samedi 8 février 2020

Violences envers les femmes : faut-il inscrire l’emprise dans la loi ?

4 février 2020

Photo Rip Hopkins. Agence VU

L’Assemblée nationale votait la semaine dernière, en première lecture, une proposition de loi «visant à protéger les victimes de violences conjugales». Fallait-il introduire dans la loi la notion d'emprise difficile à prouver devant les juges ? Deux juristes en débattent.

POUR
Yael Mellul, coordinatrice juridique du Pôle d'aide aux victimes de violence : «L'emprise relève de la même cruauté que les violences physiques et doit être traitée avec la même gravité»
Sans une préparation psychique destinée à la soumettre, aucune femme n’accepterait la violence physique. C’est cette préparation psychique, cette pression psychologique, cette violence des mots créant une situation de domination, qui conduit à la destruction morale d’un être, puis à la violence des coups, et hélas trop souvent, à la mort.
Par des microviolences, mensonges, sarcasmes, mépris, humiliations, dénigrement, insultes, isolement, état de dépendance financière, harcèlement, menaces, le libre arbitre de la victime et son regard critique sur la situation vont progressivement être altérés. Ce processus d’emprise entraîne chez la victime une altération de ses capacités de jugement, qui la conduit à accepter l’inacceptable, à tolérer l’intolérable. La victime se trouve alors dans l’impossibilité de nommer ce qu’elle vit, ce qu’elle peut tolérer ou pas. Les conséquences traumatiques sont considérables : s’opère une véritable rupture identitaire.

Ces victimes vivent alors dans un monde où les valeurs sont inversées, dans un monde distordu, avec une vision du monde tronquée : tout se passe comme si elles avaient subi un véritable «lavage de cerveau». Comme si leur cerveau avait été colonisé, territoire après territoire : estime de soi, compétences professionnelles, rôle maternel, aspect physique, entourage, famille, amis, argent. Tous les territoires sont occupés par celui dont l’objectif est de tout dominer, tout posséder, pour finalement tout détruire. Du terrorisme psychique où la victime est dépossédée de son essentiel : sa dignité. C’est à cela que mène irrémédiablement l’emprise, la perte de la dignité.
Et c’est précisément dans cet état de terreur intérieure extrême, de destruction psychique, que des femmes franchissent la porte de commissariat et gendarmerie pour déposer plainte. De grandes blessées qui doivent être traitées en tant que telles. On ne mesure pas assez le courage de chacune d’entre elles, brisant avec le peu de forces qui leur reste encore, l’emprise mentale dans laquelle elles sont enfermées.
Et lorsque la soumission par les mots ne suffit plus à l’agresseur à satisfaire son besoin de domination, la violence physique intervient, et s’installera de manière irréversible, au moment où les résistances psychiques de la victime ont cédé.
Quand le corps est touché, l’esprit ne répond plus, n’offre plus de résistance, n’a plus de force. Quand ce processus irréversible est en place, la femme est davantage emprisonnée, enfermée. Plus la violence physique augmente, moins la victime est à même de se libérer de cette emprise.
