jeudi 21 janvier 2021

Dans les grandes écoles, la diversité sociale n’a pas progressé en dix ans

Par    Publié le 19 janvier 2021

Des élèves issus des couches les plus favorisées de la société et résidant en Ile-de-France : le vivier de recrutement de ces établissements n’a pas bougé, indique une vaste étude menée par un laboratoire de l’Ecole d’économie de Paris.

Des initiatives, des discours, mais peu de changements. Le chemin vers la diversité sociale des grandes écoles françaises est encore long. Il l’est même plus que prévu. Des chercheurs de l’Institut des politiques publiques (IPP), un laboratoire de l’Ecole d’économie de Paris, ont conduit une étude inédite sur l’évolution du recrutement des étudiants en grandes écoles (écoles d’ingénieurs, de commerce, instituts d’études politiques et écoles normales supérieures).

Le bilan est sans appel : entre 2006 et 2016, la diversité sociale au sein de ces établissements, qui forment les futures élites administratives, scientifiques et économiques de la France et qui sont, pour beaucoup d’entre eux, financés par l’Etat, n’a pas progressé. L’étroitesse de leur vivier de recrutement, sur le plan social mais aussi territorial, est démontrée par les résultats de cette étude, menée à partir de données administratives quasi exhaustives et encore jamais exploitées à cette échelle.

Parmi les indicateurs étudiés, la part d’étudiants les plus défavorisés socialement − les enfants d’ouvriers, de parents sans emploi − n’a pas progressé entre 2006 et 2016 et n’a jamais dépassé les 10 % dans les grandes écoles, indique l’étude, qui doit être publiée mardi 19 janvier. Ces jeunes représentent pourtant 36 % de cette classe d’âge, et comptent pour 20 % des étudiants de niveau bac + 3 à bac + 5 à l’université.

80 % de CSP+ dans les écoles les plus sélectives

Sur la même période, les deux tiers des élèves des grandes écoles sont des enfants de CSP+ (catégories socioprofessionnelles supérieures : cadres, professions intellectuelles ou libérales, chefs d’entreprise), alors que leur part n’est que de 23 % de l’ensemble des jeunes de 20 à 24 ans en 2016. Dans les 10 % d’écoles les plus sélectives, les enfants d’ouvriers ou de personnes au chômage plafonnent à 5 % des effectifs, quand les CSP+ représentent près de 80 % des promotions. En outre, les classes moyennes (professions intermédiaires, employés, commerçants…) sont aussi largement sous-représentées dans ces formations.

« L’extrême stabilité du recrutement social des grandes écoles est d’autant plus remarquable que leurs effectifs ont augmenté de manière importante au cours de la période, de 4 % à 5 % par an. Cet élargissement quantitatif ne s’est donc pas accompagné d’une diversification du profil social de leurs étudiants », observent les auteurs de l’étude.

Plusieurs programmes destinés à améliorer l’ouverture sociale de ces établissements ont pourtant été mis en œuvre depuis 2005. Ces dispositifs, dont l’effet global n’avait jamais été évalué, « n’ont pas atteint leurs objectifs », selon le rapport. « Le résultat est plutôt inattendu : les mesures en faveur de l’ouverture sociale n’ont presque pas eu d’effet », souligne Julien Grenet, directeur de recherche au CNRS, professeur associé à l’Ecole d’économie de Paris et coauteur du rapport.

Augmentation du taux de boursiers

Le panorama offert par cette étude s’éloigne sensiblement des constatations généralement basées sur le taux de boursiers dans ces formations, qui sert souvent de baromètre de l’ouverture sociale des grandes écoles. En effet, le nombre de boursiers a largement augmenté à la fin des années 2000 en raison de l’élargissement des critères ouvrant droit aux aides, sans pour autant qu’il s’agisse toujours de jeunes défavorisés. Un élément qui biaise les analyses, selon ces chercheurs.

« Le statut de boursier ne recoupe pas toujours la réalité sociale qu’on lui associe, et il ne permet pas les comparaisons dans le temps car sa définition a beaucoup changé, nous avons donc préféré travailler sur la catégorie socioprofessionnelle des parents », explique Julien Grenet.

« Le chantier de la diversité sociale est plus que jamais ouvert et il y a une réelle volonté des grandes écoles pour parvenir à des résultats », assure-t-on à la Conférence des grandes écoles, une association d’établissements d’enseignement supérieur et de recherche, tout en soulignant les limites de chaque indicateur.

