mardi 19 janvier 2021

A Sevran, un jardin maraîcher pour allier deux « besoins essentiels » : se nourrir et travailler


Par un matin frais de décembre, à l’heure où la terre givrée crisse encore sous les pas, Samuel bêche et griffe le sol, tandis qu’Angelica s’occupe du monticule de compost et qu’Erdinc surveille les plants de mâche sous serre. A Sevran (Seine-Saint-Denis), à quelques minutes de la gare de RER, entre le stade Jean-Guimier et le quartier du Pont-Blanc, le jardin Aurore est un lieu à part : ici, on produit soixante-dix variétés de légumes bio sur un peu plus de 1,2 hectare. Pas de professionnels du maraîchage, les dix-huit salariés sont en insertion, en contrat aidé sur plusieurs mois, le temps de remettre le pied à l’étrier et de bénéficier d’un accompagnement social.

Valérie Eboronzine et Hafça Chokri s’activent pour préparer les paniers de légumes : cette semaine, choux romanescos, pommes de terre, betteraves, oseille et courges viennent garnir les sacs en toile de jute, dont réchappent de généreuses feuilles de fenouil d’un vert éclatant. Chaque mercredi, des familles adhérentes de Sevran ou d’un peu plus loin récupèrent un panier. Comme pour les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne, la vente des légumes repose sur la régularité et l’engagement des adhérents et, depuis quelques années, les mêmes paniers sont aussi distribués à petit prix (2 ou 3 euros selon la taille du sac, contre 10 à 16 euros au tarif habituel) aux salariés du jardin, ainsi qu’à des familles au revenu faible. Hafça, qui travaille depuis six mois dans le jardin, repart régulièrement avec son sac de légumes. « J’ai deux enfants gourmands et j’ai découvert de nouveaux légumes avec ces paniers, comme la courge spaghetti ou le chou kale », dit l’ancienne auxiliaire de vie.

Les paniers sont préparés très tôt le matin pour être livrés, à Sevran (Seine-Saint-Denis), le 9 décembre.

Le lendemain matin, c’est dans le centre social La 20e Chaise, à Paris (20e arrondissement), que s’effectue une partie de la distribution à petits prix. Esther, Lim et Richard viennent récupérer leurs paniers et transvasent le contenu dans leur cabas personnel. L’occasion d’examiner de près la récolte de la semaine : « C’est quoi ça ? De l’oseille ? Avec quoi vous la préparez ? – Vous savez que le fenouil, c’est bon pour les brûlures d’estomac ? – Et pour les hormones aussi, paraît-il ! » Au moment du déballage, les conseils de recettes fusent. Pour les feuilles de fenouil, justement, certains suggèrent d’en garnir des nems, d’autres de les utiliser dans des préparations de couscous au poisson. Souvent, les seniors, qui ont davantage de savoir-faire avec les légumes anciens, suggèrent des idées de préparation aux plus jeunes. Pour aiguiller les familles, une fiche recette est également glissée chaque semaine dans le panier.

Des membres de l’association s’activent dans la zone du compost qui sert d'engrais pour les cultures du terrain, à Sevran, le 9 décembre.

Ecosystème

C’est un véritable écosystème qui s’est mis en place autour de ces légumes bio sevranais, permis par la mobilisation et la conjugaison de plusieurs acteurs. Il y a d’abord Aurore, association d’insertion historique, qui a repris en main, en 1997, ce terrain sevranais en friche pour en faire des cultures maraîchères. Lamri Guenouche en est aujourd’hui le responsable. Cet ingénieur agronome, qui travaillait avant dans la grande distribution, a pris la tête du jardin il y a une dizaine d’années. « Nos salariés en insertion ont beaucoup de mérite ; le maraîchage peut être difficile. Mais, avec le travail de la terre, on voit tout de suite le fruit de ses efforts », raconte M. Guenouche, fier de l’implantation de ce jardin au cœur de Sevran, commune où le taux de chômage dépasse les 20 % de la population active et dont un tiers des habitants vit sous le seuil de pauvreté.

A l’association, les 18 salariés sont en insertion, en contrat aidé sur plusieurs mois.

Il y a aussi l’association Ernest, qui finance le différentiel de prix sur les paniers solidaires. Créée en 2013, elle repose sur l’engagement de restaurateurs à instaurer une légère majoration sur leurs additions (dénommée le « pourmanger »), à la discrétion de chaque établissement, en fonction de son modèle économique (20 centimes par plat par exemple, ou 50 centimes par couvert…). Adopté par plus de deux cents restaurateurs, ce principe finance la majeure partie des paniers de légumes de cent quarante familles. Avec le confinement et la fermeture des restaurants, les sommes récoltées se sont taries, mais l’association a pu maintenir ses activités grâce à des subventions publiques.

Les paniers terminés sont entreposés dans une chambre froide avant d’être livrés le lendemain.

