samedi 30 mai 2020

Aurélie Trouvé : «Nous ne voulons pas laisser croire que le capitalisme est la fin de l’histoire»

Par Nicolas Massol, photo Rémy Artiges — 


Aurélie Trouvé à Montreuil, mercredi.
Aurélie Trouvé à Montreuil, mercredi. 
Photo Rémy Artiges pour Libération

Pour la porte-parole d'Attac, le rôle des ONG est de faire infuser dans la société l'idée qu'un autre monde est possible, sans laquelle aucun parti de gauche ne pourra accéder au pouvoir.

Loin d’elle l’idée de remplacer les leaders politiques de la gauche. Même si, avec une vingtaine de syndicats et d’ONG, elle a participé à l’élaboration d’un plan de sortie de crise qui ressemble étrangement à une ébauche de programme commun, Aurélie Trouvé défend l’indépendance des ONG par rapport aux partis. Chacun son rôle : aux uns la conquête électorale du pouvoir, aux autres le travail idéologique de fond et de mobilisation sociale. «Je suis très "charte d’Amiens", finalement», s’amuse la porte-parole d’Attac, en référence à l’acte décrétant la séparation entre la CGT et les officines partisanes, adopté en 1906. Selon elle, le monde d’après pourrait finalement ressembler au monde d’avant-hier.

Comment vivez-vous la période actuelle ?
Avec inquiétude et espoir, c’est assez paradoxal. C’est une période de choc, où les choses s’accélèrent et peuvent déboucher sur un néolibéralisme économique encore plus autoritaire qu’avant et un bloc bourgeois qui s’impose davantage. J’ai en tête ce qu’il s’est passé en 2008 : les plans sociaux, l’austérité drastique et en Grèce, une tentative d’y résister, avant que Tsípras ne finisse par s’agenouiller devant les institutions européennes et la troïka… Et aujourd’hui, on en voit plus que les prémices, avec la suspension partielle du code du travail, le Medef qui demande de lever les contraintes environnementales au nom de la relance économique, le gouvernement qui propose de supprimer les 35 heures pour répondre à la crise de l’hôpital public… Par ailleurs, la dette et le déficit publics pourront être utilisés dans les mois qui viennent pour approfondir la casse de la protection sociale. Ça, c’est pour les craintes. De l’autre côté, pour les espoirs, on sent une prise de conscience, une radicalité dans la société, c’est-à-dire la nécessité de remettre en cause les racines du système. Mais ce n’est pas nouveau, à vrai dire : les mouvements «climat» et «gilets jaunes» prennent déjà en compte les enjeux écologiques, sociaux et démocratiques. J’espère que des réponses alternatives vont se construire dans la période actuelle et que les choses vont s’accélérer dans les mouvements sociaux.
On a l’impression qu’il y a plus de raisons d’avoir peur que d’espérer…
C’est vrai, je suis inquiète. Les rapports sociaux vont se tendre entre un bloc néolibéral au pouvoir, qui va profiter de cette crise pour avancer encore son agenda, et une partie désormais significative de la population qui refuse d’en subir les répercussions désastreuses… Regardez dans l’histoire, la crise de 1929, en caricaturant un peu, donne aussi bien le Front populaire que le nazisme. Ce que je trouve encourageant, ce sont les formes de solidarité qui se sont construites dans les quartiers, pas forcément très visibles mais qui existent bel et bien. Beaucoup de personnes ne s’étaient sans doute jamais autant mobilisées. Je suis persuadée que dans la population, il y a cette prise de conscience qu’il faut avoir des services publics de qualité, pas seulement pour les hôpitaux mais aussi l’enseignement, le service aux personnes âgées et dépendantes, etc. Et cette prise de conscience est essentielle car je ne crois pas à des transformations politiques sans changements profonds dans la population. Il faut qu’une lame de fond dans la société change les opinions : c’est tout le travail des intellectuels, des mouvements sociaux et des événements… 
C’est le rôle des ONG de préparer cette lame de fond ?
C’est une belle question. Pour moi, la politique n’est pas réductible à des calculs électoraux, c’est d’abord des représentations. La gauche n’arrivera pas au pouvoir sans que certaines idées ne se soient imposées dans la société. Notre job est de consolider un socle sur lequel la gauche puisse s’adosser pour mettre démocratiquement en œuvre son programme. Cela n’est possible que si ce programme connaît une adhésion dans une partie large de la population : ça ne peut pas juste être un coup de poker pour arriver à faire 1% de plus que tous les autres. Donc oui, on travaille à cette lame de fond avec le monde intellectuel, le monde médiatique aussi parfois et les mouvements sociaux. Bon, désolée de vous ressortir le schéma gramscien de bloc hégémonique culturel, mais c’est vraiment ça.
Le rôle des ONG, c’est aussi de redonner de l’espoir, de mettre en évidence des pratiques alternatives concrètes qui existent. Les circuits courts alimentaires, les territoires zéro chômeur, les monnaies locales, la solidarité de quartier : tout cela invente déjà un autre monde. Et nous portons cette idée dès le départ, chez Attac et dans le mouvement altermondialiste : un autre monde est possible. Aujourd’hui, on n’a que le «there is no alternative» de Thatcher et des libéraux. Nous ne voulons pas laisser croire que le capitalisme est la fin de l’histoire.
Et les partis dans tout ça ?
Ils jouent leur rôle, mais ce n’est pas le nôtre. On ne veut pas donner des leçons aux partis politiques, mais pour le moment, c’est vrai, on est dans une situation inquiétante pour la gauche électorale. Donc on a décidé de prendre nos responsabilités et de travailler ensemble, du côté associatif et syndical, sur ce qui nous rassemble. C’est ce qu’on a fait avec le plan de sortie de crise, et on est allés très loin ! C’est un acte de force inédit, jamais des organisations avec des approches et des cultures aussi différentes n’avaient pu se retrouver non seulement autour de valeurs communes mais de mesures concrètes, précises et chiffrées. On n’est plus dans le doux rêve aujourd’hui. C’est aussi ça, la politique au sens large et noble du terme : on agit dans la vie de la cité pour essayer d’en faire évoluer les règles et les façons de vivre. J’y tiens beaucoup, la politique ce n’est pas que les partis, pas que le champ électoral. Et en ce moment nous faisons beaucoup de politique.
Ces 34 propositions, c’est l’ébauche d’un programme commun pour 2022 ?
Pour l’instant non, ce n’est pas comme ça qu’on le formule. Nous jetons certaines bases de mesures que nous souhaitons voir au programme d’un gouvernement. On n’est plus dans une vieille vision classique de la gauche, où il y aurait les syndicats et des associations qui font un travail dans la rue et attendent un programme gouvernemental. Ce qu’on a fait avec ce plan de sortie de crise, c’est un début de projet politique quand même. Même si ce n’est pas nous qui le porterons un jour au gouvernement.