Les plaintes pour violences portent le plus souvent sur une scène ponctuelle de violence physique tirée du contexte : une claque, un coup, une menace, une injure. Or cette scène raconte une histoire, une vie faite d’insultes, de dénigrements, d’humiliations, de harcèlement, d’isolement, de pressions, de chantage. La violence physique est le symptôme visible de son ciment, son socle : l’emprise. Quand il y a violence physique, c’est qu’il y a forcément, systématiquement de la violence psychologique, une emprise.
Les plaintes doivent donc refléter la réalité de toutes les souffrances subies par ces victimes, ce qui n’est, hélas, pas encore le cas.
L’étude de l’activité pénale du contentieux des violences conjugales réalisée par le ministère de la Justice nous permet de constater que les condamnations pour harcèlement et menaces demeurent très anecdotiques.
Pour l’année 2018, seulement 538 condamnations pour harcèlement (et à peine 290 peines avec sursis mis à l’épreuve). Alors que dans le même temps, 11 364 personnes ont été condamnées pour violences avec une incapacité totale de travail (ITT) égale 8 jours, 7 811 sans ITT, et 1 737 avec une ITT supérieure à 8 jours.
Alors que, logiquement, il devrait y avoir autant de condamnations pour violences avec ou sans ITT, que de condamnations pour harcèlement, dès lors que le principe est posé qu’il ne peut y avoir de violences physiques sans violences psychologiques et emprise.
Selon l’enquête «Violences et rapports de genre : contextes et conséquences des violences subies par les femmes et les hommes», réalisée en métropole en 2015, 100 % des femmes subissant des violences physiques ou sexuelles subissent des violences psychologiques. Cette réalité doit devenir judiciaire.
L’inscription de la notion d’emprise dans le code pénal et le code civil prévue par la proposition de loi qui vise à mieux protéger les victimes de violences conjugales, adoptée à l’Assemblée nationale le 29 janvier, le permettra en posant, enfin, le principe selon lequel l’emprise relève de la même cruauté que les violences physiques et doit être traitée avec la même gravité.
C’est dans cet esprit qu’a également été adoptée l’incrimination du suicide forcé comme une nouvelle circonstance aggravante du harcèlement moral. Les peines sont alourdies à dix ans d’emprisonnement lorsque le harcèlement a conduit la victime à se suicider ou à tenter de se suicider.
Lorsque les capacités de jugement et le libre arbitre de la victime sont sévèrement altérés ; que ses appels à l’aide n’ont pas été entendus ; lorsque la souffrance a envahi chaque parcelle de son être, pour s’extraire de cette prison mentale, de cette incarcération invisible, le suicide, la mort, est la seule solution pour sortir de cet enfer, et la dernière de ses libertés. La victime se suicide comme un acte de libération de toutes les souffrances endurées. Mais aussi parce que la honte et la culpabilité lui deviennent insupportables. C’est précisément cela, le suicide forcé.
Selon le comité d’experts Psytel, qui a fourni une estimation dans le cadre du Grenelle des violences conjugales, 217 femmes se seraient suicidées en raison des violences subies, en 2018. La même année, 121 féminicides directs. Un fléau.
Le suicide forcé est la conséquence traumatique la plus extrême du harcèlement moral et de l’emprise. Quand le langage devient violence, lui aussi peut conduire à la mort. Cela ne pouvait demeurer impuni.
 
