samedi 30 mai 2020

Séries : un shoot d’héroïnes

Par Sandra Laugier, professeure de philosophie à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne — 
Toni Collette et Merritt Wever dans «Unbelievable».
Toni Collette et Merritt Wever dans «Unbelievable». Netflix

«Unorthodox», «Unbelievable», «Kalifat» : les femmes sont au premier plan dans les scénarios. Des personnages qui proposent de nouvelles formes de travail, d’amitié, d’humour, et qui transforment les lois des genres, policier et sécuritaire. (Attention spoilers)

Cet article est issu de L, la newsletter féminisme et sexualités de Libé. Recevez le dernier numéro de L en vous inscrivant ici.
L’époque est aux séries féministes. Si vous avez pris un peu de temps (compté) durant le confinement pour rattraper votre retard ou découvrir de nouvelles fictions, vous avez pu vous rendre compte d’une évolution, peut-être irréversible: les femmes sont désormais au premier plan sur le petit écran. Déjà, ces dernières années, les personnages féminins avaient pris le dessus –même dans la série phénomène Game of Thrones. Après une «première vague» où elles ont avancé vers l’égalité de temps et de visibilité, nous voici dans une «seconde vague», qui offre des outils d’analyse multiples et «culturels» de la situation des femmes.
Série Unbelievable
Unbelievable. Netflix

Unbelievable (Netflix) nous présente deux détectives menant une enquête qui les conduit à affronter un violeur en série. Elles travaillent avec un policier négligent, grossièrement incompétent et brutal envers les victimes, qu’il considère d’emblée comme «non crédibles». On peut aussi découvrir la magnifique mini-série Unorthodox (Netflix), qui décrit l’itinéraire de libération d’une jeune femme issue d’une communauté de juifs orthodoxes de Brooklyn. Mrs. America (FX et Canal+) revient sur l’histoire du féminisme à travers la trajectoire de Phyllis Schlafly (Cate Blanchett, remarquable), activiste conservatrice qui connut la gloire dans les années 1970 en parvenant à bloquer l’adoption de l’Equal Rights Amendment (ERA) –qui visait à inscrire dans la Constitution américaine l’égalité des droits entre les sexes.
Mrs. America met à l’honneur la diversité des féministes et de leurs engagements, les conflits émergents entre notables blanches, lesbiennes et blacks qui ont accompagné la montée en puissance du féminisme politique –et les figures de Gloria Steinem (Rose Byrne), de Bella Abzug (Margo Martindale) et de Shirley Chisholm (Uzo Aduba), première candidate à l’investiture démocrate, en 1972, leur solidarité contre l’ennemi commun, les anti-genre. Leur histoire scénarise les guerres culturelles de notre siècle.
Ce sont encore deux (voire trois) maîtresses femmes qui portent Killing Eve (BBC America), avec la guerre ambivalente entre Eve Polastri (Sandra Oh), une agente du MI-5, et Villanelle (Jodie Comer), une assassine psychopathe. Car on ne s’est peut-être pas assez aperçu que le genre des séries policières ou d’espionnage, jusqu’ici plutôt masculin –dans la lignée des James Bond– a été repris en main, ces dernières années, par les femmes: Gillian Anderson de X-Files à The Fall, Helen Mirren dans Prime Suspect (Suspect numéro 1) ou Caroline Proust dans Engrenages, qui construit une figure de policière peu conforme aux idéaux féminins. Il ne s’agit pas seulement ici de parité à l’écran. Ces femmes proposent de nouvelles formes de travail, d’amitié, d’humour, qui transforment les lois des genres, policier et sécuritaire. C’est bien à elles qu’on peut confier le sort d’un monde multiplement dangereux.
Série Killing Eve
Killing Eve. BBC America

Les deux séries «de légende» qui viennent de se boucler, Homeland (FX) et le Bureau des légendes (Canal+) le prouvent chacune à leur manière. Révélant les coulisses des régimes démocratiques aux prises avec la menace terroriste, ces deux œuvres sont les paradigmes d’un genre qui a émergé en 2001 et qui s’est depuis développé de façon exponentielle –les attentats de masse à New York et à Washington ont coïncidé, par hasard, avec le lancement de 24 Heures chrono. Homeland et le Bureau des légendes ont ainsi été de puissants outils d’analyse de la situation au Moyen-Orient. La série américaine a d’emblée fait le choix d’une héroïne déséquilibrée, tortueuse, mais ultra-compétente sur les enjeux. Dans Homeland, Carrie Mathison (Claire Danes) aura donné définitivement une forme, et une force, féminine au genre sécuritaire: c’est elle seule qui dans la première saison perçoit la menace de Nicholas Brody (militaire américain et prisonnier de guerre «retourné» par un leader islamiste, converti au terrorisme en captivité, puis accueilli en héros à son retour aux Etats-Unis); c’est elle qui nous indique à la fin qu’elle continuera à veiller. Elle affiche la valeur première de la série, la confiance en soi… et en quelques autres. C’est aussi sur cette confiance que se construit la formidable série Kalifat (Netflix), qui met en valeur des héroïnes très diverses (jusqu’aux converties au jihad), dans un récit subtil et haletant.
Sréie Kalifat
Kalifat. Netflix

Même le Bureau des légendes (LBDL), jusqu’ici attaché à ses beaux héros (incarnés par Mathieu Kassovitz, Jean-Pierre Darroussin, Mathieu Amalric…), s’oriente dans ses derniers épisodes vers une analyse du plafond de verre : Florence Loiret Caille nous en fait percevoir la réalité physique dans la scène saisissante où Marie-Jeanne Duthilleul, étouffant devant une brochette de costards-cravates, se décide à candidater comme directrice du renseignement de la DGSE, ou quand elle subit l’aigreur de son concurrent victime de la «parité». Ce n’est pas le moindre paradoxe de cette série si masculine qu’elle s’achève avec l’ascension de Marie-Jeanne –et même PAR elle–, puisqu’en proposant, lors de son entretien de recrutement, de fermer le Bureau, c’est elle qui met fin à la série ; en tout cas à une phase de LBDL, close aussi avec la disparition du personnage plus classiquement romantique de Nadia El Mansour.
Ces séries sécuritaires sont écrites sous la menace, qui n’est plus tant celle du terrorisme que celle des actions de dirigeants dangereux ou incompétents, comme la présidence américaine que Homeland nous décrit. L’ennemi n’est plus un groupe violent particulier, mais l’incapacité des gouvernants à répondre à la menace, celle d’un virus meurtrier et invisible en l’occurrence. Les femmes apparaissent désormais, que ce soit sur le terrain quotidien du maintien de la vie ou dans les gouvernements où on les laisse opérer (de l’Allemagne à la Nouvelle-Zélande en passant par Taiwan, le Danemark, l’Islande…), comme les seules ayant anticipé, décidé, pris soin de la population et agi pour la protection de leurs citoyens avant toute autre considération narcissique ou politique. Comme si la leçon morale des séries était celle de ce temps: la sécurité collective est bien l’affaire des femmes.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire