samedi 2 janvier 2021

Au lycée, le ton des amours


 


Par Laurène Daycard — 1 janvier 2021

Pages exraites du fanzine réalisé par des élèves du lycée Ernest Ferroul, de Lézignan-Corbières.

Pages exraites du fanzine réalisé par des élèves du lycée Ernest Ferroul, de Lézignan-Corbières. Photos DR

La journaliste Laurène Daycard a animé en 2020 un atelier d’écriture dans un établissement de l’Aude. A partir du mot «amour», des élèves de seconde professionnelle ont écrit des textes, rassemblés dans un fanzine en forme de journal intime collectif, où les drames personnels côtoient la légèreté adolescente.

«A quoi pensez-vous quand je vous dis "amour" ?» Plus de vingt paires d’yeux me fixent, avant de jeter tout ce qui leur traverse l’esprit sur une feuille. «Coup de foudre», «papouilles» et «c’est compliqué» ressortent. J’encourage ceux qui ont le trac de la page blanche : «Qu’importe ce que vous allez mettre, ce sera forcément bien, parce que vous aurez été le puiser en vous.»

Ce 7 janvier 2020, je lance l’animation d’un atelier d’écriture avec trois classes de seconde en filière professionnelle du lycée Ernest-Ferroul, de Lézignan-Corbières (Aude). J’ai 30 ans, je suis journaliste, aguerrie aux questions de genre, et j’ai envie de comprendre comment les ados vivent aujourd’hui le rapport à l’amour. A partir des textes, on créera un «fanzine», un journal fabriqué avec des ciseaux, de la colle, de vieux magazines découpés et une photocopieuse.

J’ai découvert au lever du jour l’établissement dans lequel je vais passer la semaine, un mastodonte de béton érigé en pleine zone industrielle, depuis 2016, pour fédérer la jeunesse des campagnes avoisinantes, environ 1 200 élèves. En salle des profs, Dominique Angelvy, le professeur documentaliste qui a impulsé ce projet, m’offre un café. Sa consœur Vanessa Le Berrigaud me claque la bise. Je viens de passer une nuit blanche, terrorisée à l’idée de retourner à l’école, mais cette fois-ci du côté de l’estrade. Voyant mes traits tirés, elle me glisse qu’elle a, elle aussi, passé une nuit affreuse. «La plupart des profs font des insomnies les veilles de rentrée»,sourit-elle, avant de pousser la porte du CDI. Je vais retrouver l’une de ses classes, en section «accompagnement, soins et services à la personne» (ASSP). Les deux autres, ce sont les bac pro «commerce» et «conducteur transport routier marchandises» (CTRM).

Amour «poids lourd»

A 15 ans, la plupart des élèves sont conscients que l’école est modelée selon une certaine hiérarchie du prestige. «On en a marre d’être pris pour des nuls sous prétexte qu’on est des pro»,s’agace Elliot (1), qui rêve de devenir concessionnaire automobile. «On a juste voulu se spécialiser plus tôt», renchérit Zoé, qui fera dans l’année un stage en boutique de lingerie.

Avec la section CTRM, en écho au mot «amour», «camion» revient le plus souvent. Ces ados rêvent, mangent et respirent poids lourds. La plupart des parents sont déjà routiers. «Les places sont chères dans cette filière,résume Katy Dupeyroux, leur professeure de lettres-histoire. Elles sont limitées et il y a des déçus chaque année.» C’est pourtant, de loin, la classe la plus dissipée. Des «ta gueule» et «fils de…» volent comme des balles de ping-pong entre les tables. Un jour, un élève fait même le singe, cris compris. «Ils sont parfois sans filtre», constate Katy. Les échanges en sont d’autant plus riches.

A «amour», ils répondent aussi beaucoup «mariage», quelques «porno», et un «le Dallas». «C’est quoi ?» Tous piquent aussitôt du nez sur leur feuille. Pour une fois, c’est le calme plat. Puis Adrien, petit brun au regard azur, ose prendre la parole : «C’est un club pour les garçons en Espagne.» A moins de deux heures de route, de l’autre côté de la frontière, La Jonquera concentre buralistes bon marché et maisons closes. Lors d’une autre séance, Kévin, le doyen du groupe du haut de ses 16 ans, m’écrira qu’il y est allé avec des cousins. «Cela n’a rien changé en moi, car j’avais déjà eu des rapports», assure-t-il.

