samedi 2 janvier 2021

« C’est désormais dans l’intime que les femmes cherchent leur dignité »

Par Nicolas Truong   Publié le 1er janvier 2020



Directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Eva Illouz est une sociologue des émotions, qui a notamment publié Les Sentiments du capitalisme (Seuil, 2006) et La Fin de l’amour : enquête sur un désarroi contemporain (Seuil, 416 pages, 22,90 euros). Intellectuelle engagée dans les combats sociaux et politiques de son temps, elle analyse comment l’intime est devenu une question politique.

Qu’est-ce que l’intime ?

Pour bien comprendre ce qu’est l’intime, il faut le replacer dans le contexte de l’évolution du mariage. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, un mariage paysan ou bourgeois est une union dans laquelle on n’exprime ni son moi individuel ni ses émotions comme expression de sa singularité.

Le mariage n’est pas non plus le lieu de l’épanouissement des individus, c’est plutôt une institution sociale qui a pour vocation de mettre en œuvre les normes, les codes, les valeurs et les attentes de la société. Il peut y avoir de l’affection, mais dans ce type de mariage, les hommes et les femmes exécutent des rôles, sont différenciés, chacun cantonné dans sa sphère d’action – même si, dans les ménages paysans, les hommes et les femmes peuvent travailler ensemble.

« Créer un lien stable à partir de la subjectivité émotionnelle de deux individus est sociologiquement très complexe »

Chacun connaît sa place et sait y rester. Le mariage est le miroir des hiérarchies sociales, il est même fondé sur une sorte d’apartheid domestique : en se mariant, les femmes sont dépossédées de leurs droits. En Angleterre par exemple, la femme vit sous le régime de la coverture, une doctrine juridique selon laquelle le couple marié ne forme qu’une seule entité : la personnalité juridique de la femme est suspendue et déléguée à son mari.

A cette époque, la vocation de l’homme marié consiste principalement à créer de la valeur économique et celle de la femme à assurer la reproduction biologique et sociale de la famille. Le mariage est moins fait pour les individus que pour la société. C’est pour cette raison que dans certains Etats américains, au XIXe siècle, les célibataires doivent demander une dérogation spéciale pour habiter dans des villages ou des petites villes.

L’apparition du mariage d’amour et les grandes transformations politiques et culturelles du XXe siècle ne vont-elles pas changer notre rapport à l’intimité ?

Au XXe siècle, le mariage commence à assumer une vocation émotionnelle, il devient l’expression de l’individualité unique et irréductible de deux personnes entrant dans une union qui va reposer sur un contrat implicite : elle ne perdurera qu’autant qu’elle satisfera les besoins émotionnels des deux parties.

La catégorie de l’intime émerge quand on autonomise les sentiments, quand on leur donne une vie propre et quand on en fait la justification ultime des liens. Ceci est rendu possible par l’émergence du freudisme (qui met en avant l’intériorité comme moteur de l’action) et par la transformation de la famille qui devient ce que l’historien John Demos appelle une « serre émotionnelle », une famille de taille beaucoup plus petite, dont les membres expriment avec intensité les émotions qui les attachent.

L’intime se développe alors comme un nouvel idéal conjugal, mais va progressivement se détacher de l’institution. Pour les mariés, il ne s’agit plus de jouer des rôles dont la partition est connue à l’avance, d’obéir à des normes sociales, mais plutôt de construire ensemble et de façon égalitaire un monde commun, fait du face-à-face continu entre deux subjectivités. L’intime a donc trois caractéristiques : il est égalitaire, puisqu’il n’est pas fondé sur l’institution mais sur la subjectivité ; il est attribué au domaine du féminin, puisqu’il est domestique ; et il est le lieu où l’on peut exprimer son moi profond et authentique.

L’idéal moderne de l’authenticité est inséparable de l’émergence de l’intime comme nouvelle sphère d’interaction sociale. Créer un lien stable à partir de la subjectivité émotionnelle de deux individus est sociologiquement très complexe. L’intime devient un lieu paradoxal où les impératifs contradictoires de l’autonomie et de l’attachement doivent se conjuguer harmonieusement au travers de négociations incessantes. C’est pour cela qu’à partir des années 1970, la communication devient aussi centrale dans le couple.

