vendredi 29 janvier 2021

Des «apaches» aux «racailles» : «La perception de la violence change, pas les jeunes»





Par Chloé Pilorget-Rezzouk — 28 janvier 2021

Le quartier pour mineurs de la maison d'arrêt de Loos (Nord) en 2012.

Le quartier pour mineurs de la maison d'arrêt de Loos (Nord) en 2012. Photo Olivier Touron. Divergences

Alors que le Sénat a adopté mercredi la réforme de la justice des mineurs, les historiens Véronique Blanchard et Mathias Gardet, auteurs d’un ouvrage consacré au traitement judiciaire de la délinquance juvénile dans l’après-guerre, retracent l’évolution des représentations, des normes sociales et des réponses pénales.

Mercredi soir, le Sénat a adopté en première lecture une réforme cruciale, le projet de loi portant le nouveau code de justice pénale des mineurs. Ce texte, qui doit désormais être prochainement débattu en commission mixte paritaire (CMP), dictera pour les prochaines décennies la façon dont seront jugés les enfants et adolescents auteurs d’infractions. Les historiens Véronique Blanchard et Mathias Gardet ont publié en septembre La parole est aux accusés. Histoire d’une jeunesse sous surveillance (1), une plongée dans les archives de la justice des mineurs de l’après-guerre. Pour Libération, ces deux spécialistes retracent l’évolution des représentations de la délinquance juvénile.

Le texte fondateur de la justice des mineurs, l’ordonnance du 2 février 1945 «relative à l’enfance délinquante», a été modifié 39 fois. Quels en étaient l’esprit et le contexte initiaux ?

Véronique Blanchard : Cette ordonnance est écrite alors même que la paix n’est pas signée, par un gouvernement composé d’hommes jeunes ayant connu la guerre et possédant une conscience très fine de ce que signifie être adolescent en 1945. Malgré une forte montée de la délinquance juvénile, celle-ci n’inquiète pas parce qu’elle fait partie de la violence quotidienne. On se sent responsable : si des jeunes en viennent à être voleurs ou violents, c’est parce qu’on n’a pas su les protéger de ce conflit. La jeunesse est alors une valeur positive : c’est l’avenir. Cela explique la philosophie du préambule, qui a marqué les esprits et dit très clairement que l’éducatif passe avant le répressif, que la prison doit être une exception, et qu’on doit d’abord s’intéresser au jeune qui a commis des infractions à la loi plutôt qu’à ces infractions.

Mathias Gardet : L’utopie de la reconstruction est très forte. La délinquance des jeunes apparaît mineure au regard des actes barbares commis pendant la guerre par les adultes d’une société dite civilisée. C’est le cœur de ce préambule : l’idée que la victime n’est pas la personne ayant subi le préjudice du délit, mais le jeune délinquant lui-même. Il est une victime de la société, à protéger, à éduquer, plus qu’à punir. Une phrase d’un juge des enfants américain reprise par le célèbre magistrat français Jean Chazal illustre bien cette idée : «Quand on vole une bicyclette, ce qui m’intéresse ce n’est pas la bicyclette», sous-entendu son propriétaire, «c’est celui qui l’a volée».

Cet esprit anime-t-il encore aujourd’hui la justice des mineurs ?

M.G. : Depuis soixante-quinze ans, la société française alterne régulièrement, et de façon frappante, son regard sur la jeunesse. Avec des périodes où elle s’inquiète de son sort et va porter un regard plutôt protecteur, et d’autres où elle s’inquiète de sa présence, des actes qu’elle peut commettre, et va plutôt essayer de s’en protéger. Les modifications successives de l’ordonnance de 1945 sont à l’image de ces changements de regard. L’impression que donne la période toute récente à l’historien que je suis est celle d’une peur de la jeunesse, avec une volonté dominante de s’en protéger, même si on ne peut pas lire tous les actes judiciaires de cette façon. Mais c’est un contexte global qui pèse très fortement sur ce que peuvent mener un gouvernement et une justice nommée par celui-ci.

