mercredi 7 août 2019

Isabelle Arnulf : “Le sommeil, c’est le continent inexploré, il y a tant à découvrir”

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Propos recueillis par Weronika Zarachowicz   Publié le 16/07/2018

Isabelle Arnulf Neurologue, directrice de l'unité des pathologies du sommeil de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière et chercheuse à l'Institut du cerveau et de la moelle épinière.


Le sommeil, une vie méconnue qui passionne la neurologue Isabelle Arnulf. Pour elle, nos cauchemars sont salutaires. Le cerveau s’y entraîne contre l’adversité, en toute sécurité. Enfin, presque…

Etudier ce que le jour doit à la nuit, telle est la fabuleuse et très scientifique mission que s’est donnée la neurologue Isabelle Arnulf, professeure des universités et directrice de l’unité des pathologies du sommeil à l’hôpital de la Pitié-­Salpêtrière, à Paris. Sa devise ? Observer, encore et toujours, précisément, sans interpréter. Aux côtés d’une équipe soudée de médecins, chercheurs, psychologues, infirmiers, elle observe avec acuité et bienveillance les petits et grands désordres qui envahissent nos nuits.
Somnambulisme, narcolepsie, hallucinations ou comportements violents pendant le sommeil paradoxal (phase au cours de laquelle les muscles restent atones tandis que l’activité cérébrale est intense, accompagnée de mouvements oculaires rapides)… autant de pathologies à comprendre et soigner, autant de portes d’entrée pour mieux explorer cette autre vie, onirique, fascinante, que nous vivons tous, nuit après nuit.
Comment est née votre passion pour l’étude du sommeil ?
Comme souvent, grâce à un super cours, en quatrième année de médecine. Le sommeil, c’était le continent inexploré, il y avait tant à découvrir… En choisissant mon orientation de recherche en neuro­sciences, j’ai rencontré Michel Jouvet et je me suis immédiatement dit : « C’est avec lui que je veux travailler ! » Il était ­déjà auréolé de la découverte du sommeil paradoxal, pour laquelle il a longtemps été nobélisable. Il a passé sa vie à chercher, avec un intérêt encyclopédique, comme ces savants du XVIIe siècle qui connaissaient tout sur tout, et il ­savait transmettre sa passion en racontant des histoires, c’était fantastique.

“Je fais partie d’une géné­ration qui s’est formée sans scanner ni IRM. Ma culture et ma passion de l’observation viennent de là.”
Il a surtout travaillé avec des chats, les rois du sommeil paradoxal — deux cents minutes par vingt-quatre heures, contre cent minutes pour l’homme. Par ailleurs, ils dorment autant le jour que la nuit, et ça ne les dérange pas qu’on les regarde dormir, à la différence des souris. Alors, pendant un an, dans son laboratoire à Lyon, j’ai ouvert grand mes yeux sur les secousses des pattes, le frémissement des moustaches…
C’est la meilleure leçon qu’on puisse donner à un étudiant en neurologie, une discipline qui repose sur la sémiologie, science des signes et de l’observation par excellence. Je fais partie d’une géné­ration qui s’est formée sans scanner ni IRM. Ma culture et ma passion de l’observation viennent de là.
Après les chats, vous avez décidé d’observer les hommes…
Et dès qu’on regarde les gens dormir, on voit énormément de choses ! Mais cette approche n’était pas répandue : on était encore beaucoup dans les concepts à l’époque. Pendant longtemps, à la Pitié, nous avons été les seuls à examiner le comportement nocturne, en mettant des capteurs, en filmant les dormeurs en infrarouge, puis en décodant patiemment sourires, éclats de rire, grimaces, paroles nocturnes… A l’époque, utiliser la fenêtre des rêves humains pour mieux comprendre le sommeil n’était pas considéré comme très sérieux.
“Le sommeil, qui occupe un bon tiers de nos vies — nous dormons plus que nous travaillons ! —, était ignoré par la médecine.”
Pourquoi ?
