mardi 14 avril 2020

« Pandémie, les alertes existaient mais elles n’ont pas été prises en compte » Deux spécialistes d'éthique médicale s'interrogent.

PUBLIÉ LE 14/04/2020

Françoise Philip est philosophe, spécialiste en éthique médicale. Elle anime avec son époux, le Dr Jean-Luc Philip, médecin généraliste, le groupe éthique territoire Nice Est. Dans le texte qui suit, ils rappellent que la menace pandémique était bien documentée. Et s'étonnent de l'absence d'anticipation.
Crédit photo : GARO/PHANIE
Avec la pandémie que nous vivons, les fragilités de notre système économique et sanitaire sont désormais visibles. Le constat est largement partagé : il faut imaginer un débat de fond quant à nos choix de société. Les clignotants d’un risque pandémique existaient et n’ont pas été suffisamment pris en compte. Il convient de toute urgence de sortir du chacun pour soi.

Bruno Lemaire, ministre de l’économie et des finances, appelle à la solidarité dans une union européenne : créer un fonds d’investissement pour relancer l’économie. Faute de quoi l’Europe risque une « explosion ». Pour Sandro Gozi, député européen, la pandémie nous fait rentrer dans un nouveau monde : il suggère l’hypothèse de la création d’une communauté européenne de la santé. Les enjeux d’une reconstruction de la sécurité, de la santé, des biotechnologies pourraient être pris en compte avec plus de pertinence. Rassembler nos forces permettra de faire face au choc sanitaire, économique et psychologique.
Le contexte de la pandémie est interprété dans la sémantique d’une guerre. Selon François Grémy, professeur de santé publique, « qui dit santé dit risque. Or la société choisit ses risques selon des critères souvent loin d’une prétendue objectivité. » Il évoque une indulgence extrême pour les risques qui viennent de notre propre initiative et une intolérance absolue pour ceux qu’engendrent les voisins, les autorités diverses, les entreprises etc… Mais le risque perçu de la façon la plus aiguë est incontestablement celui lié à l’incertitude et donc à la peur » (1).
Face à la possibilité d’une pandémie, les clignotants existaient : la sonnette d’alarme avait été tirée. Avec les progrès de la virologie, certains experts avaient bien analysé l’évolution des épidémies en lien avec celle des modes de vie. On en trouve des traces dans les périodiques destinés aux médecins. Nous nous arrêterons sur deux articles, l’un de 1995, l’autre de 2002, donc loin d’être récents.
Le premier paru en 1995 dans le Journal médical « Impact Quotidien » (2) rendait compte d’une rencontre d’experts mondiaux sur les « maladies épidémiques émergentes » (3) : « le virus de la grippe peut muter à tout moment et déclencher une épidémie à l’échelle mondiale, comme il l’a fait en 1918, où la grippe espagnole a causé 25 millions de morts. C’est ce qu’ont estimé plus de 200 spécialistes des maladies infectieuses réunis lors d’une conférence qui vient de se tenir à Bethesda (USA). Pour les experts, une mutation importante du virus, qui survient tous les 10 à 15 ans, serait d’autant plus grave qu’avec les moyens de transport actuels, l’épidémie pourrait s’étendre à toute la planète en quelques semaines. »
De fait, Philippe Sansonetti, Chercheur à l'Institut Pasteur et professeur au Collège de France, ( 4) le constatait en faisant à la mi-mars le point sur la pandémie : « C’est la troisième émergence d’un coronavirus en moins de vingt ans. Il y a eu le SRAS en 2003, le MERS en 2012, et maintenant le Covid-19. »
L’article de 1995 montrait la mobilisation des experts face à des scénarios gravissimes et l’élaboration de stratégies de lutte à l’échelon mondial pour y faire face : « La surveillance épidémiologique sera renforcée notamment dans les pays d’Asie les plus isolés. Par ailleurs, les experts réfléchissent sur les moyens d’améliorer les vaccins : la réduction de la concentration en protéines dans chaque dose, ou immunisation par spray nasal pourrait permettre d’éviter les ruptures des stocks prévisibles en cas d’épidémies. Enfin les études sur de nouveaux antiviraux devraient s’accélérer. Rappelons que plusieurs pays, dont la France, ont commencé à mettre en place un plan d’urgence pour se prémunir d’une pandémie grippale. » (5)
Pourtant, poursuit, Philippe Sansonetti, il n’y a eu ni anticipation ni prévention face à une éventuelle mutation sévère du coronavirus. : « À chacun de ces épisodes, on s’est inquiété, puis rassuré, et pas grand-chose n’est arrivé ensuite pour prévoir et anticiper, en termes de thérapeutique et de vaccin. Aujourd’hui, en l’absence de traitement et de vaccin, l’évolution de cette épidémie est entre nos mains. (6) »
Une vision à court terme a prévalu