Une autre plateforme existe, «Le pacte du pouvoir de vivre», avec Laurent Berger et Nicolas Hulot. Quelle est la différence avec votre plateforme ?  

On s’est pas construit de la même façon, mais il n’y a pas d’exclusive : Oxfam, par exemple, fait partie des deux plateformes. Nous-mêmes, Attac, nous travaillons avec certains de manière assez forte (ATD Quart Monde ou France Nature Environnement). Surtout, on se parle, on les a invités à participer à notre plateforme, ce n’est pas du tout étanche, cette affaire. Je trouve leur démarche positive, mais nous sommes plus radicaux, faut pas se leurrer. Nous, nous nous situons dans une opposition frontale avec le gouvernement.
Comment vous définiriez-vous ?
Altermondialiste. Et je le suis d’autant plus dans un contexte où vont apparaître des tendances nationalistes, xénophobes de replis sur soi ou sur l’Etat-nation. La solidarité internationale est essentielle sur la période. D’ailleurs, on en a manqué pendant la crise : on a laissé l’Italie s’y enfoncer. Les pays d’Europe du Nord qui refusent toute mutualisation même de dette, et la crise qui éclate dans les pays du Sud de manière dramatique. En clair, chez Attac, on est pour une protection et une régulation forte des échanges de biens, services et capitaux, mais une libre-circulation des personnes et des connaissances dans le monde.
En ce moment, l’extrême droite monte en puissance et ça aussi, c’est une lame de fond qui accompagne l’avancée du néolibéralisme (l’une et l’autre se nourrissant, s’alimentant en France et dans le monde). Attac va sortir un manifeste pour une relocalisation solidaire : cette question va être récupérée par les néolibéraux (à la marge) et l’extrême droite. A nous de mettre en avant notre relocalisation.
Vous êtes une souverainiste de gauche ?
Souverainiste, ça ne veut rien dire en soi. On parle de quoi, de la souveraineté de son peuple ? On peut très bien se replier sur l’espace national, partiellement, tout en ayant une politique en faveur des grands patrons et multinationales françaises. Le mot ne dit rien du partage des richesses à l’intérieur de la France et ça ne résoud rien de la crise écologique, qu’on ne réglera pas sans coopération internationale. L’important, ce n’est pas la protection du peuple français contre les autres peuples, en les piétinant. Mais l’important, c’est de converger, peu importent les appellations. On agrège à partir du constat que le néolibéralisme et le productivisme ont failli : le capitalisme se nourrit aujourd’hui de l’exploitation sans fin du vivant et du travail. Face à ça, il y a des mouvements qui se préoccupent des contradictions entre capital et travail et des mouvements qui se préoccupent des contradictions entre capital et écosystème. Il faut se battre ensemble, car on lutte contre un même système. Il n’y a pas d’urgence plus urgente que l’autre.
Comment se passe le dialogue avec les partis ?
La semaine dernière, on s’est entretenus avec tous les partis de gauche. Et le spectre est large : il va du PS au NPA. Ça se passe bien car nous sommes clairs sur le fait que nous ne sommes pas un espace de recomposition politique, c’est pas notre job et on ne jouera pas à ça. Ça tranquillise et ça rend plus simples les relations. Pour l’instant, on en est à cet échange sur le fond, à ce qu’on pourrait porter ensemble dans d’éventuelles mobilisations. Les échanges seront réguliers, on a prévu de se revoir au mois de juin. Mais, déjà, entre nous, syndicats et ONG, il reste des points importants à débattre : l’énergie, la reconversion industrielle des sites polluants, l’Europe par exemple. Ce n’est pas en quelques semaines qu’on va régler des années d’approches militantes différentes.
Yannick Jadot, Manon Aubry : beaucoup de militants de politiques viennent des ONG. Vous pensez à franchir le pas ?
