jeudi 21 novembre 2019

« Tu sais, papa, il a tué ma mamie et ma maman » : l’enfance effacée des orphelins de féminicides




Fanny, 21 ans, fille d’une victime de féminicide, chez elle à Montpellier. Le lendemain de Noël 2018, son père a tué sa mère.
Fanny, 21 ans, fille d’une victime de féminicide, chez elle à Montpellier. Le lendemain de Noël 2018, son père a tué sa mère. CAMILLE GHARBI POUR LE MONDE
En 1983, Chloé Delaume a 9 ans. Ce jour-là, c’est l’été, les valises sont chargées dans la voiture. A la rentrée, il est prévu que maman quitte papa, un homme violent et sadique. Chloé boit un jus de fruits avant de partir en vacances avec son grand-père. Dans la cuisine, son père abat sa femme à bout portant. Il vise ensuite sa fille, puis se ravise et met le canon dans sa bouche. « Sur sa joue gauche, l’enfant reçut un fragment de cervelle », écrit-elle dans Le Cri du sablier (Editions Léo Scheer, 2001, Prix décembre).
Le livre commence ainsi. La police vient d’entrer. « Les hommes nombreux forcèrent la porte (…) . Leurs semelles dans les flaques, ils investirent le crime. (…) Ce n’est pas un spectacle pour les enfants, conclurent-ils de concert. (…) La voisine du dessus m’exposa dans sa chambre (…). Un par un, ils entrèrent dans la pièce. Et commentèrent l’orpheline, étonnant spécimen. »

« Il y a quelques années, on connaissait le nombre de portables volés mais pas le nombre de femmes tuées », écrit Karen Sadlier, docteure en psychologie clinique, dans Violences conjugales : un défi pour la parentalité (Dunod, 2015). Désormais, le décompte morbide noircit régulièrement les colonnes des journaux : 121 femmes tuées en 2018, 137 depuis le début de l’année, selon le collectif Féminicides par compagnon ou ex.
Mais qu’en est-il des enfants, ces autres victimes des homicides conjugaux ? De ceux qui ont tout vu, tout entendu. Ou qui ont trouvé un cadavre en rentrant de l’école. L’odeur du sang, les cris, la peur de mourir et la culpabilité de n’avoir rien pu faire. Une enfance effacée dans un geste. Ils ne dormiront ni ne joueront plus dans leur chambre, ne reverront plus leurs copains d’école, seront placés dans une autre famille. Avec une mère dans un cercueil et un père en cellule.
En 2017, au Plessis-Robinson (Hauts-de-Seine), Emilie (tous les prénoms des enfants ont été modifiés) a vu son père verser un bidon d’essence sur sa mère et mettre le feu. Elle avait 7 ans. Un an plus tard, à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), Adam, 6 mois, était dans les bras de sa jeune mère lorsque son père l’a décapitée. L’homme s’est pendu en prison deux mois plus tard. En 2018, ils étaient 82 orphelins, dont 57 présents au moment du crime, 29 ont été directement témoins. Dans trois cas, ce sont eux qui ont donné l’alerte.

Flash-back, insomnies, énurésie…

Le plus souvent, dans l’urgence, la police confie ces enfants à une tante, une voisine, un grand-parent. Quelques-uns sont parfois conduits à l’hôpital. « Contrairement aux accidents de la route, il n’y a pas de prise en charge systématique, alors qu’il s’agit du pire traumatisme qui soit : la première figure d’attachement tuée par la principale figure de protection », regrette Ernestine Ronai, présidente de l’Observatoire des violences envers les femmes, à Bobigny.
Flash-back, insomnies, énurésie, troubles de la concentration et du comportement, phobie sociale, retard du développement, mutisme… « Pour les violences conjugales, 60 % des enfants présentent des troubles de stress post-traumatique. En cas de féminicides, le taux atteint 100 % des cas », rappelle Karen Sadlier.
L’impact est comparable à celui des victimes de guerreCes enfants sont dissociés, « s’ils ne sont pas soignés, ils peuvent faire face, adulte, à une décompensation : des souvenirs peuvent réapparaître brutalement, cela peut-être un mot, une odeur, une silhouette », ajoute Fatima Le Griguer, psychologue spécialisée en victimologie. Surtout ils peuvent répéter, parfois avec des conséquences sur plusieurs générations, ces schémas de violences.
« Nous sommes en 1983. On m’envoie une fois chez le généraliste. C’est une tragédie honteuse, il faut être dans l’oubli. On n’en parle jamais, on ne doit pas en parler », raconte Chloé Delaume. Pendant les neuf mois suivants, l’enfant sera aphasique. Mieux vaut qu’elle se taise, pense d’ailleurs la famille : elle pourrait dire ce qu’elle a vu. Elle est recueillie par son oncle et sa tante, qu’elle doit désormais appeler papa et maman, et une nouvelle identité lui est assignée. « C’est aussi une fin de l’enfance matérialisée » : ses affaires sont restées sur le lieu du drame qui a été vidé en vitesse.
Une nouvelle trousse, de nouveaux vêtements, aucun souvenir de sa mère. Vis-à-vis de l’extérieur, une version officielle lui est imposée : les parents sont morts dans un accident de la route. « Je m’étais tellement monté le bourrichon avec cette histoire d’autoroute du Soleil que j’avais peur dès que je montais en voiture. » Puis, il y aura les cauchemars récurrents, les tentatives de suicide. « Le trauma ne peut pas être gardé sous cloche. Ce n’est pas un deuil anodin. Il y a une annulation de vous en tant qu’enfant. »