Dans ce sens, je dirais que l’intime est une des façons les plus intéressantes de poser l’une des questions centrales de la sociologie, à savoir : qu’est-ce que la modernité, qu’est-ce qu’un individu moderne ?

Comment la crise due au Covid-19 a-t-elle mis notre intimité à l’épreuve ?

La crise sanitaire nous a assignés à la sphère du domestique, nous forçant à vivre de façon continue avec les membres de notre famille. Or, la première chose dont on s’est très vite aperçu, c’est que la plupart des appartements conçus par les planificateurs urbains, depuis les années 1960, n’étaient pas aménagés pour faire coexister les familles pendant des périodes prolongées.

Nous sommes de plus en plus individualisés et singularisés, mais l’architecture moderne et l’inflation immobilière ne nous permettent pas d’avoir des espaces individualisés puisqu’on vit, dans la plupart des appartements, dans une proximité constante des corps : salle de bains, cuisine et salon y sont partagés.

Cette intimité n’est supportable que si elle alterne avec la sphère publique, c’est-à-dire avec la possibilité de sortir de l’intime. Les femmes en savent quelque chose : pendant les périodes des fêtes, les violences conjugales augmentent. L’intimité intensifie les relations de pouvoir et n’est pas, pour beaucoup de femmes, un refuge doux et chaleureux, mais au contraire un espace social dangereux car coupé des autres. A Hubei [en Chine], il y a eu un nombre record de divorces après le premier confinement. Cela révèle que la proximité continue n’est pas viable dans l’intime.

La littérature abonde d’exemples de cette implosion de l’intimité : dès qu’ils se retrouvent en face-à-face, le couple formé par Anna Karenine et Alexis Vronski [dans le roman de Tolstoï], ou Solal et Ariane [dans Belle du Seigneur, d’Albert Cohen], se décomposent.

Avec le confinement, l’intimité est devenue un huis clos. Et la pièce de Sartre, précisément appelée Huis clos, est aussi une façon de montrer que des gens condamnés à vivre dans l’intimité constante de leurs désirs entrent dans un système de torture mutuelle. L’intime n’est vivable que lorsqu’il est sous-tendu par la sociabilité et la sphère publique, ce que Hannah Arendt appelait le « monde des apparences ».

En quoi l’amour est-il devenu une question politique ?

Il n’a jamais cessé d’être une question politique. L’amour courtois, par exemple, est un copier-coller de la relation que le vassal entretient avec le suzerain : l’amant qui s’agenouille devant sa dame imite l’hommage qu’il a par ailleurs rendu au seigneur. L’amour est toujours pris dans des relations de pouvoir et seule une mythologie puissante nous permet d’être aveugles à ses significations politiques et sociales.

« Seul le féminisme peut réaliser la vraie promesse de bonheur contenue dans l’utopie de l’intime »

Aujourd’hui, l’intimité devrait être un sujet brûlant pour l’Etat, parce qu’une grande partie des problèmes sociaux viennent de cette sphère chaotique, traversée de violence, de conflits et de contradictions.

L’autre raison est démographique : les naissances – qui sont fondamentales à l’économie – restent tributaires de ce que j’appellerais l’intimité organisée (notamment par le couple). Or, celles-ci tendent à diminuer en Occident, même s’il est plus facile de faire des enfants seul que par le passé. Quand l’intime est désorganisé – ce qui est le cas aujourd’hui –, la reproduction de la société est remise en cause. L’intime est donc la cellule élémentaire de l’organisme social.

Comment les femmes se sont-elles saisies de l’intime ?

Elles en ont fait une catégorie politique, car c’est désormais dans l’intime que les femmes cherchent leur dignité. L’accent mis sur le consentement, par exemple, est une façon de s’assurer que le libre arbitre de la femme est respecté à tout instant, parce qu’un être qui n’est pas libre perd sa dignité. C’est le troisième âge de la révolution féministe qui est encore très mal compris parce que, pour beaucoup, il semble exiger des comportements plus policés.

