dimanche 22 novembre 2020

Karine Lacombe, infectiologue : « Mon métier me porte, me nourrit, m’enthousiasme, m’envahit »


La crise sanitaire provoquée par la pandémie de Covid-19 a bouleversé le quotidien de Karine Lacombe, infectiologue et chef de service à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris. Elle le raconte dans une BD autobiographique, La Médecin (dont on trouvera la critique ici), qui nous entraîne dans les coulisses d’un hôpital pris dans une incroyable tempête.

Je ne serais pas arrivée là si…

… si je n’étais pas issue d’une famille très modeste marquée par la migration : le voyage, le mouvement, la volonté d’aller de l’avant, de ne pas s’arrêter, d’avancer coûte que coûte. Côté maternel, c’est la figure de mon grand-père qui a été prégnante : républicain espagnol, il s’est battu pendant la guerre civile, puis a traversé à pied toute l’Espagne pour fuir le franquisme et gagner la France, a été interné de longs mois dans le camp d’Argelès-sur-Mer (Pyrénées-Orientales) avant de remonter, toujours à pied, vers la Normandie et d’y trouver du travail, en 1940, comme commis agricole puisque les hommes français étaient partis à la guerre. Il n’a jamais revu ses parents vivants et n’était que douleur.

Je le revois au bout de la table, baragouinant le français et s’emportant parce que personne ne le comprenait. Ni ma grand-mère, ancienne bonne à tout faire, placée à 14 ans ; ni ses six enfants à qui il avait interdit d’apprendre l’espagnol. En aucune façon ils ne devaient avoir des réflexes d’immigrés dans leur pays de naissance, même si on les qualifiait d’« espingouins » à l’école.

Et côté paternel ?

Là encore, histoire de marche et de résistance. L’épopée de pépé nous a été contée mille fois. Celle d’un montagnard d’entre Savoie et Dauphiné, fait prisonnier au fin fond de l’Allemagne de l’Est et revenu à pied, au terme d’un long périple à travers l’Allemagne et la France. J’ai gardé, enracinée en moi, cette idée qu’il ne fallait jamais s’arrêter. Si l’on arrête, on meurt. Car la vie, c’est la fight (« le combat »). Je le ressens ainsi. Mes amis rigolent de cette formule un peu ridicule, et enfantine. Mais je persiste. Cela me vient de très loin.

C’est un mantra tonique… mais épuisant !

Exactement ce que me disent mes proches : tu te bats, tu ne te poses jamais, tu es fatigante ! En fait, j’épuise. Cela explique sans doute que j’aie trois enfants de trois papas différents… J’épuise les gens, toujours portée par cette idée de la fight. On est tous façonnés par notre histoire familiale, inscrite elle-même dans la grande histoire.

La « fight » passait-elle par l’éducation ?

Ah oui ! La foi dans l’enseignement est très forte dans la famille. Le père de mon grand-père espagnol était instituteur en Andalousie au début du XXsiècle. Et à ma mère, aînée de la fratrie, on a toujours dit : « Tu seras institutrice. » C’était aussi ce que son instituteur avait prédit à mon grand-père paternel, reçu au brevet « premier de son canton ». Malheureusement, comme c’était l’aîné de la famille, il a dû reprendre la ferme et la guerre est arrivée, contrariant les vocations. Mais l’idée était bien ancrée : c’est par le savoir qu’on monte dans la hiérarchie sociale.

Ma mère, institutrice, et mon père, ouvrier dans une papeterie, nous ont donc poussés dans les études, mon frère et moi. « L’école ! L’école ! », répétait ma mère. Notre salut passait par là. Mais elle nous faisait confiance. On ne dira jamais assez l’importance de la confiance des parents pour donner des ailes aux enfants.

Nourrissiez-vous un rêve ?

Depuis l’âge de 4 ans, je voulais être docteure. Comme notre médecin de famille, ce monsieur charismatique et bourru qui débarquait à la maison le jour, la nuit, le week-end, posait sa vieille sacoche, écoutait à l’oreille plutôt qu’au stéthoscope et faisait des piqûres dans les fesses quand on allait très mal.

Il vous fascinait donc ?

Et comment ! Il avait les cheveux très blancs, portait moustache et favoris, et représentait le savoir. Derrière l’énorme bureau en bois de son cabinet, il y avait une immense bibliothèque pleine de livres, notamment ceux de Louis-Ferdinand Céline dont il était un admirateur fervent. « Lorsque tu pourras lire Voyage au bout de la nuit, tu sauras ce que c’est d’être docteur », m’a-t-il dit un jour, me pressentant plus littéraire que matheuse.

Cette image puissante a inspiré mon enfance et mon adolescence. En terminale, j’ai pourtant vacillé et pensé qu’après tout, on n’était pas obligé de s’en tenir à un rêve de gamine. J’ai songé au journalisme, puisque j’aimais écrire. Mais quand il a fallu confirmer mon inscription aux écoles, j’ai rebroussé chemin et me suis inscrite en fac de médecine. Impossible d’être infidèle à mon désir d’enfant.

