samedi 7 septembre 2019

Véronique Blanchard: «Dans les années 50, les jeunes filles sont enfermées parce qu’elles sont jugées amorales»

Par Léa Mormin-Chauvac , Recueilli par — 


Illustration Fanny Michaëlis

Dans son dernier livre, la chercheuse retrace le parcours d’adolescentes dites «déviantes» dans les années d’après-guerre. Elles étaient enfermées des années, souvent maltraitées, leur vie et leur intimité étaient disséquées par l’institution judiciaire. Pourtant, leurs écrits révèlent une volonté farouche d’être libres et préfigurent la libération sexuelle à venir.

    Veronique Blanchard
photo DR
    Rares sont les livres issus d’une thèse qui se dévorent comme un bon roman. Vagabondes, voleuses, vicieuses : adolescentes sous contrôle, de la Libération à la libération sexuelle en fait partie. Véronique Blanchard, co-auteure du très beau Mauvaises Filles (Textuel, 2016) poursuit la diffusion de son travail autour de la délinquance des jeunes filles. A partir d’archives judiciaires rares, le lecteur suit le parcours de jeunes femmes «déviantes» des années 50 et 60. Rebelles, hystériques, délinquantes, ces ados enfermées par l’institution judiciaire écrivent beaucoup. Ce sont ces précieux documents qui rendent ce travail de recherche original et accessible, souvent émouvant. L’ombre de la romancière Albertine Sarrazin, sainte patronne des voyouses, plane sur ce texte. Délinquante juvénile et ancienne prostituée, l’auteure de l’Astragale (Pauvert, 1965), que l’on croise dans le corpus, a raconté, à l’instar des mauvaises filles de Blanchard, l’enfermement, la morale étouffante, la façon dont la société d’après-guerre contrôle la jeunesse, et particulièrement les jeunes femmes. En les lisant, conclut Véronique Blanchard, citant l’historienne Karine Lambert, «on parvient à une perception enrichie, multiple même si partielle, du je féminin».

    Votre corpus d’archives concerne la justice des mineures des années 50 et 60. Pourquoi avoir choisi de travailler sur cette période ?