Cécile Duflot a fait l’inverse ! (rires) Pour l’instant, je considère que je suis porte-parole d’Attac et je suis fidèle à mon mandat. Le rôle que nous pouvons jouer en tant que responsables associatifs et syndicaux est plus clair s’il est indépendant, pour avoir la confiance des parties en présence, et non des seuls partis politiques. Nous sommes une association indépendante du champ électoral, nous n’avons aucun problème à avoir des militants engagés sur des listes aux municipales par exemple, mais on leur demande de se retirer de leurs responsabilités dans l’organisation. Il est important que cette indépendance soit claire et nette du point de vue des structures.  
Comment expliquer qu’il n’y ait pas beaucoup de femmes à gauche ?
L’expliquer, j’ai du mal, mais je peux m’en désoler. A la réunion la semaine dernière, avec les partis, ce n’était pas glorieux… Ce n’est pas le cas seulement à gauche mais pour une gauche qui se dit féministe, il y a un problème. Et ce n’est pas que dans les organisations : même dans les mouvements sociaux, ce sont souvent des porte-parole masculins qui émergent. Des siècles de domination patriarcale continuent à peser et les tentatives qu’il y a eu en termes de représentation féminine accusent un certain recul en ce moment. A gauche, l’autocritique n’a pas été menée jusqu’à son terme. A droite, on peut dire que c’est pire mais en l’occurrence, c’est nous qui nous disons féministes.
Personnellement, je pense que la parité devrait devenir une règle. Il faut l’imposer au moins là où on peut le faire. Quand un bouquin sort et se dit féministe, il faut qu’il y ait autant d’auteures femmes que d’hommes. Pareil dans les médias : moi j’en ai ras le bol de débattre avec des économistes mecs. Dès qu’on aborde les choses dites sérieuses, on n’invite pas de femmes. Alors qu’il y en a des brillantes qui pèsent dans le champ académique : je le sais, je suis enseignante-chercheuse. C’est faux de dire qu’il y a du mal à trouver des femmes. Je pense aussi que le mouvement féministe doit s’emparer des questions de société. Regardez, il a porté en partie les mouvement des retraites. Ce qu’on a fait avec les Rosie [les militantes réalisant des chorégraphies, habillées en bleu de travail, ndlr]. Les militantes féministes historiques vous diront que c’est le premier mouvement retraite qu’elles font avec une aussi forte composante féministe. Je suis optimiste car je sens qu’on avance dans nos organisations : les nouvelles générations sont très féministes. Dans le mouvement «climat», par exemple, les rapports, de mon point de vue, ne sont plus les mêmes
Vous parlez beaucoup de mobilisation : comment ça se passera dans le monde d’après ?
Je ne lis pas dans les lignes de la main. Mais on ne peut pas en même temps exiger de l’Etat qu’il ne soit pas défaillant dans les mesures sanitaires à prendre (demander des masques partout et gratuits) et en même temps appeler à une mobilisation de masse maintenant. On ne peut pas avoir un double discours. Ce qui est certain, c’est qu’on n’est pas prêts de rentrer dans Apple à 80 comme il y a trois ans ! (rires) Ça a pesé d’ailleurs pour certains pendant le confinement. Internet, les réseaux sociaux, les conférences à distance, tout ça est en train de se développer, mais on a besoin de présence physique, de se voir. Et être dans la rue, c’est aussi une façon de peser dans le rapport de force. Regardez  : les gilets jaunes sur les ronds points, le mouvement Occupy Wall Street, Nuit debout, les places publiques en Grèce. C’est une façon symbolique et concrète de revendiquer une certaine socialisation des richesses et la réappropriation des espaces communs. Donc on va faire évoluer nos mobilisations avec les règles sanitaires. Aujourd’hui on tâtonne encore. Comment ? C’est à construire, y compris nos actions de désobéissance civile. Et on sera d’autant plus crédibles qu’on respectera les règles sanitaires. Mais on est de retour physiquement dans la rue.

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