lundi 8 mars 2021

Covid-19 : l’enjeu crucial des données publiques

Par   Publié le 06 mars 2021 

Afin de gérer l’épidémie, le gouvernement a décidé de miser sur l’open data. Des outils qui doivent aussi permettre d’amoindrir la défiance des Français.

Affichage des données sur la circulation du virus lors d’une conférence de presse d’Olivier Véran et Bruno Le Maire à Paris, le 8 octobre 2020.

C’est attendu depuis des semaines par les scientifiques et les observateurs avisés de l’évolution du Covid-19. Le 8 mars, « a priori », le ministère de la santé devrait publier l’ensemble des statistiques sur les variants. Lorsque le gouvernement annoncera que tel variant représente telle part dans les cas détectés de Covid-19, il sera donc désormais possible de le vérifier et d’en connaître les détails. Une évolution capitale.

Face à des crises soudaines et globales telles qu’une pandémie, la donnée publique est au cœur d’enjeux cruciaux. D’abord parce qu’elle permet à l’exécutif de disposer d’outils efficaces et fiables pour diriger le pays au plus près des évolutions. Mais aussi parce que sa diffusion, parfois sensible, peut contribuer à amoindrir la défiance des citoyens tout en s’appuyant sur l’expertise de tous. Cette masse inouïe d’informations qui, chaque jour, chaque minute, remonte de toutes les administrations et de nombreux autres acteurs, s’avère une denrée précieuse. Et stratégique, car les hackeurs ne sont jamais loin.

Océan de chiffres

La crise sanitaire a montré de manière éclatante l’absolue nécessité de bien maîtriser ce flux. Nombre de décès, de personnes malades, d’admissions en réanimation, de lits disponibles, etc. Pour gérer l’épidémie, le gouvernement navigue dans un océan de chiffres, de statistiques et de données en tout genre. Des centres de recherche ont, par exemple, établi des modélisations à partir de l’évolution de l’épidémie au fil des semaines. Ces travaux aident les pouvoirs publics à anticiper. Et ce, en tenant compte de l’évolution de la météo, des déplacements de population, des mesures du gouvernement… « Avec la RATP, nous avons suivi les mouvements en Ile-de-France au moment du confinement, puis du déconfinement, etc. », confie Amélie de Montchalin, ministre de la transformation et de la fonction publiques.

« Si nous n’avions pas ces informations, nous réagirions avec beaucoup de retard et peut-être n’arriverions-nous pas à rattraper les choses », explique une source gouvernementale, soulignant que les mesures prises seraient « plus drastiques, moins adaptées au terrain. C’est comme conduire une voiture dans le brouillard. Mieux vaut disposer d’un radar qui vous indique les obstacles et les virages… »

La méthode n’est pas nouvelle. Ses racines remontent à l’histoire d’une autre épidémie : celle de choléra, dans le Londres de 1854. On pense alors que la maladie se transmet par des miasmes. Mais un médecin, John Snow, ne croit pas à cette théorie du « mauvais air ». Il décide d’étudier la chose avec précision dans le quartier de Soho. Il répertorie les maisons touchées par le choléra, recoupe ces données avec une carte et finit par faire le lien avec une pompe à eau publique de Broad Street. Snow prouve alors que la maladie se transmet par l’eau, et non par l’air. « On fait la même chose, mais de manière généralisée, confie une source au sein de l’exécutif. C’est comme cela que l’on identifie des clusters, la manière dont l’épidémie se répand. » La donnée publique, c’est cela : des observations chiffrées de terrain qui révèlent ce que l’œil ne voit pas. « On ne peut lutter contre une épidémie sans disposer de ces données », poursuit la même source.

Depuis John Snow, la technique s’est développée. Le numérique y a contribué pour beaucoup. Et, avec lui, la question de la transparence et de l’open data. En 2016, la loi pour une République numérique pose le principe que toute donnée a vocation à devenir publique, sauf lorsqu’elle est trop sensible. « Recueillir ces données et les publier montre aux citoyens que nous agissons et que nous savons ce que nous faisons, confie une source au sein de l’exécutif. C’est pour cela que le premier ministre souhaite que l’on avance sur l’open data. » Une circulaire est en cours de rédaction. Elle doit définir la politique du pays en matière de donnée publique. Mais, selon la Commission européenne, la France est l’un des pays les plus avancés sur cette question.