    Après la Libération, le pays est en pleine reconstruction. La justice des enfants se met en place avec la création des tribunaux pour enfants et des métiers de juges et d’éducateurs. Je voulais analyser l’influence de cette réforme de la justice sur le traitement de la délinquance des jeunes filles. Car l’application du droit et la prise en charge judiciaire des filles est très particulière par rapport à celle des garçons. Malgré le principe de la loi, qui doit être la même pour tous, la justice des mineurs est extrêmement sexuée. Tout ce qui ne correspond pas à ce qu’on aimerait obtenir d’une fille, à savoir qu’elle soit docile, bien élevée et sage pose problème à la société et donc aux cadres de la justice, aux psychiatres mais aussi aux parents. Dans les années 50, l’assignation forte au futur rôle de mère et d’épouse est une réalité. Les attitudes des jeunes filles sont essentialisées : tout est ramené à leur corps et leur sexualité.
    Vous avez retrouvé un rapport d’assistante sociale expliquant les fugues d’une jeune fille par un fort syndrome prémenstruel…
    Oui, avec les filles on lie toujours la déviance au biologique. Ces gamines sont très violentes : elles se battent dans la rue, dans les institutions, cassent, frappent, prennent même des gourdins ! Mais cette violence n’est pas traitée de la même manière que celle des garçons, qui est légitime, fait partie du comportement viril des hommes. Pour les filles elle est considérée comme illégitime, donc anormale, et c’est la psychiatrie qui intervient.
    Vous retenez trois grandes figures de mauvaises filles : les voleuses, les fugueuses et les vicieuses.
    Pour la voleuse, on est dans la délinquance, et pourtant c’est rarement le fait de voler en soi qui pose problème à la justice, mais ce qui va autour : les fréquentations de la jeune fille, par exemple. Ensuite, la question du vagabondage, de la fugue est primordiale. La mobilité des jeunes filles pose problème dans le Paris des années 50. J’ai été surprise de découvrir à quel point, malgré cet interdit et ce contrôle, ces jeunes filles sortent, beaucoup. Albertine Sarrazin n’est pas la seule à faire du stop de Paris à Marseille, elles sont nombreuses à le faire et ce malgré d’énormes dangers. Et puis, il y a cette dernière catégorie, que j’appelle les vicieuses, mais qui n’existe pas en droit. Elle est dominante. Si la plupart de ces jeunes filles voient un juge des enfants, c’est parce qu’elles seraient «perverses», «débauchées».
    Qui sont ces «vicieuses» ?
    Ce sont des jeunes filles qui sortent, qui fréquentent les bars, qui dansent, qui couchent ou voudraient le faire, le pire étant celles qui disent le plaisir qu’elles ont à la rencontre et à la sexualité. Plusieurs choses sous-tendent cet interdit de la sexualité avant le mariage. La maîtrise de la fécondité, d’abord mais, surtout, les enfants nés hors mariage. Dans la société héritée du XIXe siècle, on veut contrôler le corps des femmes pour maîtriser la filiation. Enfin, on suppute toujours que les jeunes filles vont glisser vers «la débauche», qui mène invariablement à la prostitution et qu’il faut donc absolument les corriger avant que cela n’ait lieu.
    Quels dispositifs permettent à la justice de «redresser» ces jeunes filles, selon l’expression consacrée ?
    Le premier, à la disposition des parents, est la correction paternelle. Des mères (à partir de 1945), des pères, des grands-parents vont demander l’intervention de la justice, parce que leur fille sort trop. J’ai retrouvé la lettre d’un père qui disait au juge : «Il semblerait que lorsqu’elle croise des garçons, elle traverse des phases d’hystérie et d’excitation.» C’est suffisant pour que le père puisse demander l’intervention du juge qui entraîne, pour un certain nombre de jeunes filles, une période d’observation, bien plus que pour les garçons.
    En quoi consiste cette observation ?
    A partir de la fin des années 40, le juge des enfants ne s’intéresse plus seulement à ce que les enfants font, mais il veut aussi comprendre pourquoi ils le font. D’où la création de cette procédure d’observation qui implique de se retrouver dans un internat, géré par des religieuses, avec 200 autres jeunes filles et de passer trois mois à être scrutées sous toutes les coutures. Tout ce qu’on peut noter sur le comportement de la jeune fille est consigné, ajouté au dossier qui comporte également des enquêtes sur l’environnement familial. Peu de voleuses, mais beaucoup de vagabondes et de vicieuses passent par ce centre d’observation, à l’issue duquel le psychiatre préconise un avis au juge des enfants, souvent le placement en institution. Cela signifie donc qu’elles se retrouvent dans un internat religieux pour trois, quatre, cinq ans selon leur âge, souvent loin du domicile familial.
    Les durées de placement sont donc très longues ?
    En moyenne, elles sont placées à 16-17 ans et y restent jusqu’à 21 ans. Ce sont des placements longs et de l’enfermement, vraiment. Dans la continuité du XIXe siècle, le Bon Pasteur [institution religieuse qui gère la plupart des internats fermés] des années 50 est le même que celui des années 1880 : doubles clôtures, discipline, humiliations, punitions, mitard… Les archives du Bon Pasteur ne sont pas ouvertes aux chercheurs, mais les anciennes que j’ai pu rencontrer parlent de maltraitance institutionnelle.