Parleriez-vous de vocation ?

Je le pense, car je ne me verrais pas faire autre chose. Ce métier me porte, me nourrit, m’enthousiasme, m’envahit. Trop, disent mes enfants. Mais comment faire ? C’est un sacerdoce. Et la pandémie actuelle a soudain donné un sens à tout ce que j’avais fait. Comme si le chemin parcouru – études, rencontres, expériences, sacrifices d’ordre privé parfois douloureux – n’avait eu d’autre objet que de me préparer à cela. Cela peut paraître prétentieux, je vous assure que cela ne l’est pas : à tout juste 50 ans, j’ai l’impression d’être parfaitement à ma place.

Pourquoi avoir choisi comme spécialité l’infectiologie ?

C’est d’abord la santé publique que j’ai choisie. C’est-à-dire la santé dans ses dimensions sociales, psychiques, économiques, politiques, et pas seulement le soin au malade. L’infectiologie est venue plus tard, sous l’influence de mon goût des voyages et mon envie d’aider les populations les plus vulnérables que personne ne regarde : pauvres, émigrés, drogués, travailleurs du sexe, prisonniers. Dans les pays en voie de développement, les pathologies dont on meurt le plus relèvent de l’infectiologie. Quand j’étais interne, j’ai fait de nombreuses missions avec Médecins du monde, au Vietnam puis en Afrique. J’ai alors travaillé sur le sida et l’élimination de l’hépatite C.

Et puis je me suis arrêtée un an pour partir en Chine en 4 × 4 avec le père de ma fille aînée. Tout au long de la route, j’ai bossé dans des dispensaires. Rien de sophistiqué, juste de la médecine générale. Mais ce sentiment d’avoir pour tout bagage un métier de soins était extraordinaire. Je suis rentrée enceinte. Et dis toujours à ma fille, aujourd’hui en cinquième année de médecine, qu’elle est au fond une petite Pakistanaise.

Vos choix, alors, ont-ils été redéfinis ?

J’ai surtout eu la chance, à ce carrefour, de rencontrer, à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, un chef de service qui a été comme un second père, le professeur Pierre-Marie Girard, qui dirige aujourd’hui le réseau international de l’Institut Pasteur. C’est lui qui m’a encouragée à me lancer dans un cursus universitaire. Thèse de médecine, thèse de sciences… C’est dur, c’est long, surtout si l’on a à cœur de construire parallèlement une vie de femme qui fait des enfants, jongle avec les horaires de la crèche et les gardes à l’hôpital, court perpétuellement, convaincue de devoir prouver sa compétence deux fois plus que les hommes et certaine de n’en faire jamais assez.

Autocensure, syndrome de l’imposture, interrogations constantes sur la légitimité… Toutes les femmes connaissent ça. Et quand elles parviennent à surmonter leurs doutes pour accepter une invitation sur des plateaux télé, elles se prennent en boomerang les sarcasmes de collègues machistes qui les renvoient à leurs malades ou leur foyer.

Le machisme n’épargne-t-il guère le monde de la médecine ?

Bien sûr que non. J’ai beaucoup été protégée par ce chef de service exceptionnel. Mais enfin, rétrospectivement, je me dis que j’ai fréquemment observé et subi des actes qui seraient aujourd’hui qualifiés d’agressions sexuelles : une main entre les cuisses, un effleurage de seins, des allusions grivoises. Quand j’y repense…

Je n’en ai pas souffert parce que je me sentais forte, construite intérieurement, résolue à ne pas me laisser atteindre. Mais le machisme et le sexisme s’expriment à tous les niveaux. Voyez la rareté des femmes aux postes de direction ! N’est-il pas étrange que je sois la première cheffe de service dans ma spécialité, à Paris ? Certes, Paris est rude. On y est nommé professeur beaucoup plus tard qu’en régions si l’on est un homme. Mais encore bien plus tard si l’on est une femme ! On compte entre cinq à dix ans d’écart. C’est incroyable, non ?

Quel souvenir gardez-vous de ces deux mois du printemps 2020 qui ont correspondu au pic de l’épidémie de coronavirus en France ?

C’est la plus grande effraction psychique que j’ai connue de toute ma vie. Deux mois de folie pendant lesquels je n’ai dormi que trois à quatre heures par nuit, sombrant dans un trou noir d’où j’émergeais complètement en alerte, mue par l’urgence et l’impérieuse nécessité de porter mon équipe (100 personnes) et de faire en sorte que l’édifice ne s’écroule pas.

En voyant l’Italie puis la triste expérience du Grand-Est, on s’était pourtant préparés au mieux : organisation de cellules de crise, création d’un centre de dépistage, libération de lits. Puis on avait attendu, un peu désorientés par le vide et le silence du lieu. Aucun patient. Et puis soudain, en un week-end, ce fut le tsunami. Les malades se sont mis à déferler de partout, on ne savait où donner de la tête. La vague montait, montait, à une hauteur inimaginable et on s’efforçait de suivre, en équilibre précaire sur la crête, pour qu’elle ne nous ensevelisse pas.

