jeudi 13 février 2020

A LA PRISON DE RÉAU, LES ŒUVRES OUVRENT L’ESPRIT

Par Annabelle Martella — «La Femme, un regard différent» questionne les rapports hommes-femmes, de l’Antiquité à nos jours.«La Femme, un regard différent» questionne les rapports hommes-femmes, de l’Antiquité à nos jours. photo Raphaël Chipault

Une dizaine de détenus du centre pénitentiaire de Seine-et-Marne ont joué les curateurs d’expo pour «la Femme, un regard différent», une expérience enrichissante et unique qui permet aussi le décloisonnement des arts.

C’est une expo que vous ne verrez sans doute jamais. Les 70 œuvres réunies pour «la Femme, un regard différent» - céramiques antiques, sculptures kanakes, esquisses de Picasso, photos de Janine Niépce, etc. - sont enfermées… derrière les vitres, les portes blindées, les barbelés et les portiques de détection à métaux de la prison de Réau (Seine-et-Marne). Hold-up de la culture au profit des publics les plus éloignés des musées, cette exposition a été organisée par une dizaine de détenus (hommes et femmes) à l’intention des autres prisonniers, leurs familles et le personnel pénitentiaire. Accompagnés pendant un an et demi par deux commissaires - Vincent Gille, de la Maison de Victor Hugo, et Jérôme Godeau, des musées Bourdelle et Zadkine -, ils ont choisi eux-mêmes les œuvres issues des collections de différents musées parisiens (musée du Quai-Branly, musée Picasso, musée d’Art moderne, etc.), établi le parcours et conçu textes et livret d’une expo dont le thème a été soumis au vote de la prison.

Proverbes

Questionner les rapports hommes-femmes à travers des figures de déesses-mères, d’héroïnes féministes ou de mythes antiques - Daphné forcée de se transformer en laurier pour échapper à un Apollon excité comme jamais - dans un milieu carcéral où la mixité n’est pas vraiment à l’ordre du jour, le pari était osé. A fortiori lorsque les débats dans la société civile autour du consentement, de la culture du viol ou du patriarcat font rage dans un climat rarement apaisé. Bernadette, une des détenus commissaires, s’en souvient : les discussions ont été houleuses avec certains collègues hommes. Les fameux proverbes d’Annette Messager («Une femme sans pudeur est comme un plat sans sel», «Tout vient de Dieu sauf la Femme», «La femme a les jupes longues et l’esprit court», etc.) brodés avec des fils colorés sur des draps en coton ont été sources de vives polémiques : «Comment faut-il les prendre ? Au premier ou au second degré ?»
Espace de parole citoyenne, philosophique et artistique, cette expérience de commissariat a aussi permis aux détenus de découvrir la myriade de métiers qui se cache derrière une exposition (éclairagiste, graphiste…). Car si ces activités culturelles prolifèrent dans l’enceinte des prisons, ce n’est pas simplement pour la beauté de l’art mais parce qu’elles remplissent des objectifs du Service pénitentiaire d’insertion et de probation (Spip) en termes de réinsertion et d’estime de soi. Une fois libéré, un prisonnier s’est même vu embaucher en tant qu’agent administratif dans un musée, raconte Maud Lahon, coordinatrice culturelle de la prison de Réau. Mais ce qui fait l’originalité d’un tel projet, interne au centre pénitentiaire, c’est son horizontalité. Prisonniers commissaires font découvrir à leurs codétenus et même aux matons les Amoureux d’Ossip Zadkine, la Diane au bain de Gérard Garouste, leur racontant des anecdotes, mettant en valeur leurs coups de cœur. «On casse quelque peu le rapport d’autorité et les détenus commissaires se retrouvent en position de sachant», explique Maud Lahon.
Néanmoins, la prison reste la prison : l’autogestion complète d’un tel espace par les prisonniers et pour les prisonniers (hors projet lancé par le Spip) s’apparente à un rêve inimaginable. Dans le cadre de «la Femme, un regard différent», il est déjà difficile d’organiser comme prévu les visites internes à la prison, notamment à cause du manque de personnels surveillants. Aux normes pour accueillir les chefs-d’œuvre de différents musées nationaux, l’espace muséal du centre pénitentiaire de Réau demeure un lieu unique et précieux pour toutes les prisons de France. Pensé par son ancien directeur, Pascal Vion, convaincu de l’importance de la culture dans le processus de réinsertion, celui-ci est conçu comme une véritable «annexe du Grand Palais».

«Gouffre»

Avant «la Femme, un regard différent», Vincent Gille avait déjà construit avec des détenus, en 2013, une exposition autour du voyage, puis une autre, trois ans plus tard, sur les Misérables. En partenariat avec Paris Musées, ce type d’initiative attire de plus en plus les institutions culturelles, qui ont à cœur de décloisonner les arts sans réellement parvenir à diversifier leur public, majoritairement bourgeois. «Les œuvres d’art sont des objets qui véhiculent de la douleur, de la joie, de l’émotion. C’est notre mission de les diffuser mais c’est sûr que si on attend sagement devant nos musées que les gens viennent tout seuls, ça ne va pas marcher, explique Vincent Gille lorsqu’il aborde son engagement dans les prisons. Il y a un tel gouffre. Il faut faire l’effort d’aller vers eux, qu’ils se réapproprient ce monde dont ils sont exclus. Ce sont des collections publiques et ces œuvres d’art leur appartiennent également.»
A ses mots, comment ne pas penser à ceux, sans concession, de Pierre Bourdieu - «Je crois qu’une des fonctions du musée, objective, c’est précisément d’être quelque chose où tout le monde peut aller et où seuls quelques-uns vont» - qui, en 1972 sur France Culture, analysait les processus d’exclusion des masses populaires de ces institutions : «Les gens qui ne vont pas au musée sont des gens qui s’éliminent de la fréquentation du musée, non pas parce qu’ils ne sont pas doués, et non pas parce qu’ils n’ont pas cette grâce que s’attribuent ceux qui vont au musée, mais parce qu’ils n’ont pas appris à regarder les œuvres d’art.» Et c’est probablement ce à quoi les deux commissaires ont initié les détenus en partageant leur passion : aimer la présence d’un tableau, apprécier le fait de le regarder, le côtoyer, s’y confronter, même. Durant la visite, on ressent le plaisir de Karim, penché sur le minuscule visage de la Dame de Brassempouy, statuette préhistorique en ivoire, à en décrire la finesse des traits. Certains se prennent à rêver, sortent du texte lisse de la présentation, celui des encyclopédies et des notes maintes fois répétées, et parlent de ce qui résonne entre eux et l’œuvre. Devant une photographie de Simone Veil à la tribune de l’Assemblée nationale, Bushra s’arrête et raconte avec hardiesse : «Simone Veil, elle veut son avortement, elle veut sa loi à elle, elle n’a pas lâché l’affaire ! Elle me fait penser à ma mère. Même devant des machos, elle non plus ne lâche rien.»

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