    Pourquoi placer les jeunes femmes aussi longtemps ?
    Parce qu’on pense que la «rééducation» (c’est le terme qui est utilisé dans les années 50) nécessite du temps. Lorsqu’on voit que les jeunes filles disent ne pas supporter le placement, ce qui est très fréquent, le juge des enfants demande au Bon Pasteur si la sortie est envisageable. Et la plupart du temps, il en est hors de question, parce que la jeune fille est toujours aussi «amorale». C’est paradoxal, puisque ces gamines sont parfois là depuis trois ans, donc les sœurs admettent elles-mêmes que ce qu’elles sont en train de mettre en place ne fonctionne pas. Autre lecture : il y a une impossibilité à penser la liberté des filles. L’historienne Michelle Perrot a très bien raconté comment l’enfermement des femmes est une protection pour elles et une protection pour la société. Si la jeune femme est enfermée, la dépravation est éloignée.
    Le juge intervient peu une fois que les jeunes filles sont placées, mais on voit que celles-ci échangent beaucoup et très spontanément avec «leur» juge. Quelles sont leurs relations avec l’autorité judiciaire ?
    La justice des enfants est très novatrice en 45-50. C’est vraiment une particularité par rapport à la justice des majeurs : le juge des enfants essaie de rentrer dans un rapport individuel avec les jeunes. Plein de gamines écrivent à «leur» juge en disant «mon» juge. D’ailleurs, quand on travaille sur les enfants placés dans les années 80-90, ils utilisent les mêmes expressions. C’est frappant. Cette figure est extrêmement importante pour les jeunes justiciables, ils l’ont vraiment repérée comme la personne qui peut les accompagner et les aider. Mais quand on regarde ce qu’annotent les juges autour de ces courriers, on voit que le contexte général les pousse à écouter davantage les congrégations que les jeunes.
    Le contexte général, ce sont les représentations qu’ont le juge, les psychiatres et les assistantes sociales de ce que doit être une femme, mère et fille. Vous utilisez cette formule : «Les mauvaises filles le sont parce qu’elles ont de mauvaises mères.»
    Dans les enquêtes sur l’environnement familial des jeunes filles, bien souvent, l’assistante sociale estime, dans sa conclusion, que leurs problèmes viennent de ceux des mères. Tout va toujours mal ! Si la mère est plutôt soumise à son mari, elle l’est trop, si au contraire elle est plus indépendante et plus libre, elle n’est pas assez soumise, si elle ne travaille pas elle est assistée, mais si elle travaille elle s’occupe mal de ses enfants, si elle lit elle ne s’occupe pas de ses affaires ménagères et si elle ne lit pas elle est inculte… C’est vraiment très répétitif. Les représentations de la «bonne mère» et la «bonne fille» sont extrêmement figées .
    Alors que l’enquête sociale analyse largement la vie de la mère, le contexte d’après-guerre et son cortège de drames familiaux sont très peu pris en compte.
    Ces jeunes filles sont des enfants de la guerre, elles ont vécu à plein le conflit mondial. On retrouve des récits apocalyptiques, entre parents morts en déportation, pères qui ne reviennent jamais du STO, frères et sœurs décédés très jeunes dans les bombardements… Les faits sont là, mais pas le lien avec les difficultés que pourraient rencontrer les jeunes filles face à ça. Ce qui est étonnant, c’est qu’on a tous les éléments pour comprendre les fugues et les tentatives de suicide, mais ce qui vient en premier, c’est leur précocité, leur perversité sexuelle.
    Ces jeunes filles sont souvent aussi victimes de viols ou d’inceste.
    J’ai retrouvé des archives dans lesquelles elles dénoncent avec des mots très précis le viol dont elles ont été victimes, mais elles ne sont pas du tout entendues. Il y a une négation totale de ce qu’elles ont vécu, et même les choses peuvent se retourner contre elles. Si elles se font violer, c’est de leur faute. C’est toujours la même logique… Et nous sommes héritiers de ce fonctionnement. Dans un même temps on leur demande de rester vierges et on demande aux jeunes garçons de faire leur éducation sexuelle avant le mariage. Ces injonctions sont très paradoxales.
    Ce qui ressort très fortement de votre livre, c’est le désir quasiment explosif d’indépendance de ces jeunes filles, qui semble presque anachronique.
    Oui, il ne faut pas les résumer à leur statut de victimes. Elles étaient bien sûr victimes de la violence des institutions, mais en même temps, elles étaient pleines d’énergie, de courage, d’envie, et traversaient des aventures incroyables. Elles connaissaient les risques de leur comportement mais les assumaient parfaitement, fuguaient, sautaient des palissades, dormaient dans la rue. Je pense que leur volonté d’émancipation et d’égalité deviendra un formidable moteur pour ce qui se passera ensuite dans les années 70.
    Photo DR

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