Le rêve était plutôt réservé aux psychologues. Le sommeil, qui occupe un bon tiers de nos vies — nous dormons plus que nous travaillons ! —, était ignoré par la médecine. On n’essayait pas de comprendre ce que le jour doit à la nuit. La médecine du sommeil n’a été reconnue au Journal officiel comme ­spécialité à part entière qu’en décembre 2017. Elle s’est peu à peu développée dans les laboratoires de sommeil en neurologie, avec, notamment, la découverte des apnées du sommeil dans les années 1980. Il faut dire qu’il est difficile d’accéder à ce monde de la nuit et des songes. Si vous arrêtez de respirer dans la journée, vous vous retrouvez immédiatement aux urgences. Mais à 3 heures du matin, il faut que quelqu’un veille…
Le sommeil reste encore une terra incognita ?
Oui, une sacrée jungle, mais nous progressons. Nous savons aujourd’hui qu’il est constitué d’une succession de cycles, de sommeil lent (léger et profond, 75 %) et de sommeil paradoxal (25 %). Les rêves — autrement dit ce que voient nos yeux, ce que ressentent nos sens quand nous dormons — peuvent survenir à chaque stade, même s’ils semblent plus élaborés en phase paradoxale et qu’on s’en souvient mieux. Ce qui s’y passe devient de plus en plus accessible, grâce aux récits, aux comportements observés dans les laboratoires de sommeil, ainsi qu’aux captations de l’activité du cerveau, des yeux, du cœur, des muscles, de la respiration…
La technologie nous permet d’avancer : en plaçant des dormeurs dans un appareil d’imagerie par résonance magnétique nucléaire fonctionnelle (IRMF), et en les réveillant plus de trois cents fois pendant l’expérience, des chercheurs japonais ont ­récemment déterminé, avec un taux de réussite de 80 %, si, au moment où l’on s’endort, on voit un homme, une femme, une voiture, un gâteau. Nous sommes loin de décoder les rêves, si tant est qu’on puisse le souhaiter ; mais tout ce qu’on a pu voir, jusqu’ici, correspond à ce que racontent les gens à leur réveil.
“Nos rêves sont en majorité inspirés de la journée, avec de légères modifications qui peuvent les rendre incongrus.”
Comment peut-on le vérifier ?
A la Pitié-Salpêtrière, nous soignons des patients qui souffrent de pathologies très particulières. Certains, par exemple, ont la caractéristique d’extérioriser leurs rêves, comme un mime Marceau qui garderait les paupières closes. Ce sont nos « agents infiltrés ». Ils nous ouvrent une fenêtre d’accès instantané au contenu mental du sommeil le plus profond, sans réveiller le dormeur !
Il peut s’agir de troubles du sommeil profond (chez les somnambules, par exemple) ou de troubles comportementaux en sommeil ­paradoxal, une pathologie qui annonce souvent une maladie de Parkinson et où les dormeurs mettent en actes leurs rêves. Mais à la différence des somnambules, qui se lèvent et marchent, ils réalisent leurs actions en position allongée ou semi-assise. L’un fait un sprint et court sur place, allongé dans son lit. L’autre rêve qu’on l’attaque et roue de coups sa compagne endormie à ses côtés. Un autre encore est assailli par des ptérodactyles (reptiles volants) et se défend avec son coussin.
La force colossale déployée par ces dormeurs qui frappent, se débattent, se cognent, a permis de comprendre combien il est vital d’être immobilisé durant cette phase du sommeil. C’est un verrou fondamental pour préserver l’intégrité du corps. Et probablement l’une des caractéristiques des rêves en phase de sommeil paradoxal : ils vont jusqu’à leur exécution mentale complète.
Nous vivons une deuxième vie ?
Nous ressentons et vivons les choses comme dans la journée, à la différence que nous « débranchons » les commandes servant à nous mouvoir, excepté celles des yeux qui bougent en fonction de l’action, comme dans une réa­lité virtuelle en 3D, avec sons, images, sensations corporelles… On y croit dur comme fer. C’est tellement intense que certains d’entre nous peuvent être convaincus d’avoir vécu ces moments, sachant que nos rêves sont en grande majorité inspirés de la journée, avec de légères modifications qui peuvent les rendre incongrus.
