jeudi 28 janvier 2021

Anne-Laure Dalibard, dérivée volontaire dans un océan d’équations

Par    Publié le 24 janvier 2021

La co-lauréate du prix Maurice-Audin 2020 se consacre notamment à l’analyse des flux océaniques, et fait avancer la cause des femmes dans son domaine.

Anne-Laure Dalibard à Paris, le 21 janvier.

Sa collègue Laure Saint-Raymond nous avait prévenu. « Elle joue très collectif. » Dans le monde des mathématiques, plutôt façonné par le mythe du génie solitaire, cela pouvait surprendre. Et de fait, la seule exigence, ou plutôt une demande appuyée – « c’est important pour moi » – qu’Anne-Laure Dalibard, professeur à Sorbonne Université, ait adressée au journaliste venu brosser le portrait de la lauréate du prix Maurice-Audin de mathématiques a été que le nom de ses co-lauréats soient mentionnés. Ils s’appellent François Delarue, Mohammed Hichem Mortad, et Ali Moussaoui. Un Français, deux Algériens, de quoi respecter la stricte parité nationale imposée par cette prestigieuse récompense, créée en mémoire du jeune mathématicien assassiné par des militaires français pendant la guerre d’Algérie.

Les mathématiques seraient donc un sport collectif ? Dans son petit bureau du site de Jussieu, à Paris, la jeune professeure des universités, âgée de 38 ans, sourit sous son masque de tissu bleu à motifs blancs. « Pas seulement, mais oui. Quand on débute dans la carrière, on exige de vous que vous montriez une grande autonomie, et que vous signiez des articles seul. Mais si je regarde les miens, depuis dix ans, je n’ai écrit qu’en collaboration avec d’autres. Par ailleurs, c’est vrai que j’aime échanger avec mes collègues, confronter mes idées aux leurs, avec les physiciens et les océanographes, aussi, de plus en plus. Mais je suis théoricienne et j’ai besoin de vraies plages de solitude pour aller au fond des problèmes et avoir le sentiment que je les maîtrise vraiment. »

Théorie et traces de craie

Beaucoup d’informations dans une seule citation. Alors résumons : Anne-Laure Dalibard est théoricienne, le tableau noir et les craies sur le mur en sont la preuve, les spécialistes des mathématiques appliquées leur préférant les tableaux vitrifiés et les feutres. « Je l’ai surtout fait changer parce que je me mettais des traces de feutre sur le visage, corrige-t-elle. La craie, ça se voit moins et ça part. » Il n’empêche : elle est bel et bien théoricienne, option équations aux dérivées partielles.

« J’ai découvert le plaisir que j’avais à me plonger dans un problème, ne penser qu’à ça, m’y perdre, puis laisser reposer et voir la clarté apparaître, dans un processus cognitif sans contrôle de ma part. » Anne-Laure Dalibard

Tout un monde que celui des « EDPistes », une communauté particulièrement vivante en France, qui a déjà donné au pays plusieurs médailles Fields (comme Cédric Villani et Pierre-Louis Lions). L’idée consiste souvent à mettre en équations des phénomènes réels, à multiples variables. Des équations non linéaires que les autres branches des mathématiques jugent bien souvent horribles tant elles sont longues et complexes et « auxquelles on essaie d’apporter des solutions sans jamais parvenir à en donner une formule », précise Anne-Laure Dalibard. Une solution sans formule ? « On opère une analyse qualitative : existe-t-il une solution ? Est-elle unique ? Quelles sont ses propriétés ? Est-elle “gentille” ou trouve-t-on des irrégularités ? Rencontre-t-on des comportements explosifs ? Pour cela, on a très peu de théorèmes généraux disponibles. Donc on essaie de choisir les bons outils, ce qui demande un peu d’intuition, et ensuite, on repart un peu de zéro. C’est un travail à la fois abstrait et artisanal, c’est ce que j’aime. »

Analyser un problème et buter sur des embûches jusqu’à trouver une solution. C’est bien cette expérience qui a conduit la jeune élève de terminale, qui a grandi dans une famille de scientifiques (son père est physicien, aujourd’hui professeur au Collège de France, sa mère est agrégée de mathématiques, passée dans l’industrie), vers une carrière mathématique. « Nous avions un prof de maths formidable. Il donnait des exercices supplémentaires facultatifs, un peu plus difficiles. J’ai séché sur l’un d’eux pendant des jours… et des nuits. Et un matin, je me suis réveillée avec la solution. Pas la plus élégante, mais elle fonctionnait. J’ai découvert le plaisir que j’avais à me plonger dans un problème, ne penser qu’à ça, m’y perdre, puis laisser reposer et voir la clarté apparaître, dans un processus cognitif sans contrôle de ma part. »

Le goût de la collaboration

Là voilà donc sur « les rails français », comme elle dit. Classes préparatoires, Ecole normale supérieure, et tout de suite un goût pour les problèmes de maths « ancrés dans la réalité ». Sa thèse, conduite sous la direction de Pierre-Louis Lions, elle la consacre aux phénomènes d’homogénéisation. « Tirer des propriétés théoriques macroscopiques d’observations et d’analyses microscopiques », résume-t-elle.