Avec les ASSP, une classe de filles, je suis étonnée de lire autant de notions négatives dans leurs réponses : «possessivité», «jalousie». Je leur fais remarquer : «Ce sont les faux amis de l’amour.» Il y a aussi un «perte de temps». Celui-là vient de Samia. C’est l’une des rares à signer. Elle a rédigé en gros : «L’amour, j’y crois pas. C’est beau à la télévision, mais en réalité c’est dégueulasse.» La séance suivante, elle déclame sur du A4 : «En amour, tôt ou tard, la personne t’abandonnera. Comme tu l’as fait, maman. Un matin, tu es partie sans hésiter. Papa a pris le rôle d’une mère et d’un père.» Des larmes roulent sur son visage. Dans cette classe, il y en a beaucoup. Vanessa fait régulièrement des allers-retours dans le couloir pour consoler ses lycéennes. L’atelier prend une forme thérapeutique. Ces ados m’écrivent comme ils le feraient dans un journal intime.

«Sales expériences»

En fin de semaine, je leur prépare des phrases d’amorce, inspirées de ce qui a été dit autour du mot «amour» : «Comment sait-on si l’on est amoureux ?», «La personne que j’aime le plus au monde s’appelle…» Marie pioche plutôt «sujet libre», puis retourne aussitôt au fond de la salle pour noircir plusieurs pages, des ronds sur tous les «i». C’est le récit de son coming out : «Je jouais à "cap ou pas cap" avec des amies. Elles m’ont dit "embrasse une fille". Je l’ai fait. Tout a changé ce jour-là.» Elle relève la tête pour me dire que c’est «bien accepté»au lycée. En revanche, d’après son texte, ce n’est pas pareil en famille : «Mon père m’a dit : "Sale lesbienne, dégage de là."»

Dans la cour de récréation, Marianne, une brindille ensevelie sous une doudoune, m’alpague. Elle sait que j’enquête souvent sur les violences sexistes. Elle veut me parler, alors on part à la cantine ensemble. Quand elle pose son plateau face à moi, elle amorce : «C’était l’an dernier, j’étais à une soirée…» Elle marque une pause. A ce moment-là, je connais déjà la suite. Je le sais parce que c’était pareil quand j’étais adolescente. Il y avait déjà des histoires de garçons prenant prétexte de l’état d’ébriété de leurs camarades pour abuser d’elles. On en parlait surtout comme de «sales expériences»,pas encore d’«attouchements», le terme utilisé par Marianne, et encore moins d’«agressions sexuelles». «C’était mon meilleur ami, depuis la maternelle,précise-t-elle. J’avais confiance en lui.»

Je lui demande si sa mère ou l’infirmière scolaire sont au courant. Puis je lui partage le contact d’associations féministes pour les jeunes, comme En avant toute(s). Au-delà, que dire à une jeune fille dont la première expérience intime avec un garçon n’a pas été consentie ? «Il n’avait pas le droit», «C’est injuste» «Tu peux porter plainte, si tu le souhaites». Je finis par demander : «De quoi aurais-tu besoin de ma part ?» Elle me répond : «D’être entendue.» C’est aussi simple que ça. C’est aussi triste que ça.

«Appels de fards»

L’ambiance est plus légère lorsque je reviens, un mois plus tard. On amorce les travaux pratiques et les élèves se prennent au jeu. Les ASSP de Vanessa imaginent un guide de la drague sur les réseaux sociaux. Léa, jusque-là plutôt discrète, distille d’un ton docte ses conseils. La règle d’or : savoir faire des «appels de fards» - non, ceci n’est pas une faute d’orthographe. Mode d’emploi : «Mettre "j’aime" sur TOUTES ses photos», mais aussi «lui envoyer des flammes sur Snap. Lui faire croire que c’est une fausse manip». L’objectif : préparer le terrain via les applications pour passer à l’attaque au lycée, sans risquer «de se faire tèj».

A la récréation, je retrouve Marianne, qui arbore fièrement un énorme suçon au cou, le sourire jusqu’aux oreilles. «A dans un mois !» j’annonce à tout le monde, avant de repartir pour Paris.

Je vais mettre six mois à honorer le rendez-vous. Un chapitre surprise s’intercale entre les pages du fanzine : le coronavirus. Le lycée ferme. J’échange quelques SMS épars avec les profs. Vanessa m’envoie des nouvelles de ses lycéennes : «Toutes semblent avoir la santé, mais la démotivation est grande…» Quand je reviens clôturer le projet, en octobre, les enseignants font encore les comptes du confinement. «Dix pertes sur une vingtaine», solde Vanessa. Plutôt un bon score, positive-t-elle.