“Le rêveur anticiperait les épreuves à venir et s’entraînerait virtuellement, en sécurité dans son lit, pour mieux y faire face dans la journée.”
Nos rêves sont si ordinaires que cela ?
La continuité entre vie réelle et vie ­rêvée reste un de nos grands débats scientifiques ! Il est arrivé à chacun de rêver qu’il volait ou se retrouvait nu en public. Ces rêves dits « universels » font partie des plus marquants dans une vie. Mais selon les « banques » de rêves, qui en rassemblent plusieurs dizaines de milliers patiemment collectés dans le monde et constituent un précieux outil scientifique, ils sont en réalité rarissimes, moins de 1 % selon la Dreambank de l’Américain William Domhoff… Ils nous surprennent, comme tout ce qui est bizarre, exotique, donc nous nous les rappelons mieux et les racontons davantage. Mais le prototype du rêve le plus fréquent est une reproduction de la vie réelle, un peu plus tracassée.
C’est-à-dire ?
Plus des deux tiers de nos rêves sont négatifs. Nous faisons surtout des « mauvais » rêves ou des cauchemars — des mauvais rêves dont l’intensité nous réveille. Selon les scientifiques québécois, qui ont beaucoup étudié le cauchemar, le sommeil aurait ainsi pour fonction de simuler des menaces : le rêveur anticiperait les épreuves à venir et s’entraînerait virtuellement, en sécurité dans son lit, pour mieux y faire face dans la journée. L’entraînement est d’excellente qualité tant les émotions associées aux rêves et cauchemars sont intenses, et la reproduction, crédible.
Avec mon équipe, nous nous sommes penchés sur des étudiants en médecine, en identifiant ceux qui avaient rêvé du concours la nuit le précédant. La majorité d’entre eux avaient élaboré des scénarios pessimistes (leur train était en retard, leurs copies étaient illisibles, etc.). Mais, globalement, plus les étudiants en avaient rêvé, meilleures étaient leurs notes. Comme si le cerveau s’entraînait et réduisait l’angoisse…
“Ne pas se souvenir de ses rêves est un signe de bonne santé, cela veut dire que le travail de digestion des émotions se fait bien.”
Il n’y a donc pas de rêves prémonitoires ?
Toute la vie, nous produisons des ­milliers de songes dont nous ne nous souvenons pas, ou de façon vague. L’événement réel, quand il survient, rappelle sans doute la trace du rêve correspondant, d’où l’impression chez le rêveur de l’avoir anticipé… Ne pas se souvenir de ses rêves est d’ailleurs un signe de bonne santé, cela veut dire que le travail de digestion des émotions se fait bien. Car le rêve sert aussi à repasser à blanc toutes nos émotions négatives, en les associant à d’autres choses : comme dans le processus de digestion, on en fait de petits bouts pour que ça passe mieux, pour les adoucir et les rendre moins perturbantes.
Les fonctions du sommeil, et du songe, sont bien identifiées ?
Nous avançons… Nous sommes tombés un peu par hasard sur une autre fonction, en étudiant les rêves de marche chez les paraplégiques. Con­trairement à ce qui était attendu, pres­que tous marchaient en rêve, y compris ceux paralysés ­depuis la naissance. Nous avons fait l’hypothèse que voir les autres marcher pouvait nous aider à le faire en rêve, comme en miroir, par l’empathie. Il semblerait que rêver puisse nous aider à nous mettre à la place des autres, à vivre d’autres vies. On comprend alors mieux les comportements de certains patients somnambules capables de rejouer, endormis, le rôle de l’acteur principal du film qu’ils ont regardé avant de s’endormir…
Et la fameuse fonction freudienne du refoulement du désir sexuel, qui voit dans les rêves l’un des terrains d’expression des désirs refoulés par la conscience ?
On ne l’a toujours pas prouvée, même si cette approche imprègne encore le grand public. On a fait toutes sortes d’expériences, privé d’eau des individus pour voir si cela en ferait apparaître en rêve, privé de sexe des jeunes hommes mariés, et cela ne donne rien. Les rêves érotiques sont d’ailleurs très rares dans la population générale, alors que l’érection est systématiquement présente en sommeil paradoxal chez l’homme.
