jeudi 8 avril 2021

Dans « Le Temps des mains », Laurent Goldring explore les replis du corps


 





Par   Publié le 21 mars 2021

Le plasticien français se penche sur les gestes nés de la pandémie de Covid-19, qu’il capte en gros plans, faisant surgir une drôle d’intimité, presque effrayante.

« Sans titre,  Videostill » (2020), de Laurent Goldring.

« Le Temps des mains ». Ce titre, celui de la nouvelle collection de photos et de vidéos réalisées par le plasticien Laurent Goldring autour des gestes que l’on effectue pour se laver les mains, trotte dans la tête. A chaque fois désormais que l’on exécute ce nettoyage devenu répétitif, Covid-19 oblige, on observe d’encore plus près la façon dont on les frotte et entremêle. Dessus, dessous, bien profondément entre les doigts comme on nous a réappris à le faire, cet automassage, dégoulinant de gel hydroalcoolique que l’on sniffe au passage, histoire de se réanimer sous le masque, prend des allures de chorégraphie compulsive.

Lancé au tout début de la crise sanitaire, ce chapitre ouvre une dimension mythologique dans l’ère perturbée que nous traversons depuis un an. Il intègre ces mouvements routiniers pétris de méticulosité dans un rituel collectif à distance. « J’ai d’abord envoyé un message à des amis en leur demandant, si cela les intéressait, que je les filme sur Skype en train de se laver les mains comme ils le font tous les jours, explique le vidéaste et photographe. J’ai ensuite parfois repris certains gestes en filmant mes propres mains. »

 On peut d’ailleurs suivre le processus des prises de vues sur le site de la Galerie Maubert, à Paris, qui offre un panorama passionnant de l’œuvre de l’artiste. Petite musique typique d’un appel Skype. « Moteur, ça tourne ! », dit Goldring, qui donne des indications sur les façons de faire en français ou en anglais à ses complices. « Presse plus fort, remonte les poignets, reste bien sur les doigts, les pouces sont un peu hauts… »

Propres et récurées

C’est donc le temps des mains, le temps des mains propres, récurées, pour éloigner les microbes et la pandémie. Véhicules de risque, de danger, elles se parent, sous l’œil acéré de Laurent Goldring, d’une affolante étrangeté. « Les mains sont comme nos corps, glisse-t-il. Elles manifestent une prolifération de formes, de couleurs, de textures, et finissent par ne plus se ressembler. » Zones bleuies par les veines dilatées, articulations roses, plissage de la peau plus ou moins fine et ridée, ces gros plans font surgir une drôle d’intimité, presque effrayante à force de scrutation.

Cette étude hypnotisante prolonge celles sur les corps et les visages qui ont fait connaître le vidéaste-photographe

Dans la cartographie du corps entamée depuis le milieu des années 1990 par Laurent Goldring, en complicité parfois avec des chorégraphes comme Xavier Le Roy ou Germana Civera, cette étude hypnotisante prolonge celles sur les corps et les visages qui ont fait connaître le vidéaste-photographe. Du Centre Pompidou, à Paris, au MoMA, à New York, en passant par la Fondation Gulbenkian, à Lisbonne, les travaux de cet artiste au nom cerclé d’or – « un peu trop doré d’ailleurs, et mes parents en ont rajouté avec mon prénom », s’amuse-t-il – sont immédiatement reconnaissables dans leur mise en scène d’un humain… méconnaissable.

Prenez par exemple l’image qui ouvre sa page sur le site de la Galerie Maubert. En noir et blanc, une masse de chair se dresse, pointant vers le haut. La confusion plane quand il s’agit d’identifier cette anatomie. « Le trouble vient du fait que, soudain, les épaules et les fesses peuvent être équivalentes, ou encore que les bras et les jambes sont presque identiques, commente Goldring. On ne sait finalement pas à quoi notre corps ressemble, et, en travaillant dessus, de posture en posture, on est à l’écoute de cet invisible du corps qui finit par apparaître. Tout mon travail consiste à quitter les normes de visibilité relayées par l’art. » 