V.B. : Le contexte social et économique dans lequel une société se trouve permet d’expliquer et de comprendre le rapport qu’elle entretient à sa jeunesse. Tous les moments de crise, de peur de l’avenir, sont des moments où on prend peur de l’Autre. L’Autre, c’est souvent le jeune ou l’étranger, voire les deux. Pendant les Trente Glorieuses, qui furent un moment de pleine expansion économique, de bien-être, de surconsommation et de plein-emploi, les soubresauts de la jeunesse inquiètent peu le reste du corps social. A la fin des années 80, les effets des différents chocs pétroliers se font ressentir, entre crise économique et chômage accru. Ils vont rigidifier la société par rapport à ses jeunes, en particulier «la jeunesse qui va mal», comme le disait l’historienne Françoise Têtard. Aujourd’hui, il y a beaucoup de points d’inquiétude sociétaux – le Covid, la radicalité, les attentats – qui font que la jeunesse dite irrégulière fait moins la une de l’actualité.

Est-ce une des raisons qui explique la faible résonance de la réforme actuelle, pourtant capitale ?

M.G. : L’ampleur de l’actualité de la pandémie a recouvert, comme il y a quelques années le terrorisme, la problématique du mineur délinquant. Cette réforme que nous sommes en train de vivre fera pourtant événement, comme on dit en histoire. Elle sera très certainement une date charnière relevée dans l’histoire de la justice des mineurs. Mais il est étonnant de constater à quel point cela fait peu débat. On a l’impression que l’opinion publique saisit peu les enjeux derrière ce nouveau code pénal.

Quels sont-ils ?

M.G. : Ce texte porte d’abord la reconnaissance d’une justice totalement spécifique pour les mineurs : créer un code pénal à part est un acte extrêmement fort. Cela renforce la spécificité qui semble devoir être donnée à un public mineur. D’un autre côté, cette mise de côté interroge : ces mineurs ne seraient-ils plus des citoyens comme les autres ?

Un mineur est jugé en moyenne dix-huit mois après les faits. Le cœur du projet de loi repose sur la nécessité d’aller «plus vite». Qu’en pensez-vous ?

M.G. : Pour le mineur et son entourage, le temps judiciaire est en effet souvent assez incompréhensible. Mais suffit-il de le décréter pour raccourcir les délais ? Il ne faut pas oublier la question des moyens, ainsi que les effets de la judiciarisation, parfois à outrance, des affaires de mineurs qui surchargent les emplois du temps des juges. Aller plus vite peut vouloir dire aussi raccourcir les délais d’accompagnement et de suivi, or l’histoire nous apprend qu’avec des adolescents, il n’y a pas de coup de baguette magique. C’est souvent sur le temps long que le déclic s’opère.

Dans votre livre, les aspirations des jeunes placés, dans les années 50-60, dans des «centres d’observation» en attendant une décision de justice, semblent intemporelles…

V.B. : On peut dire que les jeunes changent très peu à travers le temps, et que c’est notre regard sur eux qui change. Eux jouent leur partition de manière extrêmement répétitive : ils cherchent à trouver leur place dans la société et cela ne se fait pas sans heurts. La jeunesse, qui fonctionne par sociabilité de groupe, traverse ainsi chaque époque et, selon le contexte, les adultes tolèrent plus ou moins ces collectifs. Quand ils s’inquiètent, ils les stigmatisent avec un certain nombre d’attributs et de noms. Au début du XXsiècle, on parle ainsi des «apaches», ces «bandes de jeunes» dans les «fortifs» des villes, qui dansent la terrible java entre jeunes hommes et femmes et sont violents de manière gratuite… Dans les années 60, on a les «blousons noirs» avec leurs cuirs, leurs jeans, leurs chaînes de vélo et leur violence insupportable à la sortie des fêtes foraines… Parler de cette jeunesse qui fait peur évite de parler de celle qui part mourir en Algérie. Puis, on aura «la racaille», avec son survêtement, sa capuche et sa musique de «dégénérés» qu’est le rap. J’exagère à peine… C’est vraiment un refrain dans l’histoire de la justice des enfants ! Les faits divers sont aussi régulièrement un déclencheur de discours médiatiques et politiques sur la délinquance et la violence juvéniles.

Autre refrain : la jeunesse d’aujourd’hui serait plus violente…

V.B. : La réponse est claire : c’est non. Si les sociologues ont montré à quel point il est compliqué de mesurer les niveaux de délinquance d’une société, le mouvement global depuis plusieurs décennies est celui d’une décroissance de la violence. Cette pacification des comportements est aussi vraie pour les jeunes. Ce qui change, c’est notre perception : parce qu’il y a moins de violence, ses manifestations nous deviennent insupportables. Cette question de la sensibilité à la violence est importante et doit être prise en compte, parce qu’elle donne le sentiment d’insécurité, qui est réel et qu’il est important pour des gouvernants d’avoir en tête. Il est intéressant de voir à quel point les comportements se modifient. Prenons la Guerre des boutons, qui campe cette société juvénile et ses petites bagarres dans la campagne du début du XXsiècle. On en rit, mais en réalité le livre décrit des scènes de grande violence entre de très jeunes enfants. L’universitaire Bertrand Rothé en a fait un livre, Lebrac, trois mois de prison. Il a présenté ce rituel juvénile et masculin, totalement admis dans la France de l’époque, à des juges des enfants et des policiers du XXIsiècle : ils parlent d’actes de barbarie et de torture… Voyez le décalage !

