jeudi 13 février 2020

LES CANONS DE LA CHAIR

Par Robert Maggiori— 

En se concentrant sur l’évolution des notions de virginité et de chasteté à travers les siècles, les historiens Alain Cabantous et François Walter retracent l’influence de l’Eglise catholique sur la sexualité et ses interdits.

Huile sur bois anonyme datant de la première moitié du XVIIe siècle qui brocarde de façon satirique le célibat des religieux.
Huile sur bois anonyme datant de la première moitié du XVIIe siècle qui brocarde de façon satirique le célibat des religieux. Photo AKG-images
Une bulle du pape Paul IV confère à l’Inquisition du diocèse de Grenade la tâche de réprimer la «sollicitatio ad turpia», le délit de harcèlement sexuel - mesure étendue ensuite à toute l’Espagne en 1561. Dès lors, les procès font florès, les sanctions tombent : coups de fouet, obligation de porter l’habit de pénitent, autodafé… Les peines touchent les prêtres confesseurs, souvent les seuls hommes que «les femmes rencontrent en dehors de leur environnement familial», qui profitent de leur situation de directeur de conscience pour «induire une pénitente à des pratiques sexuelles». Coupe-vent dérisoire - inapte à freiner les tempêtes libidinales qui soufflaient sur les couvents et les monastères. Sur les 187 affaires de pédérastie déférées devant les tribunaux de Venise quelques décennies plus tard, 18 % impliquent des ecclésiastiques (ne représentant que 3 % de la population masculine). Au couvent de Maubuisson, qu’Henri IV tenait pour son harem, on ne compte pas les cas de syphilis chez les moniales. Dans ces mêmes années, un chapelain est brûlé vif pour avoir «sodomisé une quantité innombrable de jeunes garçons, en quarante-huit ans de sévices». On saute les époques, mais rien ne change : «A Paris, au milieu du XVIIIe siècle, la police se livre à une véritable chasse aux ecclésiastiques libertins. Plus de 1 000 arrestations sont recensées entre 1751 et 1764.»

