vendredi 9 octobre 2020

Andréa Bescond, la voix des enfants

Par Cécile Bourgneuf, Photo Marguerite Bornhauser — 

Andréa Bescond, à Paris, le 22 septembre.

Andréa Bescond, à Paris, le 22 septembre. 

Photo Marguerite Bornhauser pour Libération

Celle qui dénonce depuis des années avec «les Chatouilles» les violences sexuelles qu’elle a subies petite publie trois ouvrages jeunesse sur le sujet.

Elle est là, au milieu d’une trentaine de danseurs en pleine répétition d’une comédie musicale. Et il ne voit plus qu’elle. Un corps habité par une énergie folle, dévorant l’espace. «Elle donnait tout. Elle ne dansait pas comme les autres, elle vivait», se souvient le comédien et metteur en scène Eric Métayer. C’était il y a douze ans et, depuis, Andréa Bescond et son compagnon ne se sont plus quittés. Elle lui a confié son histoire, il l’a aidée à surmonter son traumatisme, celui d’une petite fille violée durant quatre ans par un ami de ses parents.

Andréa Bescond a 9 ans la première fois. Ses parents travaillent dans un commerce fruitier et emménagent dans une petite ville du Tarn-et-Garonne. Un homme charmant devient rapidement l’ami du couple. Père de quatre garçons, bien sous tous rapports, il entre un matin dans la chambre où dorment les enfants, s’approche de la petite et glisse sa main sous les draps. «Je suis totalement mutique, je ne réagis pas. Je regarde mon frère dormir à côté de moi pendant qu’il me viole», raconte celle qui a récemment troqué sa longue chevelure blonde pour un carré roux plus dynamique.

Andréa Bescond a aujourd’hui 41 ans et elle ne se tait plus. Son masque à carreaux bleu vichy n’emprisonne en rien cette voix qui porte, s’emporte, redescend et reprend de plus belle. Son corps vibre à l’unisson, ses mains s’agitent pour appuyer ses propos. Depuis plusieurs semaines, elle enchaîne les interviews pour la promo de Et si on se parlait ?, trois petits ouvrages jeunesse, pour aider les enfants à mieux se défendre contre tous types de violences : racisme, harcèlement, homophobie ou pédocriminalité. «Un enfant informé, c’est un enfant plus fort, assure-t-elle. En tant qu’adulte, on a peur de tout, tout le temps. On n’ose pas en parler aux jeunes, on ne fait pas assez de prévention. Alors qu’il faut envoyer un message fort aux personnes malveillantes : nos enfants ne sont plus des petites proies ignorantes.»

Petite, Andréa Bescond aurait aimé lire ce genre de livres. Car son agresseur savait user de la manipulation : compliments, cadeaux et viols répétés mis en scène comme un jeu de «chatouilles» dans la salle de bains, tandis que la fête entre adultes se déroule en bas. Personne ne voit rien. Elle se tait. «J’avais très honte, j’avais peur qu’on ne me croie pas. Il me disait "tu vois, tu prends du plaisir", alors que ça me faisait mal. Mais je me disais qu’il avait peut-être raison, que j’étais sans doute une vicieuse», analyse-t-elle. Et puis un jour, à 12 ans : «Il a commencé à me caresser et je me suis mise en boule, mime-t-elle, le corps crispé, imprégné du souvenir. J’étais serrée comme une pierre, il n’a pas pu. Le lendemain, il faisait la gueule comme un mari insatisfait !» L’emprise est telle qu’elle va le voir, soucieuse, lui demandant ce qui ne va pas. «Il m’a répondu : "Evidemment que ça ne va pas bien, moi je croyais que t’aimais ça. Si t’aimais pas ça, il fallait le dire."» Un coup de poignard dans le cœur, la rendant complice du crime d’un autre.

