mercredi 29 janvier 2020

Faut pas pousser bébé dans les ordis

Par Nathalie Raulin et Olivier Monod — 
Plus un enfant passe de temps devant les écrans à 2 ans, moins il bouge à 5 ans.
Plus un enfant passe de temps devant les écrans à 2 ans, moins il bouge à 5 ans. Photo Mint RF. Photononstop



Une nouvelle étude publiée ce mercredi détaille les dangers d’une exposition trop banalisée des tout-petits à la télévision, aux smartphones et aux tablettes. Et montre que les parents sont souvent peu ou mal informés.

«L’exposition aux écrans des jeunes enfants est un problème de santé publique.» L’affirmation claque. Surtout en chute d’une étude publiée par l’agence Santé publique France dans son bulletin épidémiologique hebdomadaire du 14 janvier. D’autant que cette conclusion est partagée par une équipe de chercheurs internationaux qui sort ce mercredi ses travaux sur l’impact des écrans sur la motricité des jeunes enfants. Ceux qui, à l’instar de Michel Desmurget, docteur en neurosciences à l’Institut des sciences cognitives de Lyon, dénoncent une fabrique en marche du «crétin digital» (1) ont-ils raison de sonner le tocsin ? Discutable même si une chose est sûre : l’exposition des tout-petits aux écrans est désormais quotidienne, presque banalisée. Dans les voitures, les écrans incrustés dans les sièges ne sont plus rares. On a même vu passer, en 2013, des pots avec un support pour tablette intégré… De quoi s’interroger sur l’importance de l’exposition des petits aux écrans et ses conséquences.

Existe-t-il des enfants malades des écrans ?

Les premières alertes sont venues des professionnels de la petite enfance, confrontés sur le terrain à des bambins qui passent plusieurs heures par jour, souvent seuls, devant des écrans. Mathilde Dublineau est psychologue, directrice du réseau Naître et bien-être qui suit près de 1 000 enfants de moins de 3 ans tous les ans à Saint-Etienne (Loire). Elle dit : «Depuis quelques années, la problématique des écrans est régulière dans nos consultations. Des pédiatres nous adressent des enfants en retard mais dont le développement reprend son cours si l’on diminue leur consommation.» Même constat de la part d’Anne-Sylvie Pelloux, pédopsychiatre, qui reçoit des petits de 0 à 6 ans au centre médico-psychologique petite enfance de Brantôme à Paris : «Le développement des bébés et jeunes enfants est très porté par l’interaction sociale, l’exploration concrète des objets et l’usage de leur motricité. Face à un écran, ils sont soumis à une expérience en deux dimensions et sans interaction sociale. Cela donne des petits qui manquent d’organisation corporelle et qui sont intolérants à la frustration.»

Que disent les scientifiques ?

Avec un temps de retard sur un usage exponentiel, les scientifiques tentent de comprendre les tenants et les aboutissants du phénomène. Troubles du langage, baisse du quotient intellectuel, retard de développement, augmentation de la sédentarité, les études foisonnent sur les possibles effets délétères d’une exposition prolongée des enfants aux écrans. Mais la plupart de ces travaux étant de «qualité moyenne voire moins que ça» de l’avis de l’épidémiologiste de l’Inserm Jonathan Bernard, coauteur de l’étude publiée ce mercredi, leurs conclusions sont souvent sujettes à caution.
Professeur au laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistiques à l’Ecole nationale supérieure (ENS), Franck Ramus se veut rassurant : «Toutes les études sérieuses disponibles montrent que l’exposition des enfants aux écrans a des effets limités sur le développement cognitif. Les écrans justifient une vigilance par rapport aux expositions excessives, à savoir plus de six heures par jour, et aux contenus douteux, mais pas la panique généralisée que l’on observe actuellement.» Il y a un consensus : il faut en éloigner les bébés. «Au premier âge de la vie, le développement est social et émotionnel, pas cognitif, martèle Bruno Falissard, pédopsychiatre, professeur à la faculté de médecine Paris-Saclay. Un bébé a impérativement besoin d’une interaction humaine et d’abord avec ses parents. Substituer les écrans à cette relation, c’est entraver ses apprentissages nécessaires.» C’est donc ralentir ou compromettre son développement.

Tous les usages sont-ils problématiques ?

