jeudi 18 mars 2021

« La fête est une nécessité pour le lien social, d’autant plus quand celui-ci est en train de se faire, pendant la jeunesse »

Publié le 17 mars 2021

L’anthropologue Emmanuelle Lallement réfléchit aux transformations du festif en temps de pandémie. Elle a répondu à vos questions.

Des jeunes gens attablés dans un restaurant de Jérusalem, le 11 mars 2021.

Depuis un an et le début de l’épidémie de Covid-19, il a bien fallu apprendre à faire avec, à s’accommoder de ce que l’on subit pour tenter, malgré tout, de continuer à vivre notre vie. Pour le meilleur et pour le pire, comme il est coutume de dire. Comment faire en sorte de continuer à profiter de certains aspects de la « vie d’avant », malgré l’introduction des restrictions et autres gestes barrières ? Qu’est-ce qui a changé ? Quelle était votre vie sociale ? Comment est-elle entravée désormais ? Comment l’autre vous manque-t-il ?

L’anthropologue Emmanuelle Lallement a abordé ces questions lors d’un tchat, mercredi 17 mars. Professeure des universités à l’Institut d’études européennes de Paris-VIII, elle a notamment travaillé sur le phénomène festif urbain et a dirigé « Eclats de fête »(n° 38 de la revue Socio-Anthropologie, éditions de la Sorbonne). Ses recherches sur la fête dans nos sociétés urbaines contemporaines l’ont conduite à réfléchir aux transformations du festif en temps de pandémie. Elle est l’autrice d’un article sur cette question publié en juin 2020 par le site AOC.

Castouille : Diriez-vous que les rapports humains peuvent se limiter à un cercle très restreint ou chacun a-t-il besoin de « voir du monde » pour se sentir bien à long terme ?

Emmanuelle Lallement : C’est en effet toute la question qui semble se poser actuellement : vivre dans un entre-soi subi est certes possible, envisageable à court terme et dans des conditions bien précises. Cependant, ce que la période nous apprend, c’est précisément que nous sommes des êtres sociaux qui avons besoin d’aller au-delà de l’entre-soi, de pouvoir être en interaction avec une sphère plus large que la seule sphère familiale, et donc d’éprouver notre humanité en relation, avec d’autres que soi. A long terme, nous avons besoin « d’être au monde », et ce monde ne peut pas être limité tel qu’il l’est actuellement. Sinon, ce n’est peut-être plus vraiment « un monde ».

A l’inverse, ce que l’on a pu observer aussi, c’est que même le monde plus ou moins réduit de la famille pouvait lui-même être inaccessible, peu conseillé, voire interdit. Et que nous étions finalement plus en interaction avec la sphère du travail qu’avec celle de nos proches. C’est ce qui peut aussi causer souffrance et inégalités.

Cela montre le caractère construit, et labile, de ce que l’on nomme « le proche ». Il est le résultat d’un processus, celui de la construction du proche, et l’on voit que cette construction peut faire l’objet d’un contrôle sanitaire, voire politique.

Little stranger : Comment expliquer que l’on a terriblement besoin, de façon vitale, même si ça semble indécent, de faire la fête ? Sans qu’il ne s’agisse pour autant de s’enivrer ou de prendre des substances, mais juste de danser, et de sentir l’énergie des autres nous emporter ?

Emmanuelle Lallement : C’est tout à fait juste. La fête est souvent considérée comme une activité non seulement triviale, mais futile, donc non essentielle, pour reprendre cette grille de lecture qui nous est actuellement imposée. Or oui, les anthropologues ont montré que la fête est un élément essentiel de fondement et de renforcement du lien dans les sociétés humaines.

Faire la fête est une dimension centrale non seulement de création de lien, mais aussi de renforcement du lien. Et là où vous avez aussi raison, c’est quand vous soulignez que la fête ne rime pas forcément avec ivresse, débordement. Les moments festifs sont certes des parenthèses d’effervescence, de relations souvent plus décontractées. Et c’est en tant que telles qu’elles servent au maintien de l’ordre social. Mais les moments festifs, les fêtes sont aussi des dispositifs organisés, contraints dans des normes et dans des règles, et il n’est pas question de faire n’importe quoi. 

Le corps-à-corps, la danse, l’énergie qui se dégage dans ce collectif qu’est la fête est une nécessité, pour soi-même mais aussi pour le lien social en général. Et c’en est d’autant plus une quand ce lien social est en train de se faire, quand on vit les moments les plus importants de sa socialisation, pendant sa jeunesse, donc.

En Israël, en septembre 2020.

Celine : Nos horizons imaginaires se rétrécissent avec les possibles qui se réduisent… Jusqu’à quel point cela affecte-t-il nos pensées, nos analyses, notre mental ?

Dans un récent article pour le média en ligne AOC intitulé « Que faire de nos peurs ? », l’anthropologue Michel Agier a bien montré que les peurs sont symbolisées dans toutes les sociétés et qu’elles constituent aussi nos imaginaires. 

Nous sommes dans une période où, comme il le dit, nous pouvons faire l’inventaire de nos peurs. Elles occupent donc une place décisive non seulement dans nos pensées, mais aussi dans nos actions, dans nos pratiques quotidiennes. 

