jeudi 15 avril 2021

De premiers embryons chimériques homme-singe ont été créés

Par   Publié ke 16 avril 2021

Deux équipes, l’une française, l’autre sino-américaine, ont cultivé durant trois à dix-neuf jours des embryons de macaques, dans lesquels ils avaient ajouté des cellules humaines. Si ces travaux offrent, à terme, la promesse de progrès biomédicaux, notamment pour la médecine régénérative, ils suscitent un profond questionnement éthique.

Vue au microscope d’un embryon chimérique de macaque comprenant des cellules humaines.

C’est un pas symbolique qui vient d’être franchi, en matière de recherches sur l’embryon. Certains parleront d’un risque de « transgression » ou de « brouillage des frontières » entre l’espèce humaine et les autres espèces animales. D’autres mettront en avant les perspectives de progrès scientifiques et biomédicaux ouvertes par ces travaux. Deux équipes, l’une française, l’autre sino-américaine, sont parvenues à créer des embryons chimères singe-homme. Plus précisément, elles ont introduit des cellules humaines dans des embryons de singe, qui ont ensuite été cultivés en laboratoire durant trois jours (pour l’équipe française) ou dix à dix-neuf jours (pour l’équipe sino-américaine). Les taux de cellules humaines intégrées dans les embryons de singe, cependant, sont restés très faibles dans la première étude, publiée le 12 janvier dans la revue Stem Cell Reports. Et modestes dans la seconde étude, publiée le 15 avril dans la revue Cell.

Ces travaux suscitent une salve d’interrogations, notamment sur les bénéfices escomptés et les risques de ces travaux, qui résonnent avec la révision en cours de la loi de bioéthique en France. L’article 17 du projet de loi entend encadrer les embryons chimères. C’est un des points de discorde : si l’Assemblée nationale veut autoriser l’adjonction de cellules humaines dans un embryon animal, le Sénat s’y oppose farouchement. Après deux navettes parlementaires, la commission mixte paritaire a échoué, en février, à trouver un compromis. Le texte devrait revenir en juin à l’Assemblée pour une dernière lecture.

« Ces recherches n’ont pas vocation à faire tout et n’importe quoi. Nous sommes très conscients de leurs enjeux biomédicaux mais aussi éthiques », assure Pierre Savatier de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) à Lyon, qui a coordonné l’étude française. Si le fameux article 17 était retenu, il autoriserait l’adjonction de cellules humaines dans un embryon ou un organisme vivant animal. En revanche, « nous sommes tous d’accord pour interdire le paradigme inverse, qui consisterait à injecter des cellules animales dans un embryon humain », insiste le chercheur.

Pallier la pénurie d’organes

« Chimère » : le mot peut effrayer. Il évoque une créature fantastique à corps de lion, tête de chèvre et queue de serpent. Mais pour les chercheurs, une chimère est « une entité biologique fabriquée par l’homme, où l’on mélange volontairement deux types de cellules, porteurs de génomes différents », précise Pierre Savatier. De fait, les chimères animal-homme sont au cœur de la recherche biomédicale depuis des décennies – sans qu’on s’en émeuve. Par exemple, les chercheurs injectent des cellules tumorales humaines chez des souris pour étudier la biologie des cancers et l’efficacité de nouveaux traitements.

Les premiers embryons chimères datent de 1969 : il s’agissait d’embryons caille-poulet, créés par la biologiste française Nicole Le Douarin. En 1984, des embryons chèvre-mouton étaient produits ; en 2010, des embryons souris-rat… En 2017, l’équipe de Juan-Carlos Izpisua Belmonte, du Salk Institute en Californie, un des leaders du domaine, injectait des cellules souches humaines dans des embryons de porc, qui ont été cultivés vingt-huit jours. Mais les cellules humaines contribuaient très peu au développement des embryons. L’objectif ultime de ces travaux : produire des organes humains dans des élevages animaux, pour pallier la pénurie d’organes. Il faudrait alors créer un embryon génétiquement modifié de l’animal hôte, pour empêcher le développement d’un de ses organes. Cette carence créerait une niche pour les cellules humaines, qui coloniseraient l’espace vide et développeraient un organe humain. Ensuite, il faudrait implanter cet embryon chimère dans un utérus de cochon pour qu’il donne naissance à l’animal porteur d’organes humains. Pour l’heure, « ce scénario relève de la science-fiction », note Pierre Savatier.

Les deux nouvelles études décrivent les premiers embryons chimères singe-homme jamais obtenus. Les deux équipes ont eu recours à des « cellules souches pluripotentes induites » (cellules iPS). En clair, ce sont des cellules produites en laboratoire à partir de cellules de la peau adulte. Ces dernières ont été génétiquement reprogrammées pour revenir à un état très immature, non spécialisé. Elles ont alors le potentiel de se spécialiser en n’importe quelle cellule du corps humain. Cette reprogrammation a valu à son inventeur, le Japonais Shinya Yamanaka, le prix Nobel de médecine en 2012.

La loi de bioéthique actuelle date de 2011

On compare souvent ces cellules iPS aux véritables cellules souches embryonnaires humaines (cellules hES), obtenues à partir d’embryons humains âgés de cinq jours. Cellules iPS et hES sont toutes deux « pluripotentes » : elles peuvent se différencier en n’importe quel tissu de l’organisme. « Elles sont semblables, mais pas tout à fait identiques », observe Frank Yates, responsable du laboratoire CellTechs (Sup’Biotech - CEA). Sur le plan législatif, le distinguo est crucial. « Les cellules hES nécessitent la destruction d’un embryon humain. Elles sont, et c’est bien normal, très encadrées », souligne Frank Yates. La loi de bioéthique actuelle date de 2011. « Elle interdit clairement d’injecter des cellules animales dans un embryon humain, explique Pierre Savatier. Et interdit probablement – sans consensus entre juristes – d’injecter des cellules hES dans un embryon animal. » Mais elle ne traite pas des cellules iPS : ce qui n’est pas interdit est donc autorisé.