Un tourbillon d’émotions ?

L’impression surtout d’être schizophrène, partagé entre l’angoisse et l’exaltation. Il y avait la peur pour nos proches – ma mère venue garder ma fille a rapporté le Covid dans notre village de Savoie et a contaminé mon père. Et il y avait l’excitation de l’infectiologue devant une pandémie capable de bouleverser nos vies mais d’engendrer aussi des progrès majeurs sur le champ médical. Voyez ce qui se passe pour ce vaccin ARN qu’on n’attendait pas avant plusieurs années. C’est juste inouï.

Qu’est-ce qui a été le plus dur ?

Les questions éthiques. Et le sentiment d’impuissance face à la maladie. C’est une chose avec laquelle, nous, les médecins, avons énormément de mal. On est là pour guérir ! Et c’est ce qui arrive le plus souvent en infectiologie. Même le sida n’est plus mortel. Quand je suis arrivée, en 1996, les trithérapies ressuscitaient déjà les malades. Tandis que là… On voyait des gens mourir tous les jours. Et c’était effarant.

Des images vous hantent-elles ?

Celles de ces patients retrouvés morts sur leur lit, le masque à oxygène à côté du visage. Ils l’avaient arraché… Pourquoi ? Que s’était-il passé ? Un trouble neurologique ? La fatigue de lutter ? Cela faisait deux ou trois semaines pourtant qu’on se battait pour les sortir de là. Qu’avions-nous donc raté ? Certaines spécialités, comme la cancérologie, préparent à ces déconvenues. Mais nous, les infectiologues, on n’est pas formés à cela. Il me fallait faire gaffe à l’équipe, il ne fallait pas qu’elle craque. Très vite, avec Amina, la responsable de la cellule psychologique de Saint-Antoine, fervente de la câlinothérapie, on a donc monté des équipes mobiles qui allaient au-devant du personnel sans attendre un quelconque appel à l’aide. On multipliait les débriefings et Amina faisait notamment raconter les rêves.

Je me souviens d’une infirmière qui voyait ainsi quelqu’un la poursuivre, convaincue qu’elle devait courir plus vite, toujours plus vite, si elle voulait échapper à la mort. « N’as-tu pas personnifié dans ton rêve le virus ? », lui a demandé Amina. Les mots étaient posés, l’infirmière a souri. « Comme c’est ridicule, a-t-elle dit. Il suffit que je mette mon masque et ma blouse et je serai protégée du virus ! » Chacun avait sa façon d’exprimer ses angoisses. Moi, je ne rêvais pas. Je m’étais verrouillée. Ce n’est qu’au mois de mai, au sortir de la vague, que j’ai commencé à ne plus dormir. Et j’ai jugé utile, alors, de reprendre quelques séances de psy… avant de partir d’urgence à la montagne initier mes enfants à la marche sur glacier.

Vous continuez d’apparaître à la télévision comme l’un des visages de la lutte contre la pandémie...

Eh bien oui. Je considère que cela fait partie de mon travail de venir faire de la pédagogie à l’antenne. Et la quasi-absence des femmes sur la scène médiatique et scientifique pendant la pandémie m’oblige, pour toutes les autres, à garder cet espace de parole et à aller au charbon. Je vous l’ai dit : la vie, c’est la fight. Mais quelle violence parfois ! Ma franchise à l’antenne m’a valu des attaques comme je n’en avais jamais vécu en vingt ans de carrière scientifique. J’ai surtout payé très cher mes remarques sur la fable de l’hydroxychloroquine et mon indignation devant l’ego phénoménal du professeur Raoult, qui s’est présenté comme une sorte de démiurge, annonçant aux gens qu’il allait les sauver avec ses comprimés miracle. C’était hallucinant, à la fois sur les plans éthique, scientifique, moral.

En quelques heures j’ai reçu des tombereaux d’insultes et de menaces de mort. Mon compte Twitter a été pris d’assaut par des messages de haine tandis que les infirmières et secrétaires de mon service ont croulé sous les appels immondes. La preuve que les supporteurs de l’équipe marseillaise sont structurés et puissants… Mais voyez : la raison a fini par l’emporter sur la pensée magique et les études montrent aujourd’hui que cette équipe s’est trompée de A à Z.

En exergue de votre bande dessinée figure cette belle phrase d’Albert Camus : « Au milieu de l’hiver, j’ai découvert en moi un invincible été. » Qu’avez-vous donc découvert que vous ignoriez ?

Une force. Une force inébranlable qu’on ne découvre que dans l’adversité.

La Médecin, une infectiologue au temps du corona, roman graphique imaginé avec la dessinatrice Fiamma Luzzati (Stock, 150 p.


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