Elles constituent aussi une grille de lecture qui fait que nous sommes toutes et tous, peu ou prou, des analystes de nos propres peurs, mais aussi de celles des autres. Et vous avez le mot juste : nous sommes affectés, au sens profond du terme, dans les multiples dimensions de nos vies intimes et sociales. 

Cependant, les horizons imaginaires dont vous parlez sont certes limités, mais ils sont aussi très ouverts et, par définition, créatifs.

Aude : Pourquoi avons-nous un tel besoin de juste pouvoir s’asseoir à une terrasse de café, regarder les gens déambuler, observer la vie ?

Emmanuelle Lallement : Vous prenez l’exemple de la terrasse de café et c’est tout à fait juste, car c’est un espace emblématique de nos vies de citadins et de citadines. Même quand on n’est pas un habitué des terrasses, nous savons à quel point ce sont des lieux essentiels non seulement de la ville mais aussi de ce que nous y faisons en tant que citadins : voir et quelques fois être vus, c’est-à-dire être une femme ou un homme public au sens de Richard Sennett, dans son livre Les Tyrannies de l’intimité (Seuil, 1995).

Les espaces publics urbains ont été bouleversés : certains lieux sont fermés alors qu’ils peuvent proposer des espaces ouverts comme les terrasses de café, alors que certains autres, pourtant fermés, sont encore « fréquentables ». Cela rend la ville moins lisible, la vie en ville moins « publique ». La ville est le régime de l’intensité de la vie sociale, des interactions certes fugaces mais fréquentes, de sociabilités certes éphémères mais auxquelles on donne une place dans nos échanges quotidiens. La vie urbaine est considérablement impactée, c’est un truisme de le dire, mais c’est à documenter, à qualifier encore.

Lily : L’incertitude du climat actuel nous ronge, en effet. Mais qu’en est-il de l’incertitude… du monde « d’après » ?

Emmanuelle Lallement : L’incertitude semble être le phénomène anthropologique contemporain. Cela structure notre rapport au temps, pour faire référence aux propos de François Hartog, mardi.

Pour ma part, je pense que l’incertitude génère encore plus le besoin de rituels. Nous le voyons, nous sommes peut-être encore plus qu’avant dans une « routinisation » de la vie quotidienne, pour reprendre l’idée du sociologue Erving Goffman.

Dans ce cadre, la fête répond à ce besoin de rituel. Elle est certes une parenthèse, un exutoire sans doute, mais elle répond à ce besoin de rassemblement, d’effervescence, et aussi d’expression : expression de désirs, d’identités, voire expression de résistance, donc expression politique.

Curieux : Je remarque que les questions et les réponses sont très spécifiques à notre société d’abondance, de loisirs et de festivités et en réalité spécifiques à une sous-partie de notre société : celle qui a besoin de la fête pour se sentir bien.

Emmanuelle Lallement : La question des inégalités est au cœur de l’analyse, en effet. Comme je le disais dans les colonnes d’AOC en juin, dans un texte portant sur la fête en temps de pandémie, la fête est un marqueur social. Pour reprendre une expression courante : tout le monde n’est pas à la fête. Et nous le voyons d’ailleurs presque quotidiennement : qui a les moyens de partir au loin, dans des destinations touristiques encore accessibles, pour s’adonner à la fête, pour retrouver bars, boîtes de nuit, etc. ? Les élites mondialisées, qui sont encore dans une forme de mobilité possible, sont certes plus enclines à retrouver le festif que les classes plus défavorisées.

A l’inverse, on observe une stigmatisation des « fêtards », des fêtes clandestines, des regroupements festifs dans les villes, dans les quartiers populaires, dans le milieu rural aussi quelques fois. Et il ne s’agit pas, la plupart du temps, des classes les plus favorisées de notre société.

Lina : Comment faire renaître le goût des autres, de l’échange, du partage, lorsque nous sommes envahis d’informations oppressantes, de décisions de restriction au point de nous renfermer sur nous-même ?

Emmanuelle Lalllement : Je ne sais pas si le goût des autres et du partage a disparu. L’époque a ceci de caractéristique qu’elle provoque à la fois des replis sur soi et, en même temps, des formes de solidarité exemplaires. On l’a vu durant le premier confinement, on le vit aussi maintenant.

Notre vie « en contention », faite d’interdits, de restrictions, de peurs et d’informations à la fois oppressantes et contradictoires nous fait être nostalgique d’un monde d’avant qui n’était pourtant déjà pas un âge d’or ! Nous vivons peut-être actuellement sous un régime qui est celui du report, du différé, avec toute une gamme qui va du « je fais comme si », à « je fais quand même »« je fais malgré tout »… Donc faire renaître ou bien retrouver ? Faire renaître ou bien renouer ? Toute la gamme des « re » va être sans doute éprouvée, discutée, et nous allons sans doute en faire un usage social, symbolique, politique… La question est celle de la réanimation de nos vies sociales, plutôt que celle de la renaissance proprement dite, si vous me permettez une métaphore sans doute délicate.


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