« Crises d’angoisse »

Mathilde a 19 ans et la voix qui tremble lorsqu’elle raconte. Un père maniaco-dépressif, en arrêt maladie depuis un mois. Une femme qui veut le quitter. Un soir, il y a dix ans, dans le Val-d’Oise, ce garagiste, qui n’avait jamais été violent physiquement, surgit avec un fusil de chasse dans la chambre conjugale où Mathilde, 9 ans, se trouve avec sa mère. « Sur le moment, maman a cru à une blague. » Touchée en plein cœur, elle meurt sur le coup. C’est Mathilde qui a appelé les secours, en ayant cherché le numéro dans l’annuaire. C’est aussi elle qui a découvert le corps de son père qui s’est suicidé à l’arrivée des pompiers.
L’enfant est amenée à l’hôpital : « Je suis restée dans une petite pièce avec une infirmière qui tentait de me consoler, je n’arrêtais pas de pleurer. » Confiée à ses grands-parents maternels, avec qui elle peut parler, elle sera suivie pendant un an par une psychologue. « Pendant des années, je me suis réveillée la nuit en hurlant parce que je revivais la scène. J’avais des crises d’angoisse, des troubles de la concentration. » Elle a récemment décidé de reprendre la thérapie. « Ma grand-mère paternelle s’est suicidée il y a six mois et je ne veux pas me réveiller un matin et… » Etudiante en fac de biologie, elle veut être prof de SVT.
2015, Seine-Saint-Denis. Anna, 5 ans, Noah, 4 ans, et Margaux, 2 ans et demi, regardaient la télévision dans leur salon quand leur père, un professeur de physique sans histoires, a asséné une vingtaine de coups de couteau à leur mère et à leur grand-mère. Pendant plusieurs dizaines de minutes, les trois enfants sont restés seuls dans l’appartement avec les corps, alors que le père était parti prévenir une voisine. Plus tard, Noah dira : « La couverture bleue du canapé est devenue toute rouge. Papa a découpé la peau de maman. »

Une hospitalisation automatique

Anna, Noah et Margaux sont les premiers enfants à avoir été pris en charge par le dispositif féminicide de Seine-Saint-Denis. Signé en mars 2014, ce protocole unique en France, mis en place par le parquet de Bobigny en collaboration avec l’Observatoire des violences envers les femmes, permet une hospitalisation automatique, sous X et pendant trois jours minimum – le plus souvent une semaine –, des enfants présents ou témoins d’homicides et de tentatives d’homicides conjugaux.
Pour Fabienne Klein-Donati, procureure de Bobigny, « il faut des leaders qui portent le sujet, cela doit être ancré dans les pratiques professionnelles. Au départ, c’est une rencontre entre Patrick Poirret [alors procureur adjoint], et Ernestine Ronai, et ensuite cela perdure. On apporte chacun son expérience pour améliorer le dispositif. »
Vingt-huit enfants âgés de 6 mois à 12 ans ont ainsi été suivis en psycho-trauma depuis cinq ans par l’hôpital pilote Robert-Ballanger, à Aulnay-sous-Bois. Deux fois par an, un comité de pilotage réunissant tous les partenaires fait le point sur les cas cliniques, la procédure judiciaire et la garde des enfants.
Michèle Rigault, 71 ans, est une « grand-mère », une de ces éducatrices à la retraite formées et mandatées par l’Observatoire pour veiller jour et nuit sur ces enfants à l’hôpital. « On mange avec eux, on dort avec eux. On doit les ramener à la vie. Pour eux, il y a ce trou, ce vide, ça les submerge. » Sur son smartphone défilent des photos d’enfants qui sourient, jouent. En apparence, tout va bien. Sur une vidéo, un garçon fait le pitre sous la douche. Lorsque Assane, 6 ans, est arrivé à l’hôpital avec ses quatre frères et sœurs, tous témoins du meurtre de leur mère, il a dit : « Demain, c’est mon anniversaire. Maman va venir ? » Michèle se souvient aussi de cette fillette de 3 ans, qui lui chuchota à l’oreille : « Tu sais, papa, il a tué ma mamie et ma maman. C’est pas grave, c’est un secret. »

