samedi 3 avril 2021

Pascal Plantard, anthropologue : « A la faveur de la crise, parents et enseignants ont connu un rapprochement inédit »

Propos recueillis par   Publié le 2 avril 2021

La bascule dans l’enseignement à distance, pour freiner l’épidémie, a modifié les pratiques et les relations entre enseignants, parents et élèves, estime l’anthropologue. Des changements à avoir en tête, à la veille d’un reconfinement scolaire.

Une lycéenne passe un test en ligne à son domicile de Chisseaux près de Tours (Indre-et-Loire), le 27 mars 2020, au onzième jour du premier confinement.

Anthropologue, professeur des usages numériques à l’université Rennes-II, Pascal Plantard dirige M@rsouin, le plus important réseau de recherches francophone sur les usages des technologies.

Emmanuel Macron a annoncé la fermeture des écoles, collèges et lycées, cette fois-ci pour une durée déterminée. Mais comme lors du premier confinement, enseignants, parents et élèves se retrouvent face à un défi : étudier à distance. Cette « nation apprenante », que le gouvernement appelait à construire en mars 2020, existe-t-elle aujourd’hui ?

Il me semble qu’elle avance. La notion de « nation apprenante » est en train de s’installer dans la société. D’une part, on a pris conscience que notre forme scolaire joue comme un dispositif de reproduction des inégalités ; d’autre part, on est sorti de l’invocation du « miracle numérique » et de la « start-up nation » pour se rendre compte des différences d’usage. Ces deux prises de conscience sont un progrès.

Au sein de cette « nation apprenante », parents et enseignants ont, à la faveur de la crise, connu un rapprochement inédit. Sur un échantillon représentatif de la population française, 95 % des parents que nous avons sondés affirment avoir eu en 2020 des échanges réguliers avec des enseignants ; ils étaient 78 % à dire que ce n’était pas le cas un an plus tôt. C’est une vraie surprise.

De tous les débats qui agitent les « salles des profs », celui sur l’utilisation du numérique compte parmi les plus clivants, opposant souvent « anciens » et « modernes ». La crise sanitaire a-t-elle contraint les enseignants à faire leur mue numérique ?

Nos données de 2019 – antérieures au Covid-19, donc – montraient qu’un quart des enseignants était acculturé aux technologies numériques, qu’une moitié en faisait un usage simple, et qu’un quart n’en faisait pas (ou très peu) usage. L’enquête de 2020 a révélé que les 50 % médians ont basculé vers une utilisation bien plus importante du numérique. Parmi leurs motivations, la crainte de perdre le contact avec les élèves est citée prioritairement.

Reste un quart d’enseignants en vraie difficulté. S’il est très difficile de savoir ce qui se passe dans leurs classes, on identifie chez eux des « conflits de légitimité » : l’évolution rapide, forcée de leur métier les paralyse.

A-t-on évalué la manière dont ils ont réussi à faire cours à distance, en 2020 ?

La communauté scientifique est mobilisée sur ce sujet. On s’est rendu compte que l’enseignement à distance, en France, a connu deux phases. Une première phase de stricte reproduction de la forme scolaire, de mars aux vacances de printemps 2020, durant laquelle les enseignants ont voulu reproduire, mais à distance, l’organisation de la classe, la succession des cours, les contenus… Et ce en imaginant que les familles pourraient suivre, ce qui n’a pas été le cas. Par la suite, une seconde phase plus structurée les a vus mettre en œuvre ce que nous appelons la « scénarisation des cours ». Un enseignement radicalement différent. C’est un autre progrès à l’œuvre.

La crise les a aussi poussés à écouter les propositions des élèves. C’est ainsi que des « réseaux de jeunes » comme Snapchat ou Discord sont devenus des « réseaux de classe », en particulier pour communiquer avec les élèves les plus isolés, en risque de décrochage. Cette incorporation pédagogique des pratiques des élèves est un autre effet de la crise.

La capacité des enseignants à travailler en ligne a donc globalement progressé. Mais que sait-on de la capacité des élèves ?

Il est très difficile, aujourd’hui, d’être péremptoire sur le niveau des élèves. Laissons aux chercheurs le temps de l’évaluer. Ce que l’on sait, c’est que les élèves ont vécu des situations hétérogènes ; certains ont été très bien accompagnés [par leurs enseignants],quand d’autres témoignent de situations d’abandon ayant duré plusieurs semaines.

Dans un rapport publié le 18 mars, la Cour des comptes chiffre à 600 000 le nombre d’élèves « en rupture numérique ». Qu’a-t-on fait pour la réduire ?

Il y a eu des initiatives d’équipement à l’échelle des établissements qui ont sollicité les élus locaux. Mais cela ne concerne pas tous les territoires. Des familles en difficulté en 2020 vont encore l’être en 2021.

Nul n’ignore le rôle central que les parents ont à jouer pour réguler les pratiques numériques de leurs enfants. Comment s’en sortir quand l’école à distance impose aux jeunes de rester connectés quotidiennement ?

C’est compliqué pour le parent, d’autant que l’école n’est pas la seule à stimuler les enfants avec des biens et des services numériques. Le mythe des « digital natives » continue aussi de circuler. Il conduit certaines familles, souvent les plus vulnérables, à se dessaisir des pratiques numériques de leurs enfants. « C’est une histoire de jeunes », « Ils sont naturellement doués pour les technologies » : ces constats sont erronés. Avec la crise du Covid-19, on est passé à un dessaisissement éducatif partagé par beaucoup de parents. Cette problématique s’est imposée dans les familles, quel que soit le niveau de vie ou d’éducation. Il faut en tenir compte à la veille d’un reconfinement.

Quels conseils donneriez-vous aux parents pour aborder cette période sans école ?

Ne faisons pas du numérique un sujet de conflit permanent : c’est le principal conseil que je donnerais aux parents. Au-delà du suivi scolaire, intéressez-vous aussi à ce que font vos enfants avec leurs écrans. C’est compliqué, sans doute, surtout quand ils sont adolescents. Avoir un temps d’« écran partagé » en famille implique de le négocier, mais c’est aussi le rôle des parents. Partagez votre cyberculture, vos expériences des environnements numériques : voilà comment on peut recréer du lien entre les générations. Et il me semble qu’on en a, aujourd’hui, particulièrement besoin.


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