samedi 14 mars 2020

L’« immunité collective », stratégie risquée du Royaume-Uni pour lutter contre le coronavirus

Selon les conseillers de Boris Johnson, il faudrait qu’environ 60 % de la population britannique contracte la maladie pour qu’elle développe cette immunité collective permettant d’éviter de futures épidémies.
Par  Publié le 14 mars 2020
Italie, France, Allemagne, Espagne, Danemark, Belgique… Les pays européens ont tous pris des mesures radicales pour limiter la pandémie due au coronavirus. Interdire les rassemblements importants, fermer les écoles, les commerces non essentiels, filtrer les entrées aux frontières… Le Royaume-Uni est le seul à résister encore, optant pour une stratégie de santé publique originale, mais risquée.
Lundi 16 mars, les écoliers et les étudiants britanniques devraient encore pouvoir se rendre dans leur établissement, et si Downing Street semble avoir changé d’avis au sujet des rassemblements (ils pourraient finalement être limités à partir de la semaine prochaine), aucune mesure de confinement stricte n’a été décidée. Les personnes présentant des symptômes légers du Covid-19 (la maladie causée par le SARS-CoV-2) doivent seulement rester chez elles sept jours et limiter les contacts avec leurs proches, ont recommandé les autorités jeudi 12 mars.

« Herd immunity »

Patrick Vallance est le conseiller scientifique en chef (chief scientific advisor) du gouvernement britannique, l’autorité scientifique sur laquelle Boris Johnson s’appuie pour prendre ses décisions. Il est secondé par Chris Whitty, le médecin-chef (chief medical officer). M. Vallance, 59 ans, ex-chef de la recherche et développement du géant pharmaceutique GlaxoSmithKline (GSK), a détaillé son approche jeudi soir à Downing Street ; il a refait le tour des médias vendredi pour insister sur la notion d’« immunité collective » (herd immunity), à la base de la stratégie nationale. « Il n’est pas possible d’éviter que tout le monde attrape le virus. Et ce n’est pas non plus souhaitable car il faut que la population acquière une certaine immunité », a-t-il répété.

Le but des autorités britanniques n’est pas d’« éliminer » le virus, mais plutôt de limiter sa propagation pour éviter un « second pic » épidémique à l’hiver prochain. Toujours selon M. Vallance, il faudrait qu’environ 60 % de la population britannique contracte le virus pour qu’elle développe cette immunité collective permettant d’éviter de futures épidémies.
Sachant que le pays compte un peu plus de 66 millions d’habitants, il s’agirait que 40 millions de Britanniques soient infectés par le virus. Si la plupart d’entre eux ne développeront qu’une forme légère de la maladie, quelques millions (6, 7, 8 millions ?) risquent quand même de tomber gravement malades. Autant dire que le National Health Service (NHS), le système de santé publique britannique, avec ses 5 000 lits en réanimation disponibles, serait très vite débordé.

En dehors de Chine, 7 foyers principaux de Covid-19

MIS À JOUR LE 14 MARS
 · Cas confirmés de Covid-19 depuis le 10 février 2020 en Corée du Sud, Italie, Iran, France, Allemagne, Espagne et Etats-Unis.

10. fév.17. fév.24. fév.2. mars9. mars
2 5007 50012 50017 500
Corée du Sud
Italie
Iran
France
Allemagne
Espagne
Etats-Unis

Un grand nombre de vies en jeu

Les Britanniques ont-ils raison contre tous les autres ? Depuis deux jours, la controverse enfle dans les médias et sur les réseaux sociaux, surtout après que M. Johnson a alerté les Britanniques sur le fait qu’ils devaient se préparer « à perdre bien davantage d’êtres aimés ». Epidémiologistes, médecins, politiques, tout le monde s’y met. Et pour cause : un grand nombre de vies est en jeu. Avec un taux de mortalité du Covid-19 estimé à 1 %, et si on suit le raisonnement de M. Vallance, ce sont quelque 400 000 décès qui pourraient advenir dans le pays.
Le député conservateur Jeremy Hunt, ex-ministre de la santé de Theresa May, est l’un des premiers à avoir sonné la charge jeudi, estimant « préoccupante » la position du gouvernement de Boris Johnson, s’étonnant qu’il n’ait pas encore, à ce moment-là, interdit les grands rassemblements. M. Vallance a encore assuré vendredi matin au micro de la British Broadcasting Corporation (BBC) qu’on est « plus susceptible d’attraper le virus au pub que dans un stade ».
Dans le métro de Londres, le 14 mars.
Dans le métro de Londres, le 14 mars. GLYN KIRK / AFP
Richard Horton, rédacteur en chef de la publication scientifique The Lancet, référence mondiale en matière de médecine, a par ailleurs tweeté : « Matt Hancock [ministre de la santé] et Boris Johnson affirment qu’ils suivent la science. C’est faux. Les faits sont clairs. (…) Le gouvernement joue à la roulette avec le public. Il commet une erreur majeure. » L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a aussi insisté vendredi sur la nécessité d’une approche globale. « Il ne s’agit pas de faire uniquement les tests, le traçage des malades, la quarantaine ou la distanciation sociale. Il faut tout faire », a déclaré son directeur général, Tedros Adhanom Ghebreyesus.
« La stratégie du gouvernement est bien plus élaborée que celle d’autres pays, et potentiellement très efficace. Mais elle est également plus risquée et fondée sur un certain nombre d’hypothèses », a souligné le professeur Ian Donald, professeur de sociologie à l’université de Liverpool, dans une série de tweets partagés des milliers de fois, vendredi soir.
« Il me semble qu’une des hypothèses du gouvernement britannique est qu’un fort pourcentage de la population va inévitablement être infecté par le virus  jusqu’à 80 %. Et comme on ne peut pas stopper [l’épidémie], mieux vaut la contrôler (…). Le Royaume-Uni souhaite que ne soit infectée qu’une catégorie de personnes : celles qui présentent le moins de risques de complications. Les personnes immunisées ne peuvent infecter les autres. Plus il y en aura, plus cela limitera les risques d’infection. »

Considérations économiques

Mais le gouvernement sera-t-il capable de contrôler le flux d’arrivées de cas graves dans les services d’urgence ? « Les données [du gouvernement] sur la progression de l’épidémie doivent être les bonnes », insiste le chercheur. Et quid des mesures pour protéger les plus vulnérables ? Le NHS n’a mis à jour que vendredi ses recommandations pour limiter les visites dans les maisons de retraite. La stratégie britannique « est peut être la meilleure, mais le gouvernement devrait l’expliquer plus clairement », conclut M. Donald.
D’autres s’étonnent que l’on parie sur l’immunité collective plutôt que sur un vaccin et s’interrogent sur la pertinence de la stratégie officielle en cas de mutation du virus.
Déni ? Exception britannique ? Vendredi soir, M. Johnson campait sur les recommandations de ses scientifiques, insistant, lors de sa conversation téléphonique un peu plus tôt dans la journée avec la chancelière allemande Angela Merkel, sur une « approche britannique fondée sur la science », à en croire le compte rendu qu’a fait Downing Street de cette conversation.
Le Guardian, vendredi matin, insistait quand même sur le fait que les considérations économiques n’étaient pas totalement absentes à Downing Street. A en croire le quotidien, des experts du ministère de l’éducation ont fait savoir au gouvernement que la fermeture des écoles pendant un mois entraînerait une baisse de 3 % du produit intérieur brut (PIB) national.

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