lundi 5 avril 2021

La pandémie de Covid-19 a créé un « baby flop » mondial

Par  et   Publié le 4 avril 2021

La crise sanitaire s’est traduite par une baisse de la natalité en 2020, parfois inégalée depuis la seconde guerre mondiale, en particulier dans les pays développés.

Une vendeuse se repose dans un magasin de jouets à Erevan, le 28 mai 2020.

L’impact du Covid-19 sur la population mondiale ne se mesure pas seulement à l’augmentation vertigineuse du nombre de décès, il se lit aussi dans une natalité en berne. La crainte d’un avenir incertain et les répercussions économiques immédiates de l’actuelle crise sanitaire ont freiné le désir d’enfant, le renvoyant au minimum à plus tard. La première vague de contagion et les confinements du printemps 2020 dessinent donc comme un accroc dans les courbes démographiques neuf mois plus tard, à partir de novembre. Il ne s’agit, cependant, que d’estimations ou de premières statistiques : dans ce domaine aussi, le monde est bien inégalement desservi.

Au total, les berceaux manquants devraient se compter par millions, de façon inégale. La pandémie n’a pas frappé avec la même violence partout, ni suscité les mêmes angoisses dans les pays qui se sont détournés des maternités et dans ceux où elle a interrompu l’accès à la contraception.

A partir de la base de données sur la fertilité humaine des instituts de démographie de l’université de Vienne, en Autriche, et de Max-Planck en Allemagne, Tomas Sobotka et son équipe de chercheurs se sont penchés sur les derniers chiffres rendus publics par 34 pays. Ils soulignent que chez quinze membres de l’Union européenne, la natalité plonge en moyenne de 3 % en octobre, 5 % en novembre, puis de 8,1 % en décembre 2020 (les données que nous rapportons sont systématiquement indiquées par rapport à l’année précédente ou à la période correspondante un an plus tôt). Avec des chutes en janvier 2021 de 10,3 % en Russie, 23,3 % à Taïwan entre autres, « les spéculations initiales sur un éventuel baby-boom se sont largement dissipées », écrivent les auteurs de cette étude. Ils pronostiquent un effet « baby flop » en 2020, suivi d’un « baby crash » en 2021 en Europe, dans l’est de l’Asie et aux Etats-Unis.

Déclin démographique

Il est trop tôt pour des statistiques globales américaines, mais plusieurs études convergent sans surprise sur l’effet redoutable du SARS-CoV-2 sur la natalité. Philip Cohen, de l’université du Maryland, annonce une baisse de 3,8 % en Floride et dans l’Ohio en 2020. Il note surtout une chute de 6 % en novembre, puis de 8 % en décembre, conséquence des premiers effets sociaux de la pandémie. Les comtés où la contamination et les limitations de la mobilité ont été les plus fortes sont aussi ceux où les déclins sont les plus marqués. Le chercheur rapporte que neuf Etats qui disposent de bilans mensuels ont enregistré une baisse de 5 à 10 % pour les deux derniers mois de l’année.

Une analyse de la Brookings Institution, révisée en décembre, anticipe, pour sa part, 300 000 naissances en moins. Une autre, réalisée par la chaîne CBS News sur 32 Etats, fait apparaître en mars un déficit de 95 000 naissances, alors que 2019 avait déjà enregistré une baisse de 1 %, le chiffre le plus bas depuis trente-cinq ans.

Le Covid-19 a précipité vers le déclin démographique les pays qui avaient déjà glissé sur cette pente depuis longtemps. L’Europe méridionale en est l’illustration. Tandis que le Vieux Continent a un indice de fécondité moyen de 1,6 enfant par femme en âge d’en avoir – le seuil de renouvellement des générations se situant à 2,1 –, la Grèce ne dépassait pas 1,35 en 2018 ; l’Italie, 1,29 ; l’Espagne, 1,26. Selon les chiffres de l’Office grec des statistiques, il est né dans le pays 100 000 enfants en 2012, 90 000 en 2016, 85 605 en 2020, avec un recul de 6,5 % en novembre et en décembre 2020.

Pour l’heure, c’est l’Espagne qui détient le record : son taux de natalité plonge de 20,4 % en décembre, 20 % en janvier 2021. L’Institut national de la statistique a dénombré 24 061 nouveau-nés en janvier pour une population d’un peu plus de 47 millions d’habitants. Ce sont les chiffres les plus bas depuis 1941. Reste à savoir si les jeunes adultes, les plus victimes de la précarité et du chômage, ont décidé de remettre à plus tard leur souhait de fonder une famille ou bien l’ont abandonné.

La France reste le pays le plus fécond d’Europe en 2020

« Le Covid pourrait creuser l’écart entre les pays du nord de l’Europe et ceux du Sud, observe Gilles Pison, professeur au Muséum national d’histoire naturelle et chercheur associé à l’Institut national d’études démographiques (INED). Ils sont les plus touchés par la pandémie, les politiques familiales de soutien y sont moins fortes et les populations moins fécondes. » La France a été l’un des premiers pays à publier des chiffres significatifs sur le décrochage des naissances. En décembre et janvier, la dégringolade est sévère avec des baisses de 7,2 %, puis 13,5 %. Cependant, son exemple laisse à penser que les taux pourraient fluctuer dans les prochains mois, explique Gilles Pison, car la courbe se redresse en février. A l’image du moral des Français qui retrouvaient une liberté de mouvement en mai. Et le pays, où 736 000 enfants ont vu le jour, reste le plus fécond d’Europe en 2020.

