lundi 29 mars 2021

Depuis un an, le deuil empêché des familles de victimes du Covid-19





Par   Publié le 28 mars 2021

Ils ont perdu un proche lors de la première vague de l’épidémie, au plus fort des restrictions. Ils réclament aujourd’hui une journée de deuil national.

Le père Gabriel lors de la cérémonie d’enterrement d'une femme décédée du Covid-19, à l'église Saint-Gabriel, à Paris, en mars 2020.

C’était il y a un an. Et pourtant, la « colère »« l’angoisse » et le « sentiment d’injustice » résonnent toujours dans la voix de Claire. Sa mère, Marie-Gabrielle, est morte au printemps 2020 des suites du Covid-19 dans une unité de soins de longue durée (USLD), à Charleville-sous-Bois (Moselle). Aujourd’hui, les souvenirs douloureux refont surface :

« Le 22 mars, c’était son anniversaire, elle fêtait ses 80 ans. Le 31, on apprend qu’elle a le Covid et le 5 avril, elle décède. » 

Ce qui ronge surtout Claire, « c’est de ne pas avoir pu lui dire au revoir ». A ce moment-là, la France vit ses premières semaines confinées, les USLD et les Ehpad sont fermés, les visites, interdites. La seule façon pour Claire et sa sœur Nadia d’accompagner leur mère dans ses derniers jours sera par la fenêtre de sa chambre grâce à la complicité des infirmières et quelques entorses au confinement. Mais les deux quinquagénaires n’auront pas l’occasion de la revoir « en vrai », même après sa mort : « Tout a été fait sans nous. On nous a interdit de voir le corps, d’être présentes pour la crémation, ses effets personnels ont été mis dans un sac-poubelle… » Ces protocoles funéraires « inhumains », les empêchent de faire correctement leur deuil. Nadia se refuse encore à disperser ses cendres.

L’histoire de ces deux sœurs fait écho à celle qu’ont vécue de nombreuses familles de victimes du Covid-19 au début de l’épidémie. Accompagner les défunts dans leurs derniers instants de vie, voir une dernière fois leur visage ou organiser une cérémonie digne de ce nom sont pourtant des étapes indispensables au processus de deuil« Les rites [funéraires]permettent de réparer et donc de limiter les troubles psychiques », explique Marie-Frédérique Bacqué, psychologue et professeure de psychopathologie à l’université de Strasbourg.

« Mais aujourd’hui il y a une dimension irréversible ressentie par les familles endeuillées qui se disent : Il me manque quelque chose, et ce manque, on ne pourra pas le combler. »

Est-ce bien mon père ?

C’était il y a un an, mais pour Corine Maysounabe, « ce sentiment d’abandon » ressenti après la mort de son père, Serge, le 5 avril, à 88 ans, est toujours là. Lorsqu’elle se souvient de cette période, ce sont surtout « des portes fermées » qui viennent à l’esprit de cette journaliste de la Charente libre :

« Je suis passée d’une porte de SAMU fermée, à un cercueil fermé, à une grille de crématorium fermée. On nous a confisqué nos proches. Et vous ne faites que subir, vous n’êtes plus maître de rien. » 

Durant cette première vague, les hôpitaux sont saturés, les pompes funèbres débordées, et le virus est encore largement méconnu. Alors les précautions sont nombreuses : les toilettes mortuaires sont interdites, les mises en bière des corps immédiates, et les inhumations et les crémations se font dans la foulée, sans parfois prévenir les familles à temps, qui ont la sensation d’être mises de côté.

