaments… Si on décide que la prison est le lieu où on met les gens dont on ne sait plus quoi faire, il faut le dire ! Avant la fermeture de la Santé [pour des travaux de rénovation de 2014 à 2019, ndlr], on faisait environ 11 hospitalisations psychiatriques par an. Depuis la réouverture, on en fait entre 30 et 35», tempête le praticien, qui refuse de créer «une zone bis de la détention qui permettrait d’incarcérer les fous et délivrerait in fine le message que la prison peut s’en occuper». Alors que huit prisonniers sur dix souffrent au moins d’un trouble psychiatrique et près d’un quart de troubles psychotiques, la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté de l’époque, Adeline Hazan, alertait en novembre 2019 sur leur prise en charge en détention.

L’homme aux yeux rieurs et à la chevelure blanchie raconte cette «exclusion au carré» des aliénés, qu’on condamne et incarcère de plus en plus au lieu de les soigner à l’extérieur. La faute à la paupérisation de la psychiatrie publique, au manque de lits et de bras, aux locaux vétustes… Les rapports se succèdent et se ressemblent, dessinant un état des lieux alarmant. La psychiatrie s’est «déshumanisée», pointe sévèrement Canetti : «Il y a une évolution vers la stigmatisation de la folie et du malade mental, qu’on perçoit d’abord comme quelqu’un de dangereux avant d’être quelqu’un en souffrance. La psychiatrie participe aujourd’hui au contrôle social, elle est souvent coercitive.» Désormais, dénonce-t-il, l’alternative pour les malades se résume trop souvent à «la rue ou la prison».

«Si vous n’êtes plus en colère, vous êtes mort»

Ces dernières années, il a vu défiler à l’ombre des murs une population en détresse croissante, parmi laquelle migrants et grands précaires, dont «les parcours de vie cabossés» se conjuguent à «une délinquance de survie» «Je suis très frappé actuellement du nombre de personnes qui sont incarcérées car elles ont volé qui trois pommes, qui une bouteille de whisky, dans un dénuement total et absolument incapables de se maîtriser.» Le tableau qu’il dresse de la prison est sans appel : «Je n’ai jamais vu autant de misère en vingt-cinq ans de carrière. Et ne parlons pas des conditions de sortie…» De cet endroit, il connaît par cœur les odeurs, le langage, les difficultés et les frustrations. Les sentiments d’injustice et de colère aussi portés par ses patients. Il les conseille ainsi : «Soyez en colère, faites en quelque chose de productif qui va vous aider à supporter. Si vous n’êtes plus en colère, vous êtes mort.»

Certains récents événements l’ont particulièrement marqué. Comme ce jeune homme, envoyé à l’hôpital psychiatrique pour être soigné, et qui de retour en taule lui confie, heurté : «Ce matin, j’ai été piqué et attaché sur mon lit.» Canetti s’en indigne, on lui répond «qu’il ne présentait plus de troubles psychiatriques, mais était un peu opposant». Ou cet autre patient, la trentaine, suivi en psychiatrie pendant dix ans. Le garçon souffre d’une psychose chronique et d’une pathologie neurologique entraînant des comportements incontrôlés (vols, fugues, masturbation en promenade…). En deux ans, le psychotique a fait une dizaine d’allers-retours entre l’hôpital et la Santé. «Non seulement cette personne n’est pas responsable de ces actes, mais elle est de toute évidence inaccessible à la sanction pénale», déplore le psychiatre, qui fustige sans détour «l’ineptie»d’une justice «capable d’envoyer cette population en prison». Autant de situations qui rendent à présent impossible, défend-il, son exercice en milieu carcéral : «Notre rôle est vraiment de faire en sorte que les personnes détenues aient exactement la même qualité de soins qu’à l’extérieur, indépendamment des pressions judiciaires, pénitentiaires et sociales. Nous sommes là au service de la personne, pas de la société, même si leurs intérêts peuvent se rejoindre.»

D’aucuns lui reprochent de ne pas se remettre en question. Lui se dit, à l’inverse, en réflexion continue sur sa pratique : «Je passe mon temps à réfléchir à comment restituer à la personne incarcérée son identité, à comment ne pas l’infantiliser… La prison est un lieu de violence et de pouvoir, c’est un concentré d’arbitraire. Partout où il y a du pouvoir, il y a un risque de se laisser embarquer. Les dangers sont multiples : l’habitude, le jugement, la lassitude… Beaucoup de choses peuvent nous menacer dans notre éthique.» Il y a une image qu’aime mobiliser ce professionnel pour dire l’importance de rester vigilant dans les lieux d’enfermement. Appelons ça l’analogie de la serviette. On file à l’eau, la serviette posée sur le sable. On est convaincu à la sortie, d’être toujours en face de son bout de tissu. On n’a pas remarqué les courants latéraux qui nous ont fait dériver insidieusement. «Bref, on n’est plus là où on pensait être», dit ce fils d’une mère au foyer et d’un ingénieur devenu plombier. Régulièrement, Canetti vérifie qu’il est bien en face de sa serviette.

Assurer la continuité des soins

Parmi les moments marquants de sa carrière, l’un remonte au 7 avril 2010. Onze ans, jour pour jour, mercredi. C’est sa prise en otage par un de ses patients : Francis Dorffer. Le Mosellan d’alors 26 ans, «détenu particulièrement signalé» et baluchonné d’une prison à l’autre, avait une revendication : qu’on le transfère dans un établissement plus proche des siens dans l’Est. Cinq heures trente d’un face-à-face dans un bureau exigu de la prison, dont le médecin garde «un souvenir ému». Un jour, on a demandé à Cyrille Canetti s’il pensait être efficace en tant que psychiatre. Il réfléchit : «Si être efficace, c’est faire en sorte que les gens puissent sortir de prison en prenant le métro avec un attaché-case et en veillant à ne pas marcher sur le SDF qui est par terre, non, je ne pense pas être efficace. Mais est-ce vraiment ça, mon métier ?»

Cyrille Canetti est venu à la psychiatrie après avoir tenté la chirurgie, en vain. Il a ensuite passé un diplôme de criminologie. Peut-être cet intérêt pour «la folie» vient-il aussi de la schizophrénie de son frère aîné ? «Lorsqu’il voit un pigeon mourir dans la rue, il lui donne son blouson», confiait-il à Libération qui lui tirait le portrait en 2004, alors qu’il travaillait au centre des jeunes détenus de Fleury-Mérogis. A moins qu’il ne remonte à ces départs en vacances, quand la petite famille longeait en voiture la maison d’arrêt de Fresnes. «Mon père lançait : «Vous voyez les enfants, derrière les barreaux il y a des gens, et vous vous partez en vacances.»»

S’il quitte la détention, Cyrille Canetti continuera d’exercer au sein de la consultation extra-carcérale de l’hôpital psychiatrique de Sainte-Anne avec «la volonté d’étendre celle-ci aux familles et aux enfants». Lancé en 2014 à l’occasion de la fermeture de la Santé, ce service vise à assurer une continuité des soins aux sortants de prison de la région parisienne. Il dit : «Avec l’équipe, on a voulu créer une piste d’atterrissage.» Entre perte de repères et rupture des liens sociaux, la redécouverte du dehors est souvent «un moment difficile». Une façon pour le psychiatre, même dehors, d’être encore un peu en lien avec le dedans.


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