Surreprésentation des Franciliens

L’étude de l’IPP fournit par ailleurs des éléments nouveaux sur l’origine géographique des élèves des grandes écoles. Ils témoignent d’une forte concentration du recrutement de ces établissements, au nombre de 234 en 2016, sur une partie du territoire : en 2016-2017, près de 30 % des élèves qui y étudiaient avaient passé le baccalauréat en Ile-de-France, où vivent moins de 20 % des lycéens. Des chiffres « remarquablement stables depuis 2008 », souligne le rapport.

Les inégalités sont, là encore, accrues dans les 10 % des écoles les plus sélectives : en 2016-2017, la moitié de leurs élèves venait de 8 % des lycées généraux et technologiques français. A Polytechnique, HEC, l’Ecole normale supérieure (ENS) de la rue d’Ulm et à Sciences Po Paris, les Franciliens représentent entre 44 % et 57 % des effectifs. Dans les trois premières, un quart des étudiants avaient passé leur bac à Paris, alors que seulement 3 % des bacheliers sont parisiens.

Ces chiffres donnent une idée plus précise de l’ampleur de la tâche à accomplir pour que les diplômés des grandes écoles soient « à l’image de notre société aujourd’hui », comme la ministre de l’enseignement supérieur, Frédérique Vidal, le souhaite. Le gouvernement réfléchit à de nouvelles mesures pour atteindre cet objectif, dans le sillage des propositions du comité pour la diversité sociale dans les grandes écoles, présidé par Martin Hirsch.

Phénomènes d’autocensure

Le rapport montre par ailleurs que les résultats scolaires dans l’enseignement secondaire n’expliquent qu’une partie de ces inégalités. Si ces jeunes défavorisés socialement n’accèdent pas aux grandes écoles, c’est majoritairement dû aux choix d’orientation des élèves, plus qu’à leur niveau scolaire. Or ces choix sont aussi façonnés par des phénomènes d’autocensure ou limités par le manque d’information sur les formations. Les contraintes financières, lorsque les écoles sont coûteuses ou trop loin du domicile des parents (un tiers des écoles est en Ile-de-France, 70 % pour les plus sélectives), pèsent également.

De nombreux dispositifs ont été mis en place depuis 2005 pour corriger ces inégalités. Ils vont de l’accompagnement des élèves du secondaire, avec des programmes comme le dispositif « cordées de la réussite », à la création de voies d’admission parallèles au concours, en passant par les aides financières aux plus précaires. Leur « impuissance à amorcer une démocratisation des grandes écoles » est le signe, selon les auteurs du rapport, des limites de l’approche jusqu’ici privilégiée en matière de politique d’ouverture sociale : « Un foisonnement d’initiatives locales » encore trop« parcellaires », « sans réelle coordination nationale et rarement évaluées ».

« Il faut agir en amont des écoles, parce qu’on ne pourra rien changer tant qu’il y aura moins de 10 % d’élèves défavorisés en prépa », Julien Grenet, directeur de recherche au CNRS

« Il faut changer d’échelle pour espérer une évolution », affirme Julien Grenet. Et cibler les actions prioritaires. A ce titre, réformer les concours d’entrée, comme souhaitent le faire plusieurs établissements et comme le suggère le comité Hirsch, pourrait n’avoir qu’un effet limité. L’étude de l’IPP montre en effet que les inégalités sociales et territoriales dans les grandes écoles sont le reflet de celles qui existent dans les mêmes proportions dans les classes préparatoires et les écoles postbac. « Il faut agir en amont des écoles, parce qu’on ne pourra rien changer tant qu’il y aura moins de 10 % d’élèves défavorisés en prépa », ajoute le chercheur.

Le rapport insiste également sur le rôle joué dans le maintien de ces inégalités par les écoles qui recrutent directement après le bac. En dix ans, leurs effectifs ont augmenté de moitié. Or, la sélection sociale y est particulièrement forte, davantage que dans les classes préparatoires, et de manière « disproportionnée par rapport au niveau scolaire réel de leurs élèves », notamment en raison de leur coût.

Outre le travail à accomplir pour renforcer l’accompagnement à l’orientation au collège et au lycée, les auteurs soulignent l’importance d’élargir les aides financières. L’offre de formation devrait aussi être rééquilibrée sur le territoire pour réduire l’avantage des élèves franciliens. Autant de pistes proposées au ministère de l’enseignement supérieur par le comité Hirsch.

Dans l’immédiat, le débat sur l’ouverture sociale ne pourra « pas faire l’économie d’une réflexion plus générale sur la place à accorder à la discrimination positive », estime le rapport. Les quotas de boursiers dans les formations publiques, instaurés en 2018 dans la procédure Parcoursup, sont à cet égard « prometteurs » ; à condition d’en relever sensiblement le seuil et de les imposer à toutes les formations privées. La proposition est sur la table du ministère de l’enseignement supérieur.


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