CONTRE
Audrey Darsonville, professeur de droit pénal à l'université Paris-Nanterre : «Intégrer l'emprise dans la loi est peu opportun»
Le 25 novembre, lors de son discours de clôture du Grenelle contre les violences conjugales, le Premier ministre a déclaré : «Nous inscrirons aussi dans le code civil et dans le code pénal la notion «d’emprise». L’emprise conjugale, c’est la prise de possession d’un membre du couple par l’autre.» La proposition de loi visant à protéger les victimes de violences conjugales, adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale le 29 janvier, introduit ainsi la notion «d’emprise manifeste».
Ce mécanisme psychologique, qui s’apparente pour reprendre les mots du Premier ministre à un «enfermement à l’air libre», ne concerne pas que les victimes de violences conjugales, mais aussi celles d’agressions sexuelles et de viols. Les récentes affaires Adèle Haenel et Vanessa Springora en témoignent, toutes deux dénonçant l’emprise psychologique exercée sur elles quand elles étaient encore mineures par celui qu’elles dénoncent. Emprise de l’adulte sur le mineur, emprise du conjoint violent sur son partenaire, la réalité du phénomène de l’emprise ne peut être niée tant elle est décrite avec force détails par les victimes.
Si l’emprise existe indéniablement, l’inscrire dans le code civil et le code pénal a-t-il du sens ? Edouard Philippe justifie cette démarche par le fait que la consécration légale permet de dire «à ces femmes : «Vous n’êtes pas à l’origine de ce qui vous arrive. Vous en êtes les victimes.» Et on traite ainsi toutes les violences, physiques et psychologiques, étant entendu que la violence psychologique prépare souvent la violence physique» (discours du 25 novembre 2019). Il faut d’abord rappeler que l’emprise n’est pas un mécanisme purement féminin et qu’il peut aussi concerner des hommes victimes d’infractions de violences ou d’agressions sexuelles, l’affaire du père Preynat jugé récemment le démontre si besoin. Ensuite, inscrire l’emprise dans la loi civile et pénale soulève deux interrogations : quelle en est la finalité et comment rédiger un texte prévoyant une notion non juridique mais psychologique ?
Quel est l’objectif poursuivi par l’insertion de l’emprise dans la loi ? En quoi est-ce susceptible de mieux protéger les victimes de violences conjugales ou d’infractions sexuelles ? Le droit pénal sanctionne déjà les violences physiques mais aussi psychologiques depuis la loi du 9 juillet 2010 (article 222-14-3 du code pénal). La prise en considération des violences psychologiques est une avancée considérable dans la lutte contre les violences conjugales, même si la preuve de telles violences reste très difficile. La création de l’emprise sera-t-elle de nature à faciliter cette preuve ? L’emprise qui s’entend comme la mise en place d’un processus de domination sur autrui risque d’être soumise à des difficultés de preuve similaires. Comment démontrer ce qui n’est pas une atteinte au corps mais à l’intégrité psychique ? De même, la contrainte morale, élément constitutif de l’absence de consentement de la victime d’infractions sexuelles, peut déjà englober la notion d’emprise sur la victime mineure. En effet, la loi précise que la contrainte morale peut résulter «de la différence d’âge existant entre la victime et l’auteur des faits et de l’autorité de droit ou de fait que celui-ci exerce sur la victime, cette autorité de fait pouvant être caractérisée par une différence d’âge significative entre la victime mineure et l’auteur majeur» (article 222-22-1 du code pénal). Une différence d’âge conséquente et une autorité de fait permettent de démontrer la contrainte morale et d’appliquer les qualifications pénales de viol ou d’agression sexuelle. L’ascendant moral exercé sur la victime trouve donc déjà une possible traduction juridique. Quel besoin alors d’ajouter la notion d’emprise dans une législation déjà très conséquente ?
De plus, comment décrire dans une loi le processus d’assujettissement de l’emprise ? La loi doit être précise et claire pour permettre son application par le juge, on imagine sans peine la difficulté du législateur quand il devra traduire en termes juridiques une notion psychologique aussi vaste. La proposition de loi adoptée en première lecture le 29 janvier se garde bien d’ailleurs de définir l’emprise. Elle évoque ainsi «l’emprise manifeste de l’un des époux sur son conjoint» pour interdire le recours à la médiation familiale ou encore l’hypothèse de la victime «qui se trouve sous l’emprise» de l’auteur des violences pour autoriser la levée du secret médical. Nulle définition de l’emprise dont la constatation relèvera donc de l’appréciation souveraine des juges.
Ainsi, intégrer l’emprise dans la loi apparaît juridiquement peu opportun. Cependant, comme le rappelle le rapport accablant de l’Inspection générale de la justice de la mission sur les homicides conjugaux, publié en octobre 2019, la situation des victimes de violences conjugales est encore très insatisfaisante. Le constat pourrait être dressé à l’identique pour les victimes d’agressions sexuelles et de viols. Les lois récentes qui ont renforcé les dispositifs relatifs à la lutte contre les violences sexuelles et conjugales ont complexifié la législation sans améliorer concrètement la réalité judiciaire. Plutôt que de modifier encore la loi, ne faudrait-il pas davantage réfléchir à des actions de formation de l’institution judiciaire prise dans son sens le plus vaste (magistrats, avocats, forces de l’ordre, etc.). Apprendre à détecter très rapidement une situation d’emprise exercée sur une victime permettrait de mettre en place les mécanismes juridiques déjà existants pour protéger les victimes, mais aussi de déployer des dispositifs à destination des auteurs, grands oubliés des dernières réformes, alors que leur prise en charge est nécessaire pour tenter d’endiguer le risque de récidive.

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