Publié le 02/02/2020
Pascal-Henri Keller est professeur émérite à l’université de Poitiers. © (Photo : Pascal-Henri Keller)
Fortement décriée, la psychanalyse retrouve ses lettres de noblesse dans un rapport sur l’organisation de la santé mentale, grâce au travail du Pr Keller.
Inefficiente et inefficace . Fin 2019, c’est dans ces termes que le rapport de Brahim Hammouche, député de Moselle, décrit l’organisation territoriale de la santé mentale en France. Une mission de terrain dont la quête de solutions sur des faits poignants – « psychiatrie en crise, soignants en épuisement professionnel, patients en grande souffrance » – s’appuie sur les travaux du professeur de psychologie clinique à l’université de Poitiers, Pascal-Henri Keller, dans son ouvrage, Ce que les psychanalystes apportent à la société (avec Patrick Landman, éd. Érès, 2019).
Rencontre avec un défenseur de la psychanalyse, une pratique qui subit les attaques les plus virulentes aujourd’hui.
Le rapport d’information de l’Assemblée nationale sur l’organisation de la santé mentale dépeint « une prise en charge des patients catastrophique ». Vous attendiez-vous à un tel constat ?
« J’ai travaillé dix ans en psychiatrie, à une époque où elle était créative, avec des prises en charge inventives. La dynamique commune consistait à intéresser les gens à ce qui se passait à l’extérieur des murs. Progressivement, sont arrivés les protocoles qui visaient à classer les patients et à leur imposer un diagnostic, qui va toujours de pair avec un traitement, un médicament dans la plupart des cas.
« Le refus d’être de simples distributeurs de médicaments »
Je pense à un patient qui travaillait dans une scierie. Alors à la retraite, le décès de sa femme l’avait rendu fou. S’il me prenait parfois pour Jean Gabin, il n’en était pas moins jovial et chaleureux. Un jour, un changement de médecin dans le service s’est accompagné d’un changement de méthode, avec prescriptions d’antipsychotiques. Je me souviens avoir retrouvé ce patient inerte, bavant, la tête penchée. Diagnostiqué schizophrène, il avait été assommé par le traitement. Ce système s’est progressivement imposé dans tous les hôpitaux psychiatriques, provoquant le désarroi et la colère des soignants qui protestent aujourd’hui, refusant d’être de simples distributeurs de médicaments. »
Comment en est-on arrivés là ?
« Plusieurs facteurs dans cette dégradation des soins psychiatriques. Pour balayer devant notre porte, les soignants orientés par la psychanalyse ont idéalisé les effets de leur pratique, pensant qu’il suffisait de “ parler pour guérir ”. On a sous-estimé la force des habitudes, ce qui arrangeait tout le monde. La véritable prise en charge psychiatrique impose de passer du temps avec le patient. Or, les manuels statistiques de diagnostic donnent l’impression de savoir rapidement “ cocher les bonnes cases ”, et administrer ainsi le bon traitement au bon malade. Pour l’administration, c’est une satisfaction de “ bien gérer ” les établissements, du moins en apparence. Mais plus les antidépresseurs sont prescrits, plus il y a de déprimés ! En définitive, le grand bénéficiaire de cette situation est l’industrie pharmaceutique, avec des patients indéfiniment sous médicaments. Quelle aubaine ! »
Que peut encore la psychanalyse à l’heure de l’IRM fonctionnelle et de l’immuno-psychiatrie qui observent notre cerveau à la loupe ?
« Depuis plusieurs décennies, la psychiatrie biologique est jugée sur ses annonces, pas sur ses résultats thérapeutiques. Promettre de trouver les gènes de l’autisme dans un avenir proche, découvrir l’origine des maladies mentales dans le cerveau, etc. C’est surfer sur le côté sensationnel et ignorer la réalité.
Bien entendu, il faut reconnaître la valeur de la recherche scientifique, surtout en médecine, mais aussi puissants que soient les outils, aucun n’a jamais réussi à expliquer l’origine cérébrale des principales maladies mentales. Il faut avoir l’humilité de dire ces limites. À lui seul, le cerveau ne permet pas de comprendre les troubles de la pensée. Un autiste peut savoir si tel ou tel chromosome est impliqué dans ses difficultés, mais ce qui compte pour lui et ses proches, ce sont plutôt leurs effets sur sa vie relationnelle. De plus, l’explication biologique d’une maladie mentale peut avoir de graves effets sur les personnes et leur entourage, en laissant supposer qu’ils sont impuissants. »
Vous démontrez dans votre ouvrage les apports de la psychanalyse dans les neurosciences et l’intelligence artificielle (IA).
« À l’heure où il faudrait tout ranger dans des tableaux Excel, la tension que cela provoque est à son comble. À l’opposé, la psychanalyse s’intéresse à l’irréductibilité du singulier. Ce sentiment humain d’être unique. Pour l’instant, notre société donne le pouvoir aux propriétaires des datas, nos données personnelles, et aux créateurs de l’IA. Comme si, désormais, la même intelligence pouvait servir à tout le monde. Pour leur part, les psychanalystes invitent à la modestie dans ce domaine, et surtout à penser l’humain autrement. En tout cas, pas à partir d’un seul discours qui prétendrait dire le vrai, mais plutôt à partir d’une vision qui permet à chacun d’accéder à sa vérité. Il est impossible de résumer l’homme en équation. »
pour aller plus loin
> Rapport d’information déposé par la commission des affaires sociales devant l’Assemblée nationale en conclusion des travaux de la mission relative à l’organisation de la santé mentale (2019), présenté par Brahim Hammouche, député de Moselle.
> Ouvrage « Ce que les psychanalystes apportent à la société», Pascal-Henri Keller et Patrick Landman (Érès, 2019).
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