Quant à la question du nu, Goldring lui règle son compte : « Il ne s’agit pas de mettre un corps nu sur un plateau, mais de montrer le corps lui-même, qui devient la scène d’événements physiques jamais vus. »

A l’origine de cette investigation longue durée, fascination sans cesse renouvelée, un constat et une question qui obsèdent Goldring. « Dans les années 1990, on disait que tout avait déjà été fait, qu’on ne pouvait pas inventer de nouvelles images, se rappelle-t-il. Je me suis donc attaqué à cette thématique lourde en m’appuyant sur une tradition épaisse : celle du nu. J’ai commencé à générer des images où l’on retrouve, bien sûr, des influences de Man Ray ou de Hans Bellmer, mais qui me semblent renouveler la vision du corps. »

Incarnation chorégraphique

Laurent Goldring, qui dessine et photographie depuis l’enfance, a d’abord fait des études à Normale-Sup, à Paris, puis au City College, à New York, avant d’être professeur de philosophie pendant quinze ans. Il « tombe sur la danse et ses expérimentations » au milieu des années 1990. Il rencontre Xavier Le Roy, figure de la scène conceptuelle, dont la pièce Self-Unfinished (1998) a été créée d’après la collaboration avec Laurent Goldring.

Entre vision plastique et incarnation chorégraphique, cette recherche prend ensuite différents noms et visages. Comme ceux des chorégraphes Benoît Lachambre et Louise Lecavalieravec lesquels il a conçu le fabuleux Is You Me (2008), ou encore celui de Maria Donata D’Urso.

« Ma rencontre avec Laurent, au début des années 2000, a été fondamentale, et a déclenché l’envie d’écrire mon premier solo Pezzo 0 (due), raconte la danseuse et chorégraphe. J’ai découvert avec lui comment mon corps pouvait devenir prolifique. Il y avait tout de même une ambiguïté dans la façon dont je devenais quasiment pour lui une matière pour la création de ses images. Parallèlement, mon mouvement se construisait sur l’écoute et les tensions sensibles du corps qui n’appartenait qu’à moi et pas au regard extérieur de celui qui était derrière la caméra. »

Ce processus, affiné avec le temps, semble couler de source pour le plasticien, qui a depuis cosigné de nombreux spectacles avec des chorégraphes. « Le protocole est clair, précise-t-il. J’organise des sessions où je filme en direct, tout en donnant des indications non-stop pendant que l’image se déploie devant moi et se construit à l’écran. Chacun est libre d’utiliser ce que nous réalisons ensemble, car nous sommes chacun auteur à 100 %. Mais il est évident que nous ne cherchons pas la même chose. »

Il évoque l’exemple de Collective Jumps (2015), conçu avec la chorégraphe Isabelle Schad, dans lequel les bras et les mollets nus d’un groupe de danseurs composent d’infinies modulations visuelles et rythmiques. « Isabelle travaille avec seize interprètes, et moi, avec soixante-quatre avant-bras et mollets, résume-t-il.Chacun de mes partenaires écrit d’ailleurs son propre texte sur les productions, car nous n’en parlons pas de la même manière. » Un point de vue qu’Isabelle Schad confirme : « Il n’y en a pas un qui prend le pouvoir sur l’autre, nous sommes à égalité dans le travail. Chacun approfondit sa propre quête à travers le regard de l’autre. Laurent m’a aidée à rendre plus visible, sur scène, la nature de ma recherche autour des formes biologiques et cellulaires. » 

Nourri par ces allers-retours avec la danse contemporaine, Laurent Goldring met actuellement au point avec Isabelle Schad un quatrième et nouvel opus intitulé Hands and Face, autour de gestes de camouflage et de sculpture du visage. Il a aussi proposé à certains chorégraphes de filmer un de leur solo préexistant en ne cadrant qu’une seule partie du corps. Parallèlement, il finalise la mise en ligne de ses œuvres sur le site du Centre national de la danse de Pantin (Seine-Saint-Denis), accessible courant avril. La danse, maillon magique.


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