Manifestement, les pays moins bousculés par la pandémie le sont aussi dans leur démographie. La base de données de l’université de Vienne constate une certaine stabilité au Danemark, en Finlande et en Norvège. L’Islande, qui déplore 29 décès, compte 4 530 nouveau-nés en 2020, 100 de plus qu’en 2019. La différence n’est pas significative, note Asgeir Haraldsson, professeur de pédiatrie à l’université d’Islande. Et l’indice de fertilité – 1,75 enfant par femme – inquiète les autorités ; le gouvernement a allongé le congé parental à douze mois.

Aux Pays-Bas, le Bureau central a dénombré 168 000 naissances en 2020, soit une baisse de 1 %. Avec la hausse de la mortalité et la diminution de l’immigration, les prévisions démographiques conduisant à une population de 19 millions d’habitants en 2038 (pour 17,3 millions aujourd’hui) devront peut-être être révisées.

« Contexte général anxiogène »

Dans de nombreux pays, il va falloir attendre au moins 2022 pour avoir une vue précise, faute de statistiques. C’est le cas par exemple en Belgique, où les démographes ne se prononceront pas avant. Mais ce contretemps n’empêche pas de voir s’esquisser une probable évolution, car la tendance s’inscrit à la baisse depuis des années. « Le contexte général était déjà anxiogène avec la crise climatique, le terrorisme, les problèmes économiques, souligne Thierry Eggerickx, professeur de démographie à l’université de Louvain. La crise sanitaire n’est sans doute pas propice à une amélioration. »

En Pologne, où le nombre d’enfants par femme en âge d’en avoir ne dépasse pas 1,4 en moyenne, la natalité a encaissé un nouveau coup dur en raison de la situation économique par temps de Covid-19 et de la faiblesse des aides aux ménages. Elle est tombée à son plus bas niveau depuis la seconde guerre mondiale avec 347 000 naissances durant les douze derniers mois. Exception notable, le confinement imposé au printemps a été mis à profit en Roumanie : 15 857 enfants sont nés en décembre, 2 103 enfants de plus qu’en novembre.

Dans cette région d’Europe, la situation est assez contrastée. La baisse des naissances se poursuit en Bulgarie et en Slovénie sans accélération particulière. La chute est nette, en revanche, en janvier en Serbie – 8,5 % – et en Hongrie – 9,4 %. Dans ce dernier pays, où ce sujet constitue déjà une préoccupation politique majeure, la courbe est cependant repartie à la hausse en février, la baisse atteint donc 3,4 % pour les deux premiers mois de l’année. Le retour au pays de nombreux citoyens d’Europe de l’Est, que semble avoir favorisé la crise sanitaire, produira peut-être un effet de rattrapage sur l’évolution démographique.

Le décalage dans le temps pose question désormais

Le quasi-confinement de l’Allemagne jusqu’à début mai n’a pas eu d’effet tangible sur les taux de natalité mensuels, restés dans leur fourchette habituelle, selon l’office fédéral des statistiques Destatis. Environ 182 000 naissances ont été enregistrées entre décembre 2020 et février, soit 0,8 % de plus. Cependant, toujours durant ces trois mois-là, une coupure distingue les Länder de l’ancienne RDA où la natalité faiblit de 3,8 %, tandis qu’elle augmente de 1,7 % dans ceux de l’Ouest.

Officiellement, le Royaume-Uni ne dispose pas de données globales, mais des études et des indices laissent présager moins de bébés. Ainsi, à partir des données médicales de 80 hôpitaux publics d’Angleterre et du pays de Galles, la chaîne de télé Sky News a repéré que le nombre d’échographies à douze semaines avait baissé de 4 % en 2020, alors que les services de maternité étaient restés ouverts pendant la pandémie. Dans cette partie du territoire britannique, le taux de fécondité de 1,6 serait au plus bas depuis 2001 – avant l’apport de la vague d’immigration en provenance d’Europe de l’Est –, selon une étude publiée en mars par le Centre for Population Change de l’université de Southampton. Ses auteurs estiment qu’il pourrait atteindre 1,45 d’ici à 2023 si la pandémie se prolonge et si la crise économique rend plus difficile la création d’un foyer familial.

Mais n’y a-t-il pas un risque de faire peser sur le Covid-19 plus de conséquences qu’il n’en a déjà ? Le Canada a connu une croissance démographique de 0,4 % en 2020, la plus faible depuis la première guerre mondiale, tandis qu’elle est en baisse de 3 % au Québec. Mais ce phénomène est à relier à la chute importante du nombre d’immigrants admis dans le pays depuis le début de la crise sanitaire. « Ça nous semble l’hypothèse la plus probable, car 33 % des bébés nés au Québec viennent de couples comptant un immigrant », assure Chantal Girard, démographe à l’Institut de la statistique du Québec. Quant au Covid-19, « cela prendra plusieurs années pour mesurer son effet réel sur le taux de fertilité et voir si ces naissances seront reportées à 2022 ou 2023 ou carrément annulées ». Ce décalage dans le temps qu’ont souvent observé les démographes par le passé pose question désormais. Car la conception d’un premier-né intervenant chez des parents de moins en moins jeunes, le projet risque d’être compromis.