«Les parents sont souvent mal informés, regrette Anne-Sylvie Pelloux. J’ai vu une mère qui laissait sa fille de 17 mois regarder un dessin animé sur la tablette au lit car elle pensait que cela l’aidait à s’endormir toute seule. Mais c’est tout l’inverse !» Spécialiste du rôle du sommeil au sein des performances humaines et professeure des universités à Lyon, Stéphanie Mazza est formelle : «L’impact des écrans regardés le soir sur la durée et la qualité du sommeil est aujourd’hui bien établi. Or le sommeil est un élément essentiel de l’apprentissage.» Dans la sphère familiale, le mauvais usage des écrans est devenu chose courante. L’essor rapide - et envahissant - des écrans dans les foyers laisse les parents démunis face à une nouvelle technologie dont ils ont du mal à réguler leur propre utilisationC’est devenu un moyen facile de garder l’enfant calme. Pour Franck Ramus, le débat se focalise trop sur l’exposition globale, et pas assez sur les usages et les contenus : «Parler de temps d’exposition sans s’intéresser aux usages et aux contenus est une approche beaucoup trop grossière.» Ainsi, lire à l’enfant un livre sur une liseuse n’est pas la même chose que de le laisser en autonomie avec une tablette. Regarder un dessin animé en famille n’est pas assimilable à avoir la télé allumée en permanence dans le salon.
Olivier Pascalis, dont l’essentiel du travail au laboratoire de psychologie et neurocognition de Grenoble est d’observer des bébés de moins de 2 ans, compare, lui, les écrans aux bonbons. «Les écrans attirent les enfants, c’est clair, comme les bonbons. Il ne viendrait à personne l’idée de ne donner aux enfants que du sucre à manger. C’est pareil pour les écrans. Il faut éduquer les petits pour qu’ils en fassent un usage raisonnable. Comme avec les bonbons.» Mais contrairement aux sucreries, les parents ne maîtrisent pas forcément eux-mêmes des technologies qui, comme les écrans tactiles, ont tout juste dix ans d’existence. «Ils sont un peu perdus, il y a toute une éducation à inventer», souligne Anne-Sylvie Pelloux.
Attention aussi aux fausses promesses de certains programmes d’éveil pour les plus jeunes. «Il y a un malentendu autour de l’apprentissage. Certains parents pensent que leur enfant apprendra une autre langue avec la tablette mieux qu’avec eux. Mais c’est faux, même si les petits commencent à prononcer des phrases. Lors des tests, on voit bien qu’en dehors du contexte de la tablette, ils ne peuvent pas reproduire ce qu’ils font avec. Cela ressemble plus à du conditionnement qu’à de l’apprentissage. Au final, cette polémique permet de se rendre compte à quel point les plus petits ont besoin d’une interaction humaine pour se développer», souligne Mathilde Dublineau.

Quel est le rôle des parents ?

Dans cette affaire d’écrans, les parents sont souvent les premiers fauteurs de troubles. Serge Tisseron, psychiatre membre de l’Académie des technologies, initiateur dès 2007 d’une pétition contre la télévision pour les moins de 3 ans, explique : «Un adulte qui utilise son smartphone en présence de son bébé provoque autant de troubles chez lui que s’il le plaçait devant un écran, car il va moins communiquer : il va utiliser des phrases plus courtes, des mimiques plus pauvres, privant ainsi son enfant d’une interaction riche.» Sans compter qu’en grandissant, l’enfant va souvent reproduire le comportement des adultes. «Les petits ont tendance à imiter leurs parents. Si ces derniers ont le nez collé sur leur écran, ils vont faire de même», confirme Olivier Pascalis.

Combien de temps les enfants passent-ils vraiment dessus ?

Comme souvent, la dose fait le poison. Or la durée réelle d’exposition des petits est mal connue. Selon le baromètre de l’hyperconnexion réalisée en juin 2019 par BVA pour la fondation April, 57 % des parents ne maîtrisent pas le temps de connexion de leurs enfants. Les seules données sur les enfants français proviennent d’Elfe, étude portant sur des petits nés en 2011 représentatifs de la population.
Publiés en 2018, les résultats ont provoqué un choc : plus des deux tiers des enfants de 2 ans regardent la télévision au quotidien, 28 % utilisent un ordinateur au moins une à deux fois par semaine tandis qu’un quart d’entre eux jouent sur un smartphone au moins une fois par mois. De quoi augurer un temps d’exposition aux écrans très conséquent. En voulant le mesurer, des chercheurs canadiens sont tombés de leur chaise : en moyenne, les enfants ont passé 2,4 heures par jour devant un écran à l’âge de 2 ans, 3,6 heures à 3 ans, et, curieusement, 1,6 heure à 5 ans. Fondées sur les déclarations des parents, ces statistiques sont, qui plus est, très probablement sous-estimées. Mathilde Dublineau : «J’ai vu des parents qui ne comptaient pas comme temps d’écran le fait de mettre une comptine sur YouTube. Ils l’assimilaient aux chansons de leur enfance sur cassette audio. Mais du moment qu’il y a une vidéo animée, cela n’est plus la même chose.»

Les écrans seuls coupables ?

L’impact des écrans sur les enfants est particulièrement néfaste quand ils s’accompagnent d’une baisse des échanges en famille. Les cas problématiques rencontrés en pédopsychiatrie ne s’expliquent pas uniquement par une exposition excessive. Dépression parentale ou situation de précarité sont autant de facteurs de risque. «Il y a une grande inégalité sociale devant les écrans, admet Serge Tisseron. Mettre un enfant devant la télé, c’est gratuit. Lui proposer d’autres activités plus enrichissantes a un coût économique que tout le monde ne peut pas assumer.» La fatigue, ou le simple besoin de disposer d’un peu de temps pour soi, peut expliquer le manque d’accompagnement des enfants dans leur utilisation d’écran. «Si les parents interagissent moins avec leurs enfants, ou les laissent trop régulièrement devant les écrans, c’est souvent que leur vie à eux est très difficile», poursuit Tisseron, convaincu de l’inutilité des discours alarmistes «décourageants» et «stigmatisants». Pour l’ancien clinicien, il faut faire preuve de réalisme pour prévenir les usages à risques : «Plutôt que de culpabiliser une mère célibataire parce qu’elle a laissé son gamin une demi-heure devant un dessin animé, mieux vaut l’inciter à compenser le temps perdu par son enfant devant l’écran en lui consacrant toute son attention la demi-heure qui suit.»
(1) La Fabrique du crétin digital, les dangers des écrans pour nos enfants (éd. Seuil, 2019).

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