«Vous savez, y a pas que les élèves qui ont décroché. Y a des profs aussi», lâche Matis, un CTRM de «17 ans en novembre». Dans le fanzine, son texte s’intitule «Solitude». C’est un souvenir d’enfance : «Quand on est chauffeur routier et que l’on part la semaine […], peut-on dire que l’on est égoïste ? On choisit de ne pas voir son bébé grandir. Tous les samedis soir, quand il rentre, son bébé ne le reconnaît pas. Il connaît juste son prénom, "papa".» Lui aussi est content d’être de retour. «On se marchait sur les pieds à la maison.» Sonia, assise à côté, un gigantesque sweat-shirt orange sur le dos, faux ongles blancs à rallonge, se retourne : «J’ai suivi les deux premières semaines, et après, vacances !» Puis, plus sérieuse : «Bon, ça me fait du bien de revenir parce que c’était que des embrouilles avec ma famille.»

«C’est une fille bien»

Je trouve qu’ils ont bien grandi. En centimètres, mais surtout en maturité. Je ne capte qu’un ou deux «fils de…». Certains se claquent la bise, masqués. Katy soupire : «Le partage de bouteilles d’eau ne devrait plus se faire, mais ça a aussi du mal à rentrer.» Cette semaine-là, un premier cas positif depuis la rentrée sera détecté, et des cas contacts seront placés à l’isolement.

Au fond, Kévin et Adrien friment avec leur sacoche Vuitton. «Y a même le numéro de série»,s’enflamme Kévin, masque sous le nez. «Qualité allemande !» Il s’est mis en couple avec Laura, brune aux yeux bleus. «C’est une fille bien», confie-t-il pudiquement. Il me dit aussi qu’il a menti : il n’est jamais allé au Dallas. «J’ai pas encore 18 ans, madame !»

En bac pro commerce, plusieurs lycéennes collent la page «Comment sait-on si c’est de l’amour ?». C’est une œuvre collective réunissant leurs diverses réponses : «On se met une mèche de cheveux derrière l’oreille lorsqu’on la voit», «C’est l’avoir tout le temps dans la tête», «On est trop triste quand on voit "remis il y a une heure" sur Snap».

L’une d’elles porte un crop-top sous son sweat «Bad Girl Club». Je les questionne sur la polémique autour de ce type de mini-tee-shirt qui a animé la rentrée. Le 14 septembre, elles ont répondu à l’appel pour en porter au lycée, lancé sur les réseaux sociaux. En «robe décolletée», souligne fièrement Zoé, et bandeau pour Mélissa. Elle s’indigne : «Depuis que je suis au collège, on me dit que ce que je porte est toujours trop court. J’ai été collée pour un combishort pendant la canicule. Les garçons mettent ce qu’ils veulent et on ne leur dit jamais rien !» Sa comparse renchérit : «C’est eux qu’il faut éduquer. Pas à nous de changer !» Je les laisse alors qu’elles entonnent en chœur Balance ton quoi, le tube d’Angèle.

«Tant que tu es heureuse…»

Je croise ensuite Marianne, l’air encore plus frêle. Cet été, m’explique-t-elle, un garçon l’a violée. Elle était chez lui, et elle avait bu beaucoup trop de vodka. Lui non. Il l’a pénétrée pendant qu’elle somnolait, se remémore-t-elle. Elle me dit qu’elle a fait une tentative de suicide. «J’ai été suivie par un pédopsychiatre. Et cette fois-ci, j’ai compris que je ne suis pas la fautive.» Elle a porté plainte. Par téléphone, son avocate m’indique ne pas encore savoir où en est l’enquête de police. Je reparle à Marianne d’associations, mais je me sens surtout impuissante. Et en colère. La culture du viol se perpétue. Au lieu de perdre son temps à débattre sur la taille des tee-shirts dans les cours de récréation, ne faudrait-il pas plutôt se demander comment il est possible qu’un garçon de 16 ans pénètre une amie dans les vapes ?

La sonnerie retentit. Je retrouve au CDI les ASSP. «Pas de pleurs, cette fois-ci», je rigole avec douceur. Elles mettent en pages leurs récits par petits groupes. Samia colle son texte baptisé «Abandon». Marie s’occupe de celui sur son coming out. J’en profite pour prendre de ses nouvelles. «Deux ans et deux mois avec ma copine», réplique-t-elle du tac au tac. Puis son regard s’embue. «Avec mon père, on a enfin parlé pendant le confinement. Il m’accepte maintenant telle que je suis. Il m’a dit : "Tant que tu es heureuse, c’est l’essentiel."» Elle actualise la chute de son texte : «Avec mon père, c’est un peu dur, mais il accepte.» Ce n’est pas encore tout à fait un happy end, mais on s’en rapproche. Je souhaite que ça le soit un jour, pour Marie, Samia, Marianne, Matis, Kévin et tous les autres.

(1) Les prénoms des élèves ont été modifiés.


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