jeudi 19 mars 2020

Emmanuel Hirsch : « Face au Covid-19, les soignants ne peuvent endosser seuls des choix vitaux »

PAR 
COLINE GARRÉ - 
 
PUBLIÉ LE 19/03/2020

Crédit photo : S. Toubon
L'explosion du nombre de formes sévères de maladie Covid-19 risque d'obliger les soignants à faire des choix, à hiérarchiser et trier les malades. Comment ? Sur quels critères ? Quelle peut être la place de l'éthique ? Éléments de réponse avec Emmanuel Hirsch, professeur d'éthique médicale (université Paris Saclay) et directeur de l'espace éthique d'Ile-de-France.
LE QUOTIDIEN : Le tri en médecine n'est pas une situation inédite. En quoi la pandémie de la maladie Covid-19 place-t-elle les soignants dans des dilemmes particulièrement difficiles ?
EMMANUEL HIRSCH : Les équipes de réanimation savent en effet comment hiérarchiser une situation selon des critères fondés sur l’Evidence-based-medecine, tout en assurant une approche au cas par cas.
En outre, jamais elles ne précipitent de décision (de limitation ou d'arrêt de traitement, par exemple), surtout lorsque la famille d'un patient hors d'état de s'exprimer montre des réticences. On cherche le consensus et la convergence des points de vue, on crée les conditions de l'acceptation d'une décision médicale.

Or aujourd'hui, à cause des capacités limitées d'accueil et de traitement, on ne peut pas se permettre de prendre ce temps. Les situations vitales où il faut se décider rapidement vont se multiplier. Les choix risquent d'être plus difficiles à accepter pour les proches, surtout qu'ils risquent de ne pas pouvoir entrer dans les services de réanimation, accompagner les fins de vie. Ceci, ajouté à l'absence d'explicitation des logiques de tri déjà à l'œuvre, dès l'accès au Samu, risque de donner le sentiment d'un certain arbitraire, incompatible avec les valeurs du soin.
La situation pandémique a peu à voir avec une situation de terrorisme. Cette dernière mobilise des moyens et compétences sur un temps donné. Or actuellement, nous sommes confrontés à une temporalité indéterminée, avec des incertitudes, des risques de contamination des soignants eux-mêmes, une forte exposition psychique et psychologique, des inquiétudes pour les proches… Autant de paramètres qui se cumulent et dessinent un contexte où les dilemmes sont particulièrement intenses, et les choix, encore plus difficiles.
Comment échapper au sentiment d'arbitraire ? Comment faciliter, pour les professionnels, les prises de décision ?
La hiérarchisation des choix doit être faite selon des protocoles. Cela permet de neutraliser la responsabilité : le soignant a ainsi moins le sentiment d'assumer personnellement une décision à impact vital.
Qui va-t-on tenter de guérir ? Qui se résignera-t-on à abandonner ? Selon quels critères ? Avec quelles conséquences pour la vie et la cohésion sociale ? Doit-on prioriser un chef de service qui se retrouverait infecté au nom du principe de réciprocité ? Comment accompagner les fins de vie ?
Ces décisions doivent être assumées par le politique. Les « héros », les soignants, ne peuvent être seuls. D’autant que leurs choix ont des conséquences sociales. Ils les endosseront plus facilement si les arbitrages qu'ils prennent sont sous-tendus par une position politique.
Bien sûr, le politique doit s'adosser à l'expertise scientifique. En l'occurrence, au conseil scientifique piloté par le Pr Jean-François Delfraissy, qui produit des repères. Mais in fine, c'est le politique qui décide, qui valide ces protocoles. Cela garantit un partage des valeurs démocratiques, comme la justice et l'équité, indispensables pour lutter contre la pandémie.
Il faut aussi nécessairement que la parole politique soit transparente pour éviter toute suspicion et tout sentiment d'injustice.
Comment les équipes peuvent-elles être aidées ? Que peut l'éthique pour elles ?
L'éthique ne doit surtout pas consister à dire : « il faut faire ci ou ça ». Il s'agit d'une approche au cas par cas, où l'on contextualise les situations. Le danger est le systématisme, la tentation d'appliquer des algorithmes, même par souci de justice.
Il faudrait, certes, un soutien éthique. Mais il ne s'agit pas de mettre en place des cellules d'aide à la décision clinique, comme d'aucuns l'ont interprété à la suite de l'avis du Comité consultatif national d'éthique (CCNE). Les professionnels de la réanimation ont une culture éthique aiguë, de longue date. Il serait indécent de venir leur dire quoi faire, surtout qu'il s'agit d'une éthique prudentielle, du préférable, où l'on opte pour le moindre mal.
En revanche, nous sommes là en seconde ligne, pour apporter un éclairage éthique. C'est pourquoi à l'espace éthique Ile-de-France, nous avons mis en place dans le cadre d'un réseau national un observatoire « covid-19, éthique et société », ainsi que trois groupes thématiques consacrés aux enjeux éthiques en réanimation, aux handicaps et précarités, et aux Ehpad et au domicile. Nos documents qui cherchent à identifier des questions et donner des pistes d'approche, sans être prescriptifs.
Dans l'immédiat, les soignants ont surtout besoin d'éclaircissements en termes de bonnes pratiques et de règles juridiques, ainsi que d'un soutien psychologique, qui doit aussi être accessible aux malades et familles.


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