« Déchoquage »

Ces premières heures après les faits sont primordiales pour signifier la gravité de l’événement. « C’est là que les enfants ont le plus de questions. Ils ne comprennent pas, sont sous le choc. Il faut mettre des mots sur ce qu’il s’est passé », témoigne Aurore Noury, éducatrice au Service d’intervention spécialisé. C’est ce service, du Centre départemental enfances et familles du 93, qui conduit les enfants aux urgences, les suit aux côtés des médecins, et procède à l’évaluation pour déterminer à qui les confier.
Pour Fatima Le Griguer, coordinatrice de l’unité spécialisée d’accompagnement du psycho-trauma, à l’hôpital d’Aulnay, « l’important est de les ramener ici et maintenant, de les restimuler. On appelle ça le déchoquage ». Par le jeu, la verbalisation, l’enveloppement, selon la personnalité et l’âge. Les dessins sont un outil important pour ces enfants qui restent clivés. Ecartelés qu’ils sont entre l’image du père protecteur et de l’homme assassin, il est très difficile pour eux de se construire.
Pour les professionnels, c’est aussi une déflagration. « Ces enfants sont compliqués à gérer, certains sont très agités ; ils crient, grimpent sur les murs. D’autres sont amorphes, le regard vide. C’est lourd pour les infirmières et les médecins », décrit Clémentine Rappaport, chef du service de pédopsychiatrie qui les soigne, y compris après leur sortie.
L’hospitalisation permet de les couper temporairement de l’entourage, afin « d’éviter que les familles paternelle et maternelle viennent se déchirer à l’hôpital, dit-elle. Les adultes sont démunis face à des enfants qui racontent beaucoup. C’est trop. Et les proches ne sont pas capables de gérer cette souffrance, car ils doivent surmonter leur propre deuil. »

Résultats encourageants

Des proches qui sont parfois dans le déni, notamment quand il s’agit de la famille de l’auteur. Le protocole a ainsi été déclenché a posteriori par le juge des enfants. Une petite fille, dont la mère avait tenté de tuer le beau-père alors qu’elle était à l’école, présentait des signes d’angoisse extrême. Sa grand-mère l’emmenait voir sa mère en prison en lui disant qu’elle était « au travail ».
Le Grenelle s’empare du sort des enfants
Une mesure phare concernant les enfants a été annoncée dès l’ouverture du Grenelle contre les violences conjugales, le 3 septembre : la suspension, dès la phase d’enquête, de l’autorité parentale en cas d’homicide conjugal. Les groupes de travail mis sur pied dans le cadre de cette concertation, qui s’achève lundi 25 novembre, proposent également de décharger les descendants de leur obligation alimentaire envers le parent condamné pour homicide conjugal, et « d’aligner le statut de l’enfant témoin sur celui de l’enfant victime » de violences.
Cette coopération entre plusieurs acteurs institutionnels donne des résultats encourageants. « Grâce à cela, ils pourront presque avoir une vie normale », dit Anne Martinais, chargée de projets à l’Observatoire des violences envers les femmes.
Dans les mesures retenues pour le Grenelle des violences conjugales – dont les conclusions doivent être rendues lundi 25 novembre –, il est ainsi envisagé de généraliser ce dispositif sur l’ensemble du territoire. A Paris, le procureur, Rémy Heitz, ancien président du tribunal de Bobigny, cherche un hôpital pilote. Et le parquet de Lyon, dirigé par une ancienne procureure de Seine-Saint-Denis, va tester ce protocole à Lyon et à Villefranche-sur-Saône. De l’avantage de la mobilité des magistrats. Pas simple cependant de trouver des médecins volontaires et des lits, alors que l’hôpital est en souffrance, et ce à budget constant.
Lors d’une conférence organisée par l’Observatoire à Bobigny sur les violences faites aux femmes, le 12 novembre, un silence oppressant s’est fait dans la salle. Sur l’écran géant, Mme Rappaport a projeté les dessins de ses petits patients. Pas de soleil ni de fleurs, mais des taches rouges et des bonhommes noirs. Le soir même, l’hôpital Robert-Ballanger accueillait deux petites filles après un féminicide à Montfermeil.

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