Instituant «une partition qui sera sans cesse reprise ensuite par les manuels de confession», Thomas d’Aquin distingue six cas de luxure : la fornication («accouplement fortuit», hors du mariage), l’adultère, l’inceste, le stupre, le rapt («action d’enlever une personne par séduction ou violence pour la soustraire au mariage légitime ; assimilable au viol»), et le vice contre nature («bestialité et homosexualité»). Une kyrielle d’autres traités contribuent à définir les différentes dépravations, dont ceux, au XVIIIe siècle, du père Charles-René Billuart, qui «a servi de source à tous les auteurs d’ouvrages de théologie morale». Aux lubriques et coupables «mésusages du plaisir sexuel», s’ajoutent ainsi la masturbation, la «mollesse», les «amitiés lascives», la sodomie, la concupiscence, l’impureté (rapports sexuels avec la femme pendant ses règles) et… l’océan des «mauvaises pensées». Ne demeure dès lors que le «bon usage du mariage», soit «une orientation exclusive de la copulation vers la génération». Hors union matrimoniale, s’imposent donc, bien qu’on puisse être chaste sans être vierge, la virginité et la chasteté.
Décolleté féminin
Il est difficile d’imaginer le nombre d’histoires auxquelles ont donné lieu ces deux notions, qui, de la Bible à des «manifestes» postés aujourd’hui sur les réseaux sociaux, en passant par des textes littéraires, des traités de théologie, de médecine, de philosophie morale, de sociologie, ont traversé l’histoire et laissé une «histoire» complexe, embrouillée, contradictoire, répétitive, provoquant dans les mentalités autant d’avancées que de reculs. Il fallait un certain culot, de multiples savoirs et le goût de la recherche d’archive pour entreprendre de montrer comment cette histoire s’est écrite : ceux qu’ont eus Alain Cabantous et François Walter en publiant les Tentations de la chair. Virginité et chasteté (XVIe-XXIe siècle). Les auteurs sont tous deux historiens. Alain Cabantous est professeur émérite à Paris : parmi ses ouvrages, principalement tournés vers la mer, les sociétés littorales, les identités maritimes, les mutineries, on trouve une Histoire de la nuit et une Histoire du dimanche en Europe occidentale. L’œuvre de François Walter, professeur honoraire à l’université de Genève, est attachée, elle, à l’environnement, à la Suisse, au paysage, aux catastrophes, mais contient aussi Hiver, histoire d’une saison. Ensemble, ils ont signé un essai qui, en 2016, a eu un beau succès : Noël. Une si longue histoire.
Les Tentations de la chair recueille les sources, factuelles, iconiques ou livresques, qui ont alimenté le débat sur la virginité et la chasteté, influé sur les comportements, et apporté de l’eau au moulin de la domination masculine. Et ce, non pour «proposer une histoire de la sexualité», mais pour interroger deux des composantes «qui ont participé à la construction de la modernité occidentale», et mesurer leur «réappropriation permanente» dans le champ culturel. On remarque tout de suite que les deux notions, très longtemps (et sans doute sciemment) confondues, depuis les Pères de l’Eglise jusqu’au XIXe siècle, ne coïncident pas. Un examen rapide pousserait la virginité vers quelque chose de physique et la chasteté vers une dimension plus morale. Celle-ci renvoie à castus, participe de carere (d’où carence), qui signifie «être privé de» : la chasteté indique donc l’absence (imposée, induite ou voulue) d’exercice de la sexualité, Mais dans un traité de théologie chrétienne (supposant déraisonnables le plaisir et le sexe), elle est ainsi définie : «Vertu qui réfrène la délectation charnelle conformément à ce que prescrit la raison.» Plus amplement, la chasteté serait, dans sa forme faible, la «modestie» (désignant aussi la pièce de dentelle servant à voiler le décolleté féminin), la pudeur, la retenue, et, dans sa forme haute, la pureté absolue - du point de vue religieux : la dévotion absolue à Dieu d’une âme immaculée. «Le chaste est celui qui bannit l’amour sensuel par l’amour divin  & éteint le feu de la terre par le feu du ciel.»
«Indice anatomique»
Quant à la virginité (que certains linguistes font dériver d’une racine hittite, signifiant… «non montée», «non saillie» !), elle est aussi élevée au rang de «vertu céleste» ou de «vertu angélique». En ce sens, elle peut glorifier aussi bien un homme qu’une femme. En réalité, c’est autour de la virginité féminine que durant des siècles s’est fixé l’attention, ainsi que sur les signes physiques qui pouvaient l’attester. Inénarrable, à cet égard, est l’histoire de l’hymen, la mince membrane qui obstruerait partiellement (le flux menstruel doit pouvoir s’écouler) l’orifice vaginal des vierges. «Contrairement à ce que l’on a prétendu (et prétend parfois encore), l’hymen ne peut pas servir de preuve médico-légale», et dans «sa grande majorité, la communauté médicale considère aujourd’hui que la virginité n’est pas une évidence scientifique». Pourtant, pendant longtemps, «les avis ont été assez tranchés à propos de la présence irréfutable ou non de cet indice anatomique». L’un des grimoires les plus populaires, le Grand Albert (1245, puis 1580 et 1703), attribué sans doute à tort au philosophe Albert le Grand, nie l’existence d’une «pellicule qu’on appelle hymen et qu’on dit fermer l’entrée du vagin». L’anatomiste Ambroise Paré (1510-1590), s’en prenant aux matrones qui «"disent trouver une ruption d’une taye" lors du premier coït» (c’est à elles qu’était confiée la tâche de «vérifier» manuellement la virginité des jeunes filles), reconnaît qu’on «trouve cette panicule hymen rarement», et explique que «le sang du dépucelage ne vient pas de la rupture de l’hymen mais des "rugosités du col de la matrice qui n’ont encore été étendues et déprimées"». Dans son Tableau de l’amour conjugal (1686), largement diffusé (36 éditions), le médecin Nicolas Venette, décrivant les organes génitaux féminins, «remarque la présence de caroncules myrtiformes parfois liées par des membranes», dont la séparation, «lors de la nuit de noces, peut donner du sang». Ce n’est qu’entre le XVIIIe et le XIXe siècle que la médecine «invente» péremptoirement l’hymen, inaugurant un paradoxe qui perdure jusqu’à aujourd’hui : «D’un côté les médecins ont promu la réalité de l’hymen comme signe de la virginité, mais, de l’autre, confrontés à la demande sociale qui leur confie le rôle de distinguer entre la femme vierge et la femme déflorée, ils se retranchent tous derrière le caractère hypothétique de la preuve.»
Catéchisme radical
Mais ce n’est là qu’un infime prélèvement dans l’histoire de longue durée que racontent Cabantous et Walter, lesquels, se concentrant sur le christianisme et l’Europe occidentale, mettent en évidence la persistance d’un catéchisme radical qui considère le corps comme «souillé» par la sexualité, si elle déborde de la fidèle union matrimoniale, et qui, «résistant» aux discours glorifiant les plaisirs du sexe dans toutes leurs formes, se trouve conforté non seulement par l’essor de la morale bourgeoise, voire par une éthique laïque de la tempérance valorisant la reproduction pour des «raisons démographiques et géopolitiques», mais aussi par la multitude des «dissertations médicales» qui insistent sur les conséquences des excès sexuels, l’innaturalité de l’homosexualité, les dangers de la masturbation, la «fureur utérine» ou les maladies vénériennes.
Sans cesse sanctifiées, les valeurs de virginité et de chasteté ne sont pourtant pas devenues «sens commun», qui eût imprégné les mentalités de tous, y compris des fidèles, et fixé une morale communément partagée. Dans les communautés soumises aux vœux de chasteté et au célibat, elles ont même produit bien des effets pervers - et les Tentations de la chair abonde en exemples de religieuses dépravées, de nonnes enceintes, d’évêques libidineux, de curés prédateurs et pédocriminels. Mais, conjuguées au féminin (pour un garçon, «perdre son pucelage» va de fait revenir à «être un homme, un vrai»), la virginité et la chasteté, qui peuvent bien sûr dériver d’un choix libre, assumé, et donc respectable, ont surtout alimenté l’imaginaire masculin (et longtemps ajouté, aux yeux des hommes, une plus-value à la femme nubile sur le «marché du mariage»). Si au cours de l’histoire la virginité des femmes a tant été exhaussée, c’est qu’elle différait la crainte panique de l’homme devant le «continent noir» (Freud) de la sexualité féminine, et exauçait son fantasme primordial : être la «clé» du corps de la femme, son propriétaire, le maître de ses désirs et de ses plaisirs.

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