« Elle sait prendre du recul et avoir une vue d’ensemble. Mais elle met aussi les mains dans le cambouis et ne se décourage pas devant les obstacles techniques. » Laure Saint-Raymond

Dans son jury siège Laure Saint-Raymond. Rapidement recrutée au CNRS, c’est avec cette mathématicienne « brillantissime » qu’Anne-Laure Dalibard se lance dans l’étude théorique des flux océaniques. Car oui, l’océan et la mécanique des fluides cachent une flopée de questions mathématiques. Par exemple comprendre ce que la viscosité d’un fluide en rotation entraîne près des bords, ce qui, compte tenu notamment de la rotation de la Terre, sera très différent à l’ouest et à l’est, au nord et au sud. Ou encore les conséquences de bords rugueux sur les régimes d’écoulement. Les effets liés à la stratification et les différentes densités dans la colonne d’eau posent eux aussi de profondes questions mathématiques auxquelles, ensemble, les deux mathématiciennes se sont confrontées.

« Travailler avec elle est très agréable et toujours fécond, explique Laure Saint-Raymond. Son esprit est très clair, elle sait prendre du recul et avoir une vue d’ensemble. Mais elle met aussi les mains dans le cambouis et ne se décourage pas devant les obstacles techniques. Je suis un peu plus paresseuse, j’admire sa persévérance. »

Ce goût de la collaboration et les sujets qu’elle aborde ont naturellement conduit Anne-Laure Dalibard à de multiples échanges avec ses collègues physiciens, géophysiciens, océanographes. Elle en a même convié certains à participer au trimestre consacré aux « mathématiques du climat et de l’environnement », qu’elle a co-organisé à l’Institut Henri-Poincaré, une Mecque des maths en France. « J’essaie de plus en plus de trouver des sujets qui soient riches et stimulants pour nous et pertinents pour eux. Mais ce n’est pas toujours simple. » Témoin ce long article de près de 100 pages, publié en 2019 avec le mathématicien tunisien Nader Masmoudi, du Courant Institute de New York, consacré à des phénomènes de « séparation de couches limites ». La chercheuse se lève, attrape une craie, et d’un dessin, où un fluide coule autour d’un cylindre, en explique les enjeux, déjà partiellement élucidés par une équipe anglaise. « Plusieurs années de travail, reprend-elle. On était assez contents. Un beau résultat de maths. Mais dans certaines communautés, les anciens résultats suffisaient largement. » Elle respire. « Il faut rester humble. »

Souci de justice et d’équité

Humble mais combative. Mère de deux enfants, elle connaît les difficultés rencontrées par les femmes dans les carrières scientifiques. « Ça commence dès les classes prépa, cette culture compétitive et souvent potache. Moi, mes parents avaient les codes et m’ont soutenue. Ensuite, j’ai eu la chance de rencontrer Laure Saint-Raymond, mathématicienne stratosphérique et mère de famille, qui m’a montré que c’était possible. Mais les obstacles sont réels. » Salle d’allaitement, congé de maternité pour les doctorantes, chasse aux biais dans les lettres de recommandation, dénonciation des comportements sexistes et de harcèlement… Autant de dossiers qu’elle porte à la tête de la commission parité du laboratoire Jacques-Louis Lions, mais aussi à la Société de mathématiques appliquées et industrielles (SMAI), dont elle est secrétaire générale.

Un simple souci de justice et d’équité pour cette femme qui souligne n’avoir « jamais souffert d’être dans un milieu masculin »« Mais depuis quelques années, je travaille de plus en plus avec d’autres femmes, poursuit-elle. Ce n’est pas une histoire de maths, c’est juste humain. » « On travaille ensemble d’abord pour des raisons mathématiques, appuie sa jeune collègue Charlotte Perrin, chargée de recherche au CNRS, à Marseille. Mais notre condition de femme nous rapproche. Pour moi, c’est évidement un exemple. » Les mathématiques, un sport collectif féminin ?


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