L’identification des bénéficiaires et la distribution des paniers sont, elles, assurées par des travailleurs de centres sociaux partenaires. Le critère se fait selon le quotient familial ou le niveau de revenus. « On voit que les légumes sont très frais, bio. J’apprécie tout », s’enthousiasme Esther Chemla, 70 ans, venue avec sa petite-fille. Oummou Doucouré, mère de deux enfants, sans emploi, apprécie de pouvoir cuisiner des produits frais à ses enfants. « Ma fille a redécouvert les haricots verts. On les mange nature, comme des chips. » Les années précédentes, La 20e Chaise organisait régulièrement des repas dans ses locaux, « comme au restaurant », et des ateliers cuisine, mais, cette année, Covid-19 oblige, ces activités ont été suspendues.

Le jardin Aurore est également membre du Réseau Cocagne, un réseau trentenaire de cent dix jardins d’insertion par le maraîchage, qui, depuis une dizaine d’années, développe un programme de paniers solidaires. Au sein du Réseau Cocagne, on défend l’idée d’une « citoyenneté alimentaire », qui passe par l’accès à de bons produits frais, la défense d’une agriculture respectueuse de l’environnement, mais aussi l’éducation au goût. « Les jardins de Cocagne, c’est l’alliance entre deux besoins essentiels : vous avez besoin de légumes, ils ont besoin de travail, résume Dominique Hays, président du réseau. On vise une fonction sociale et une fonction nourricière. Notre objectif est que chacun puisse reprendre en main son destin alimentaire. »

L’association Aurore produit 70 variétés de légumes bio sur un peu plus de 1,2 hectare.

« Double enjeu de solidarité »

Nadine, autoentrepreneuse de 60 ans, explique que, depuis qu’elle prend chaque semaine les paniers à La 20e Chaise, elle a perdu du poids. « Je mange beaucoup plus de légumes, et nettement moins de féculents. J’ai même appris à apprécier des légumes que je pensais ne pas aimer, comme les blettes. » Angelica Medrea, 45 ans, employée du jardin de Sevran, qui repart aussi chaque semaine avec son panier, raconte l’importance à ses yeux d’avoir des légumes à bon prix. « J’ai deux enfants de 21 et 17 ans, et ma fille est en surpoids. Je fais en sorte qu’elle mange plus de produits frais. »

Fouad a travaillé dans le bâtiment et la location de jet-ski. Au début, le travail au jardin était difficile. « Maintenant, c'est ma maison. »

Si le principe des jardins de Cocagne est unique par sa dimension d’insertion sociale, l’enjeu plus large de la relocalisation de l’aide alimentaire se pose de façon croissante. Selon le ministère de la santé, 8 millions de personnes ont eu recours aux distributions alimentaires en 2020, de façon ponctuelle ou régulière, soit plus d’un Français sur dix. L’aide alimentaire en France est principalement assurée par quatre associations agréées par l’Etat – la Fédération française des banques alimentaires, les Restos du cœur, le Secours populaire et le Secours catholique – et leurs 200 000 bénévoles. L’essentiel des denrées fournies est acheté en circuit long, avec des commandes effectuées par l’office FranceAgriMer, et la récupération d’invendus de supermarchés. Un système que l’Inspection générale des affaires sociales avait jugé trop complexe et ne permettant pas une bonne traçabilité, selon un rapport publié fin 2019.

Des initiatives commencent à prendre forme, à diverses échelles. Dans l’Hérault, les Restos du cœur s’approvisionnent, pour 85 % de leurs fruits et légumes, à l’échelle locale. Le confinement a par ailleurs fait lever plusieurs verrous, et des associations ont pu mettre en relation directe des familles avec des producteurs locaux. « Il y a un double enjeu de solidarité à recoupler l’aide alimentaire avec les circuits courts », explique Yuna Chiffoleau, directrice de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, et spécialiste des circuits courts. « Vis-à-vis des agriculteurs, notamment les producteurs de taille intermédiaire, qui sont en grande difficulté et peuvent y trouver des nouveaux débouchés, et vis-à-vis des bénéficiaires en leur permettant de redevenir acteurs de leur alimentation. » 

La ratatouille produite avec les légumes du jardin, l’un des produits du panier de la semaine de l’association Aurore, à Sevran, le 9 décembre.

« Penser le système plus globalement »

Lundi 14 décembre, face aux membres de la convention citoyenne pour le climat, le président Macron a repris à son compte l’une de leurs propositions portant sur les chèques alimentaires pour les personnes à faible revenu, pour des achats en circuit court ou de produits bio. La mesure n’avait jusqu’alors pas été adoptée par le gouvernement.

Il reste que l’objectif de toute politique d’aide alimentaire est de permettre aux bénéficiaires d’en sortir. « L’aide alimentaire n’est qu’une solution d’urgence, il faut penser le système plus globalement », plaide Mme Chiffoleau. « Le Réseau Cocagne, par son travail [sans prétendre être un modèle reproductible en masse], a su ouvrir des voiesIls ont une vraie expérience et antériorité sur les sujets de mixité, d’accessibilité et de pédagogie. Ce sont un peu des lanceurs d’alerte », assure la chercheuse en sociologie.


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