Ouvertures des données et des codes

Soixante nouveaux jeux de données et de code source seront ouverts en 2021. Le site Data.gouv.fr donne déjà accès à des milliers de données publiques. Un inventaire à la Prévert. On y trouve aussi bien les archives de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) que les relevés de l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN), les analyses bactériologiques de l’eau potable que les plaques commémoratives de la ville d’Antibes, la carte interactive des types d’élevage et des régions agricoles de France ou encore la liste de tous les objets (meubles, tableaux, statues, etc.) détenus par l’Etat…

Des données ouvertes à tous. « Ce que cette crise sanitaire a aussi montré, note Amélie de Montchalin, c’est qu’il y a tout un écosystème d’acteurs de la société civile qui réutilisent ces données, les exploitent, les rendent plus visibles. Et l’action publique bénéficie de ce travail qui dépasse les stricts murs du ministère de la santé. »

Guillaume Rozier, 24 ans, est l’un de ces acteurs. L’ingénieur en informatique s’est taillé en quelques semaines une notoriété nationale, au point, dit-il, d’être suivi par « la moitié des ministres sur Twitter » et d’être « cité dans des réunions par Macron, paraît-il… » Utilisant les données publiées par l’administration, il a fondé le site Internet CovidTracker, avec désormais une rubrique spécifique sur la vaccination, VaccinTracker. Des cartes, des chiffres, des graphiques. C’est clair, simple, efficace. « Dans le cadre du Covid, l’intérêt des données est immense, explique le jeune homme. Il permet à chacun, et donc à tout le monde, de suivre l’évolution de l’épidémie de manière précise, de comprendre ce qui se passe et de s’adapter. Si nous n’avions pas toutes ces données, on lutterait moins bien. » Reste que, si la volonté politique est là, la culture de l’open data diffuse avec lenteur au sein de l’administration. Les données sur les vaccins, les décès en Ehpad ou les tests ont été transmises avec retard, après que les acteurs civils ont fait pression.

La donnée publique, qui en dit long sur l’état du pays, de ses habitants, de ses territoires, sert à l’Etat dans bien d’autres domaines. Qu’il s’agisse de mieux cibler les contrôles en matière de fraude commerciale ou fiscale, par exemple, ou d’aider les pompiers à trouver leur chemin dans une forêt qui prend feu. La donnée publique peut aussi aider à repérer des pratiques suspectes lors d’un scrutin électoral.

Aide des citoyens

Le gouvernement y voit aussi un moyen de lutter contre la défiance des Français. Lancé en janvier, le baromètre de l’action publique, alimenté par des données publiques, département par département, montre l’état d’avancement de vingt-cinq réformes emblématiques, qu’il s’agisse du plan « vélo » ou de l’implantation de maisons de santé. « Dans la crise sanitaire, mais pas seulement, il est utile que le débat puisse se construire autour d’un diagnostic partagé », estime Amélie de MontchalinSi les données sont publiques, l’état des lieux doit pouvoir faire consensus. « La transparence ne génère pas automatiquement la confiance, mais il est difficile d’avoir la confiance sans un minimum de transparence », rappelle Eric Bothorel, député La République en marche (LRM) des Côtes-d’Armor.

Dans un rapport remis au premier ministre fin 2020, l’élu plaide pour toujours plus d’ouverture des données publiques, regrettant que les administrations ne jouent pas toutes le jeu. L’aide des citoyens est indispensable, estime M. Bothorel. « Le cas Guillaume Rozier montre que l’acceptabilité de l’information délivrée est d’autant plus forte qu’elle est donnée par un tiers, souligne-t-il. La défiance vis-à-vis de tout ce qui est institutionnel est telle qu’il est plus facile d’accorder du crédit à des tiers. » L’intéressé en est d’ailleurs bien conscient : « Si les autorités disent “il y a 300 morts aujourd’hui”, développe Guillaume Rozier, vous aurez toujours des gens qui diront “ils mentent, ce n’est pas vrai !” » Les données publiques, détaillées par département, par jour, par âge, par sexe, permettent de vérifier ce qu’il en est. « C’est une arme anticomplotisme », considère M. Rozier.