La grâce la sauvera de toute cette perversité. Elle qui danse depuis ses 3 ans intègre, adolescente, le Conservatoire national de Paris, loin de lui. Elle décrit ces années de labeur comme malsaines, avec des humiliations et une compétition imposée à des filles pourtant soudées. Mais Andréa Bescond a besoin de transcender ses blessures par cette discipline, son exutoire, sa liberté. Et puis un jour, au détour d’une rue, la violente réalité de ce passé enfoui ressurgit. Elle croise son violeur et se fige. L’odeur, ses mains, sa braguette… tout lui revient de façon précise, clinique. Comme ça, d’un coup. L’amnésie traumatique était partielle : «J’ai toujours su que j’avais été violée, mais cette fois les images me sont revenues très clairement. Sauf que je n’étais pas prête à affronter ça à ce moment-là de ma vie.» Elle enchaîne des années de tournées de danse et de comédies musicales, «juste pour gagner de la thune», puis apprend qu’il va devenir grand-père de deux petites filles. Il n’y a plus d’issue possible, elle doit dévoiler son secret. «Pourquoi tu ne me l’as pas dit ?» sera la toute première réaction de sa mère. Soutenue par ses proches, ce qui est loin d’être une évidence pour beaucoup de familles où le déni règne, la jeune femme porte plainte à 22 ans. Au procès, elle n’est pas la seule plaignante. «J’ai eu de la chance d’être entendue par la justice. Je suis une miraculée parmi les victimes de violences sexuelles. De nombreux procès de cour d’assises sont renvoyés en correctionnelle. Dire que la justice ne protège pas les enfants est un euphémisme, on est très loin du compte !» s’indigne-t-elle en tapant du poing sur la table. Son violeur est condamné à dix ans de prison. Il en fera six. Après le verdict, Andréa Bescond sombre. Addiction à l’alcool, aux drogues. Deux ans plus tard, coup d’arrêt dans cette spirale suicidaire : elle rencontre Eric Métayer. «On s’aime très vite. Il comprend ma colère et l’enrobe, ne va jamais contre», dit l’amoureuse.

Il la fait jouer sur scène. Elle découvre enfin la parole. Enceinte de leur deuxième enfant, Andréa Bescond se met à écrire. Le récit devient une pièce de théâtre, les Chatouilles, un seul-en-scène bouleversant où elle interprète Odette, une petite fille à l’enfance volée. «Sans le génie d’Eric Métayer, il n’y a pas les Chatouilles. Il a cette faculté d’apporter de la vie, de l’humour partout», admet-elle, insistant sur le rôle déterminant du père de ses enfants. Après 400 représentations et des débats avec un public bouleversé et conquis vient une évidence : elle n’est pas seule. Les spectateurs défilent et lui glissent : «J’avais 9 ans, merci.» «J’avais 7 ans, merci.» «Odette, c’est moi.» Des mecs, des filles. Tous les âges, tous les milieux sociaux.

Près d’un enfant sur cinq est victime de violences sexuelles en Europe. «Petite, mes parents avaient peur de l’enlèvement. Maintenant, on parle beaucoup de ce qui se passe dans l’Eglise, mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. On ne se doute pas que ce sera le pote du père, le père lui-même ou la tante», prévient-elle. Dans 94 % des situations, les agresseurs sont en effet des proches. Alors la réalisatrice, comédienne et désormais autrice veut que le gouvernement se saisisse enfin pleinement du sujet. Elle a plusieurs fois interpellé le ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, sur l’instauration d’un seuil de non-consentement pour les mineurs de moins de 15 ans. Il ne lui répond pas ? Elle ne lâche rien. Elle qui vote «par dépit mais jamais à droite» soutiendra celles et ceux «qui mettront l’enfance au cœur de la société». Mais elle se sent apaisée. Elle a trouvé sa place. Mince, on a oublié de lui demander si elle dansait encore. C’est son mari qui donne la réponse au téléphone : «Oui, il y a trois minutes, sous la pluie avec les enfants.»


1979 Naissance à Plœmeur (Morbihan). 1998 Prix Espoir du Grand Concours international de Paris. 2016 Molière du seul-en-scène pour les Chatouilles. 2019 César de l’adaptation pour le film. 2020 Et si on se parlait ? (Harper Collins).



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