L’équipe française a voulu comparer les taux de chimérisme entre différentes espèces animales. Les chercheurs ont donc injecté tantôt des cellules ES de souris, tantôt des cellules ES de macaque ou des cellules iPS humaines dans des embryons de lapin ou de singe. Résultats : avec les cellules ES de souris, 100 % des embryons de lapin et de singe étaient chimériques. Mais avec les cellules ES de primates (homme ou macaque), 20 % à 30 % seulement des embryons donnaient des chimères, qui n’intégraient que 2 à 3 cellules de primates.

L’étude publiée dans Cell, co-signée par Juan Carlos Izpisua Belmonte, montre de meilleurs taux de chimérisme singe-homme. Ce travail a bénéficié d’une technique décrite en 2019 par des équipes chinoises : elle permet de cultiver des embryons de macaques jusqu’à dix-neuf jours après la fécondation. A ce stade du développement, la plaque neurale commence à s’invaginer chez les primates – mais on est bien loin d’un système nerveux fonctionnel.

« Trois lignes rouges à ne pas franchir »

Les chercheurs ont injecté 25 cellules iPS humaines dans 132 embryons de macaques âgés de six jours. Résultats : au jour 9, plus de la moitié des embryons étaient chimériques ; au jour 13, ils étaient encore un tiers. Ensuite, le nombre d’embryons survivants chutait : ils n’étaient plus que 3 au jour 19. En outre, « le taux de cellules humaines ne dépasse pas 5 % à 7 % des cellules de l’embryon chimère », relève Pierre Savatier. Les chercheurs ont commencé à identifier les signaux du dialogue qui s’instaure entre les cellules des deux espèces. Les expériences ont été conduites en Chine ; le Salk Institute, lui, a effectué les analyses bio-informatiques.« L’objectif de Belmonte est clairement de trouver pourquoi il n’arrive pas à produire un pancréas humain chez le cochon, ce Graal de la médecine régénérative », indique Hervé Chneiweiss, président du Comité d’éthique de l’Inserm.

Dans Le Monde du 9 mars 2021, un collectif de chercheurs (dont Pierre Savatier et Frank Yates) listait les retombées, à court ou moyen terme, de l’étude des embryons chimères. Ces travaux devraient aider à « déchiffrer les mécanismes du développement embryonnaire sans utiliser les embryons humains “surnuméraires”avec, pour finalité médicale, l’amélioration des technologies de PMA ; (…) ; étudier la toxicité de composés chimiques ou de nouvelles molécules thérapeutiques sur les cellules humaines au sein d’un organisme vivant ; à plus long terme, produire des tissus et organes humains pour la transplantation. » Et de conclure : « La nouvelle loi relative à la bioéthique doit les encadrer mais pas les interdire. »

Les encadrer, oui. Le 28 juillet 2018, le Conseil d’Etat identifiait trois risques principaux liés aux embryons chimères animal-homme : « Le risque de susciter une nouvelle zoonose [une infection qui se transmet des animaux vertébrés à l’homme et vice‐versa] ; le risque de représentation humaine chez l’animal ; et le risque de conscience [en cas de migration des cellules humaines vers le cerveau de l’animal] ». Selon Pierre Savatier, il s’agira aussi de veiller à ce qu’aucune cellule humaine ne se différencie en gamètes (cellules sexuelles) dans l’embryon animal. D’où les « trois lignes rouges à ne pas franchir » : la contribution des cellules souches humaines à la formation du cerveau, des gamètes ou de l’apparence de l’animal. Trois écueils que le bio-éthicien Henry Greely, de l’université Stanford, résume par « Brain, balls, and beauty ». Quant au risque de transmission de maladies virales, bien réel, il faudra impérativement le maîtriser. L’équipe de George Church, à l’université Harvard, a d’ores et déjà produit des cochons génétiquement modifiés chez qui les « rétrovirus endogènes » (des séquences génétiques issues d’anciens virus qui ont été intégrées dans le génome de l’animal) ont été éliminés.

Pour l’heure, ces interrogations restent théoriques. « Mais la recherche dans ce domaine est incroyablement dynamique », note Frank Yates. D’où l’importance d’une réflexion éthique dès à présent. Le débat, en effet, « deviendra bien plus complexe si ces chimères (…) ne restent pas des embryons in vitro, mais sont implantées [dans un utérus animal] et deviennent des fœtus donnant naissance à des créatures vivantes. (…) Nous devons commencer à réfléchir à cette possibilité », écrivent dans Cell Henry Greely, de l’université Stanford, et Nita Farahany, de l’université Duke. « Compte tenu de la sensibilité possible du public à ces sujets, une délibération publique est essentielle », estime Hervé Chneiweiss.

A ce jour, ajoute-t-il, « il n’existe aucune raison morale sérieuse d’interdire la greffe de cellules humaines à un embryon animal. Les sénateurs introduisent une grave confusion en voulant interdire ces chimères de rechercheIl s’agit là de recherches fondamentales, qui visent à comprendre les conditions du développement et de la différenciation des cellules humaines. Elles n’ont rien à voir avec la loi de bioéthique, qui encadre les recherches sur l’embryon humain et les techniques de PMA de futurs enfants humains. Dans ce dernier cadre, il est effectivement légitime d’interdire toute adjonction de cellules animales ».


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