Cette manière de conduire un pays, assez peu jupitérienne, rendra-t-elle le pouvoir moins vertical ? Eric Bothorel promet en tout cas « des effets retentissants pour l’avenir ». Ne serait-ce qu’en matière économique. Rendre la donnée publique permet à des entreprises de créer de l’activité. Selon une estimation européenne, en 2019, cela a représenté 28 milliards d’euros pour la France.

L’un des bémols, et non des moindres, concerne la sécurité. Beaucoup de données sont, à l’origine, personnelles et confidentielles. C’est le cas dans la santé, notamment. Avant d’être rendues publiques, elles doivent être anonymisées. Et il faut s’assurer que le tuyau est bien étanche. « Il y a un enjeu de souveraineté », reconnaît Amélie de Montchalin. Le processus de publication des données doit rester sous le contrôle de l’Etat, « afin d’éviter que les données soient absorbées, pompées par une puissance étrangère, un hackeur, poursuit la ministre. On n’a pas envie que certains viennent les chercher par des portes dérobées. »

L’Etat contrôle, et il est lui-même contrôlé. « Il est un acteur du big data, relève l’avocat Olivier Iteanu. Il doit donc être contrôlé et, éventuellement, sanctionné. » Il rappelle que la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a déjà reproché à l’Etat son manque de rigueur dans le maniement de certains fichiers de police. La réglementation européenne et nationale est stricte. « Les gens qui utilisent les données ne peuvent pas en faire n’importe quoi, explique le secrétaire général de la CNIL, Louis Dutheillet de Lamothe. Pour être publiques, elles doivent en principe être anonymes. Et nous avons, à la CNIL, une conception très stricte de l’anonymat. »

Me Iteanu considère que « le fait que l’Etat soit un acteur du big data est loin d’être un problème ». L’avocat rappelle que les Européens n’ont pas la réticence des Anglo-Saxons vis-à-vis de l’Etat. Lui seul, dit-il, peut faire « contrepoids aux GAFA [Google, Apple, Facebook et Amazon]. En outre, il ne peut pas échapper aux juridictions nationales ». De fait, souligne une source au sein de l’exécutif, « les acteurs qui disposent le plus d’informations individuelles ce ne sont pas les pouvoirs publics. Ce sont les GAFA et de nombreuses autres entreprises qui connaissent chacun de nos faits et gestes et les utilisent à des fins commerciales et publicitaires. Aucune administration n’entre dans ce niveau de détail. »

Et si un gouvernement autoritaire s’installait au pouvoir, l’outil pourrait-il se retourner contre les citoyens ? « De la manière dont il est conçu aujourd’hui, je ne pense pas, estime Louis Dutheillet de Lamothe. La publication de données anonymes ne permet pas le contrôle des populations. » Si un gouvernement autoritaire s’installait, il aurait accès à des informations bien plus sensibles que ce qui est publié en open data : les données fiscales ou de santé, notamment. « C’est une question qu’il faut se poser, et je serais évidemment inquiet », confie l’avocat Olivier Iteanu. Cependant, rappelle-t-il, « notre Etat de droit et nos institutions judiciaires sont solides. Avec l’intrusion dans le Capitole, les institutions américaines ont été secouées. Mais elles ont bien résisté ».

Pour les tenants de la transparence, l’ouverture n’est pas un danger mais, au contraire, un moyen de renforcer la démocratie. « Pour qu’une démocratie soit forte, efficace, indique Amélie de Montchalin, pour que les citoyens participent, il ne faut pas qu’il y ait un écran de fumée entre ceux qui décident et les citoyens. » Plus les données publiques seraient partagées, manipulées par les uns et par les autres, et moins le risque existerait. « Je ne suis pas sûr que la Chine fasse beaucoup d’open data, indique Eric Bothorel. Car c’est un moyen de déléguer une partie du contrôle à des tiers. En Chine, Guillaume Rozier n’existerait pas. Nous faisons donc l’inverse de ce que font ces régimes. »


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