La famille apprend que « c’est trop tard, la crémation a commencé »

Julie Grasset a perdu son père, Patrick, le 25 mars. Elle apprend la nouvelle à 9 heures et envisage alors de faire le trajet entre la région parisienne, où elle réside, et la Marne, pour se rendre à la crémation prévue à 15 heures le jour même. Elle appelle les pompes funèbres à 12 h 41 – « je me souviendrai toujours de cette heure » – et apprend que « c’est trop tard, la crémation a commencé depuis onze minutes »« Là je hurle, je ne comprends pas, poursuit-elle, la voix nouée. J’ai perdu pied pendant plusieurs mois après ça… » 

A cause de l’impossibilité, à cette époque, de voir le corps du défunt, une question taraude toujours les familles : est-ce bien mon père, ma grand-mère ou mon frère qui se trouve dans le cercueil ou dans l’urne ? « Il y a toujours ce doute qui est là. Il y a le bracelet de l’hôpital, le dossier médical, mais on y pense, poursuit Mme Maysounabe. Dans le processus de deuil, le fait de voir permet de dire “ça y est c’est fini, elle ne respire plus” mais là cela n’a pas été le cas. » Jugé « maximaliste »ce protocole a d’ailleurs été assoupli en mai par un décret permettant aux familles de voir, à leur demande, « le visage de [leur] proche par une ouverture de 5 à 10 centimètres de la housse mortuaire, avant la mise en bière et la fermeture du cercueil ». L’obligation de mise en bière « immédiate »a quant à elle été supprimée par le gouvernement, en janvier 2021.

Petits stratagèmes

Dorian Duhamel, lui, a le sentiment d’être un « privilégié ». Il a pu être auprès de sa grand-mère de 72 ans, hospitalisée dans le coma, « à quelques mètres et sans la toucher », jusqu’à son dernier souffle, ce 11 avril 2020. Mais ce qui vient ensuite « est très dur » :

« Pour la cérémonie, on ne devait être que dix, mais elle avait douze petits-enfants. Il a fallu choisir. Et puis ça a été vite expédié, pas de bénédiction du corps, trois prières et c’est terminé. On m’a volé un moment important pour faire mon deuil et je suis en colère, encore aujourd’hui. » 

Marie-Frédérique Bacqué a lancé l’étude « Covideuil » pour analyser les conséquences de cette période sur les personnes qui ont perdu un proche, que ce soit du Covid ou non. « Ce qui aide les endeuillés, c’est de pouvoir parler, pas forcément du mort, mais de ce qu’ils ressentent, explique-t-elle. On souhaite aussi être écouté par les proches, les voisins. Ça aide à ne pas tomber malade de son deuil. » Or, en ce printemps 2020, la France vit sous la chape de plomb d’un confinement strict empêchant les personnes endeuillées de se retrouver en famille, d’être épaulées par leurs amis ou de partir quelques jours pour se changer les idées.

Alors, tous ont mis en place des petits stratagèmes : des obsèques retransmises en visioconférence, un autel improvisé à domicile, une bougie allumée… Pour Corine Maysounabe, c’est une étoile qui a fait office d’exutoire.

« Je ne savais pas où était mon père, je cherchais un signe. Ma fille a eu l’idée d’allumer une bougie près de la fenêtre chaque soir. Un soir de mai, une seule étoile brillait dans le ciel, on l’a regardée et on a souri : “C’est peut-être lui.” On se raccroche à des petites choses comme ça. »

Journée d’hommage national

Un an est passé, mais la situation sanitaire et la litanie des bilans de morts égrenés chaque soir ravive la douleur des familles qui ont l’impression d’avoir été oubliées. Alors, pour interpeller les autorités et les médias, et dans le but de s’entraider, elles se sont regroupées en association. CœurVide19, qu’elle a créée, a ainsi permis à Mme Grasset de reprendre « des forces en trouvant des gens qui ont vécu la même chose ». 

Avec Lionel Petitpas, qui a lui créé l’association Victimes du Covid-19 après la perte de son épouse en mars 2020, ils plaident désormais pour une journée nationale d’hommage aux défunts. Mais leurs demandes sont pour l’instant restées lettre morte. Dans un courrier transmis début mars à M. Petitpas, le chef de cabinet du président de la République a toutefois fait savoir que « des réflexions sont en cours » à ce sujet. Face à ce deuil empêché, cette journée d’hommage serait une étape nécessaire pour ceux qui restent. « Tout le monde est brisé. Est-ce qu’on peut se poser pour penser à ceux qui sont partis ?, se demande Mme Grasset. J’aimerais juste un temps de recueillement, que la nation se fige une minute, comme nous, on est figés. »


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