Or, à chaque fois qu’un groupe a acquis des droits et a été investi d’une dignité nouvelle, le comportement de ceux qui avaient du pouvoir sur lui s’en est trouvé contraint. Seul le féminisme peut réaliser la vraie promesse de bonheur contenue dans l’utopie de l’intime, qui repose sur le dépassement du pouvoir d’un sujet sur un autre. Et cela fait un siècle que les femmes invitent les hommes à se joindre à cette grande utopie.

Eva Illouz, sociologue des sentiments du capitalisme

Les émotions étaient le domaine réservé de la psychologie, Eva Illouz a contribué à en faire l’un des grands sujets de la sociologie. Alors que l’amour romantique est toujours recherché et mis en scène par les best-sellers et les publicités, Eva Illouz a mis au jour comment l’évolution du capitalisme contemporain transforme les sentiments.

Avec Pourquoi l’amour fait mal. l’expérience amoureuse dans la modernité (Seuil, 2012), elle analyse la transformation du vocabulaire de la souffrance amoureuse à travers la montée de nouvelles formes de choix et de sélection des partenaires. Dans Hard Romance : « Cinquante nuances de Grey » et nous(Seuil, 2014), elle essaie d’expliquer le phénomène de ce best-seller mondial par la structure aporétique du désir féminin, pris entre masochisme et visée d’égalité.

Avec La Fin de l’amour : enquête sur un désarroi contemporain (Seuil, 416 pages, 22,90 euros), elle étudie les conséquences affectives de la liberté sexuelle en y dressant un parallèle avec la liberté du marché. « C’est sans doute Belle du Seigneur qui m’a donné l’intuition que l’amour et le pouvoir social sont intimement liés, dit-elle. Je l’ai lu à 18 ans et la lecture plus tardive que j’ai faite de Pierre Bourdieu n’a fait que confirmer les intuitions sociologiques que j’avais rencontrées dans le grand livre d’Albert Cohen. » Le grand discours sur la séduction de Solal, unique dans la littérature, met en valeur l’importance du capital culturel dans l’attraction sexuelle.

Mobilisation pour l’égalité des citoyens arabes d’Israël

Surtout, Eva Illouz socialise ce que, d’ordinaire, on individualise. Elle explique comment l’évolution du capitalisme, à présent devenu technologique, modifie aussi bien l’économie que les relations sociales et la vie émotionnelle. Des recherches qu’elle mène entre la France et Israël.

Née en 1961 à Fès, au Maroc dans une famille juive sépharade, Eva Illouz est directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). « Je suis toujours ailleurs en quelque sorte », dit-elle. La France représente « des idéaux qu’Israël n’a pas réussi ou voulu implanter, notamment l’universalisme et la laïcité », déclare cette intellectuelle internationalement reconnue, qui ne cesse de se mobiliser pour une pleine égalité des citoyens arabes d’Israël, contre la politique de colonisation du gouvernement de Benyamin Nétanyahou, et se montre tout aussi préoccupée par la montée des antisémitismes en Europe et aux Etats-Unis.

Autrice de 13 livres traduits en 23 langues, récompensée en 2018 par le prix Emet pour l’ensemble de son œuvre, Eva Illouz s’inscrit dans la démarche initiée par l’école de Francfort et contribue ainsi au « renouveau actuel de la pensée critique », affirme le sociologue Luc Boltanski. Comme en témoigne la publication de Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies (coécrit avec Edgar Cabanas, Premier Parallèle, 2018) et des Marchandises émotionnelles (Premier Parallèle, 2019) dans lequel elle invente le concept d’« emodities », ces émotions fabriquées par le marché qui façonnent désormais notre psyché.

Mais il ne faudrait pas croire Eva Illouz désenchantée. Ses deux heures de marche par jour, son amour des siens et du travail bien fait – comme les livres de « ces immenses et sublimes poétesses femmes » Emily Dickinson, Anna Akhmatova et Wisława Szymborska, qui l’accompagnent presque à tout moment – lui permettent, entre autres, d’« échapper à la linéarité du temps et de la pensée ».


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