Le spleen des pays développés a atteint aussi l’Asie

L’Amérique latine est elle aussi soumise au grand bouleversement de 2020. Au Brésil, dans le chaos du coronavirus sont nés 2,6 millions d’enfants, 6,2 % de moins selon les données du Portail de la transparence des notaires. Dans les Caraïbes, le Covid-19 a vidé les maternités : moins 4,2 % de naissances à Cuba, recul de 3,3 % à Trinité-et-Tobago, alors que cette riche République pétrolière a été plutôt épargnée par le virus. Sur l’île de Porto Rico, c’est un effondrement inédit : – 12,4 %. « La pandémie a aggravé un problème qui existait déjà », analysait, dès octobre 2020, José Carabello, démographe à l’université de Porto Rico.

Le spleen des pays développés soumis aux difficultés économiques, confinés, isolés, privés d’occasions de se rencontrer s’agissant des jeunes générations, empêtrées dans le casse-tête de la scolarité à la maison, a atteint aussi l’Asie. Au Japon, qui se trouve sur une trajectoire déclinante depuis les années 1970, le nombre de naissances a atteint 872 683 en 2020, en recul de 25 917, un niveau jamais vu depuis le début de l’enregistrement de cette statistique en 1899. La tendance pourrait s’accentuer, car le nombre de grossesses a diminué.

Dans les pays où les mariages précèdent le premier-né, 2021 ne s’annonce donc pas sous les meilleurs auspices. C’est le cas au Japon, où les unions sont en baisse de 12,7 % et en Corée du Sud aussi. La natalité y a chuté de 10 % en 2020. Moins de noces, plus de morts : « Le déclin naturel de la population pourrait s’accélérer », prévient Kim Su-yeong, de Statistics Korea.

Malgré la fin de la politique de l’enfant unique, la Chine connaît, elle aussi, les affres du déclin démographique. Selon le ministère de la sécurité publique, « seulement » dix millions de naissances y ont été enregistrées en 2020. Le bilan réel s’élève plus probablement autour de 12,5 millions, alors qu’il était encore de 15,23 millions en 2018. Les chiffres devraient être rendus publics en avril.

Difficultés d’accès à la contraception

Avec de telles cohortes, il serait bien imprudent de prédire aujourd’hui un effet notable sur l’évolution de la population globale. D’ailleurs, dans une grande partie de la planète, la question de la reproduction se pose tout à fait différemment. Pandémie ou pas, le gouvernement indonésien continue de mener campagne pour convaincre les couples de se marier plus tard et d’avoir recours à la contraception, espérant stabiliser ses 270 millions d’habitants.

A l’échelle du monde, le Fonds des Nations unies pour la population (Fnuap) alerte sur les douze millions de femmes qui n’ont pu avoir accès aux méthodes modernes de contraception et sur les ruptures de stock du printemps 2020. Cette parenthèse de plus de trois mois risque de se traduire par des grossesses non planifiées que l’agence onusienne estime approximativement à 1,4 million, voire davantage. Le Fnuap cite comme témoin une jeune femme de 32 ans de l’ouest du Népal, mère de quatre garçons et filles, enceinte d’un cinquième faute d’avoir reçu la contraception qu’elle reçoit sous forme d’injection.

En Inde, l’année 2020 pourrait rester comme un accident statistique qui marquera une courbe des naissances à la baisse depuis les années 1970. D’après la Foundation for Reproductive Health Services India, le confinement qui a paralysé à partir du 25 mars 2020 le pays de 1,38 milliard d’habitants, le deuxième plus peuplé du monde, pourrait avoir provoqué 2,4 millions de grossesses non désirées de plus qu’à l’ordinaire. Selon le programme de l’ONU sur le sida, le Covid-19 aurait limité l’accès à la contraception à 26 millions de couples indiens. Et l’ONG IPAS Development Foundation estime, pour sa part, que 1,85 million de femmes n’ont pas pu avorter alors qu’elles l’auraient souhaité, en raison de l’indisponibilité du système de santé. Selon l’Unicef, entre avril et décembre 2020, 20,1 millions d’enfants auraient ainsi vu le jour en Inde.

En Afrique, faute d’état civil complet, difficile de mesurer l’impact du Covid-19 sur la démographie. En revanche, on peut en déduire une dégradation des ressources par habitant, en raison de moindres investissements et envois de fonds des immigrés privés de petits boulots à l’étranger. « La contraception reste bien plus faible qu’ailleurs, la mortalité des enfants de moins de 5 ans a diminué, la croissance démographique va se poursuivre très très longtemps », pronostique Jean-Pierre Guengant, directeur de recherche émérite à l’Institut de recherche pour le développement, et auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet.


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