Le deuxième article est daté de 2001 : « le Pasteurien Claude Hannoun est hanté depuis des années par « le danger permanent de déclenchement d’une pandémie humaine grippale ». Éminent virologue, il s’exprimait dans cette interview pour Le Quotidien du Médecin : (7) « Un péril, qui pour être naturel, devrait nous inquiéter tout autant que le bioterrorisme et les peurs qu’il suscite actuellement. » Le professeur évoque les deux épisodes de grippe aviaire en 1997 et 2000 et sa transmission à l’homme : une prise de conscience s’était faite. « Les conséquences auraient pu être dramatiques. Ce ne fut pas le cas, pas encore pour ces deux épisodes ». Il prévient : « la circulation rapide de virus aviaires et leurs contacts avec les virus humains représentent un danger permanent de déclenchement d’une pandémie humaine. Les simulations dont nous disposons montrent qu’en France on pourrait totaliser 200 000 morts en moins de deux mois, et jusqu’à plusieurs millions dans un pays comme les USA car la rapidité de la pandémie nous priverait du délai nécessaire à l’élaboration d’un vaccin approprié… Certains, tels le docteur Manuguerra, n’hésitent pas à considérer que, sur l’échelle des risques, la pandémie grippale est ‘’ infiniment plus inquiétante ‘’ que les actuelles spéculations sur les armes bactériologiques et virales. » (8)
Le constat est abrupt : les défis pointés par les scientifiques existaient mais manifestement ils n’ont pas suffisamment été pris en compte dans l’organisation de la santé. Pourquoi l’alerte donnée n’a – t-elle pas pu être suivie d’effets et de mesures concrètes ? Il conviendrait d’analyser pourquoi seule une vision à court terme a prévalu. Les décisions politiques en termes de santé publiques pourraient être pensées et organisées pour générer une capacité à répondre à des risques majeurs. Au contraire, le manque d’anticipation a pu donner lieu à des décisions aux conséquences dramatiques : réduction des budgets pour la recherche, fermeture d’usines de fabrication de masques, manque d’une vraie reconnaissance des personnels soignants et médecins, gestion des stocks insuffisante… La litanie est malheureusement longue.
Philippe Sansonetti évoque Charles Nicolle (1866-1936), professeur au Collège de France et directeur de l’Institut Pasteur de Tunis : « Charles Nicolle écrivait dans Destin des maladies infectieuses (1933) :’’Il y aura donc des maladies nouvelles. C’est un fait fatal. Un autre fait, aussi fatal, est que nous ne saurons jamais les dépister dès leur origine. La connaissance des maladies infectieuses enseigne aux hommes qu’ils sont frères et solidaires. Nous sommes frères parce que le même danger nous menace, solidaires parce que la contagion nous vient le plus souvent de nos semblables. Nous sommes aussi, à ce point de vue, quels que soient nos sentiments vis-à-vis d’eux, solidaires des animaux, surtout des bêtes domestiques’’. C’était une anticipation de tous les phénomènes d’émergence qui allaient survenir au XXe et maintenant au XXI° siècle ».
Cette pandémie est un révélateur
Cette pandémie est un révélateur du type de société que collectivement nous portons. Comme dans la Fable de la Fontaine, « ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient atteints ». Les plus fragiles hélas risquent tout particulièrement d’être touchés. Faire société dans ce contexte, c’est envisager ensemble les choix en tenant compte des plus fragiles. Une démocratie devrait se mesurer à cette aune. Il conviendrait de réévaluer les Recommandations proposées par l’OMS en 1995 (9) : identifier les aspects concrétisés de ces recommandations et les points d’achoppement.
Laurence Tubiana, présidente de la Fondation européenne pour le climat, donne une perspective de relance de l’économie qui intègre la dimension écologique. François Grémy (10) invite à un renouvellement du débat démocratique : se décaler du poids excessif donné à l’autorité des « experts » et affronter le principe d’incertitude qui cristallise toutes nos peurs, voilà deux points importants de ce défi.
1 François Grémy. On a encore oublié la santé. Editons Frison-Roche 2004. P. 202
2 Impact Quotidien, N° 830 du Mardi 19 décembre 1995. « Grippe : un plan mondial pour prévenir une pandémie P.51
3 OMS 1995. Maladies infectieuses émergentes: Mémorandum d'une réunion de I'OMS. https://apps.who.int/iris/bitstream/handle/10665/49587/bulletin_1995_73…
4 Vies des Idées, 19 mars 2020
5 Impact Quotidien. Ibidem
6 Le professeur Claude Hannoun est le Premier Français à avoir isolé la souche de la grippe en 1947 puis celle du virus West Nil, inventeur de la théorie du vaccin adaptatif, capable de réagir aux mutations et aux réplications virales.
7 Quotidien du médecin. N° 6970 du Mercredi 17 octobre 2001. « Le professeur Claude Hannonn : le plan pandémique contre la grippe, modèle pour Biotox ». P. 32
8 Ibidem
9 Recommandations : but 1 : renforcer la surveillance mondiale des maladies infectieuses But 2 : Renforcer l’infrastructure internationale nécessaire pour reconnaître, notifier et combattre les maladies infectieuses émergentes But 3 : créer un programme de recherche appliquée But 4 : renforcer la capacité internationale de prévention et de maîtrise des maladies infectieuses
10 Ibidem


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