M.G. : C’est notre seuil de tolérance qui change. Une étude a pointé toute l’ambiguïté de cette question : c’est un rapport commandé en 1976 au garde des Sceaux, Alain Peyrefitte, sur la violence des jeunes perçue alors en pleine augmentation. Le rapport conclut qu’il ne perçoit aucune hausse réelle des actes de délinquance commis par des jeunes mais il évoque en revanche, et c’est la première fois, la très nette augmentation du sentiment d’insécurité. Les chercheurs vont lier cette hausse à l’accessibilité beaucoup plus grande aux médias, qui fait que même un public qui serait loin d’un foyer de violence va percevoir la menace comme très proche, puisqu’il voit cette violence à la télévision, l’entend à la radio, et la lit dans les journaux. Finalement, ce rapport d’un gouvernement de droite va pointer l’inverse de ce à quoi on s’attendait : si on pense la violence des jeunes, il faut aussi penser la violence sur les jeunes.

Votre ouvrage montre bien aussi comment la question de la norme sociale traverse la justice des mineurs…

V.B. : Dans les années 50-60, les normes sociales étaient encore plus rigides qu’aujourd’hui. Ces normes-là expliquent le regard porté sur ces mineurs et les modes d’intervention choisis. Etre une fille ou un garçon n’est pas la même chose, la construction sociale du regard est différente. On va reprocher à de jeunes filles des choses qu’on ne reprocherait jamais à des garçons. Dans notre livre, il y a une jeune fille à qui on reproche juste d’être une fille : elle se balade rue de Rivoli, fait les vitrines, mais va être considérée comme une prostituée et donc être enfermée, contrôlée et observée pour cela. On est aussi dans une justice de classe. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de normes qui s’imposent chez les enfants des classes bourgeoises, mais elles s’imposent de manière différente et pas dans le cadre de cette justice des enfants. Idem pour la «question raciale», avec de très fortes différences de traitement selon les origines.

M.G. : Notre surprise a été de constater que 95% des dossiers d’archives que nous avons consultés concernent des jeunes issus des classes populaires, alors qu’il y a évidemment de la délinquance dans les classes plus aisées. Cela se joue dans les ressorts qu’ont ces familles, qui peuvent intervenir plus vite après un passage à l’acte ou l’arrestation de leur fils, et présenter un garant social de bonnes mœurs, qui va faire que les intermédiaires avant le juge vont accepter de remettre l’enfant à ses proches sans qu’il passe par la grille judiciaire et par les centres d’observation. Sur la question du genre, Véronique rapporte souvent cet épisode : dans un jeune couple arrêté pour avoir volé une mobylette, le garçon va être condamné pour vol, la fille pour mauvaise fréquentation…

V.B. : Sauf que ce n’est pas une infraction pénale, donc on va la prendre en charge dans le cadre du «vagabondage» ou de la «correction paternelle», deux mesures de protection qui permettent à la société ou aux parents de demander le placement d’un enfant qui a fugué ou s’est mal comporté.

Ces éléments persistent-ils ?

V.B. : Encore aujourd’hui, la question de la violence chez les femmes suscite une vraie panique morale. C’est un véritable impensé social. Il est important de renverser la naïveté du regard qu’on peut porter sur les filles délinquantes. Un des plus beaux hommages que j’ai reçus à la sortie de Mauvaises Filles (2) est une lettre très forte d’un juge des enfants de Bobigny, qui avait pris conscience à sa lecture de la différence de traitement entre les filles et les garçons. Elle lui avait permis d’ouvrir son regard sur sa pratique professionnelle.

(1) La parole est aux accusés. Histoire d’une jeunesse sous surveillance, Véronique Blanchard et Mathias Gardet, 192 p., 35 euros, éd. Textuel, 2020.

(2) Mauvaises Filles : incorrigibles et rebelles, Véronique Blanchard, David Niget, 192 p., 39 euros, éd. Textuel, 2016.



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