Le monde des rêves est d’une richesse infinie et mérite d’être étudié avec précision, sans en interpréter le contenu. Par exemple, pourquoi y a-t-il si peu d’ordinateurs dans nos songes ? Pourquoi lit-on si peu ? Et pourquoi les hommes rêvent-ils plus de violence physique, d’outils, de voitures (et d’hommes !), et les femmes davantage de vêtements et de vie domestique, y compris quand on fait cette étude auprès des féministes les plus radicales de Californie ? Nos rêves sont-ils genrés parce qu’ils reflètent la culture actuelle ? parce que nous sommes programmés ? Il reste tant à découvrir.
“En sommeil paradoxal, le rêveur se lâche dans un autre monde, en opérant des associations, des connections qu’il ne fait pas en éveil.”
Votre équipe s’intéresse aussi à la créativité…
Effectivement, non seulement rêver permet de mémoriser nos apprentissages corporels et cérébraux, mais cela nous rend probablement plus créatifs. Depuis longtemps, de grands inventeurs ont raconté leur « eurêka » nocturne, comme Mendeleïev qui a échafaudé la classification des éléments atomiques, ou Elias Howe qui a élaboré la machine à coudre en dormant.
Plusieurs théories ont été développées pour comprendre comment le sommeil peut améliorer ces performances, combien de temps prend cette cuisson nocturne. Et il semblerait que pendant le sommeil lent, le cerveau range, précise, tandis qu’en sommeil paradoxal il se lâche dans un autre monde, en opérant des associations, des connections qu’il ne fait pas en éveil : ce serait la phase de l’« eurêka ». Mais nous sommes loin d’avoir toutes les réponses. Nous continuons à explorer la boîte noire et à observer nos dormeurs, en particulier les narcoleptiques, qui sont des collaborateurs exceptionnels.
Ce sont d’autres « agents infiltrés » ?
Oui, car ils sont des champions du sommeil paradoxal. Ils souffrent d’une maladie neurologique rare, qui peut être très handicapante, et qui consiste en des « attaques de sommeil » survenant en pleine journée. Impossible d’y résister : ces patients entrent directement en sommeil paradoxal, ce qui semble leur donner un accès plus fort à leurs rêves, dont ils se souviennent beaucoup mieux que nous. Ils font plus de cauchemars, et connaissent des phases de transition pendant lesquelles ils ne savent pas s’ils rêvent ou pas, ce qui donne des hallucinations.
Une grande partie d’entre eux sont aussi des rêveurs lucides : ils sont conscients de rêver au moment où ils rêvent, au point même de pouvoir façonner ces songes. Je leur dis souvent que oui, ils sont touchés par une saleté de maladie, mais au moins, ils peuvent se faire plaisir, explorer ce monde par un accès que nous n’avons pas à ce niveau : voler comme un superhéros, échapper à des en­nemis en se forgeant une armure, transformer leurs cauchemars en rêves… Ce n’est pas un contrôle total, mais les rêveurs lucides sont semblables aux navigateurs qui orientent leur navire en fonction du vent.
“En cas d’insomnie, j’applique ce que je dis à mes malades : traitez par le mépris les réveils nocturnes et si vous vous réveillez un peu longtemps, prenez un bon bouquin.”
Vous venez d’ailleurs de réussir une première mondiale : communiquer avec eux, au moment où ils rêvaient, et donc accéder au contenu de leurs songes !
Effectivement, travailler avec ces patients volontaires, qui correspondent à tout ce que nous cherchons — ils arrivent à dormir dans une IRM, à y faire du sommeil paradoxal, et sont rêveurs lucides —, a permis d’ouvrir un champ inédit d’expériences. L’une d’elles, dont les résultats ont été publiés dans la revue Scien­tific Reports, portait sur la respiration en sommeil paradoxal, souvent irrégulière : reflète-t-elle ce que nous vivons en songe ? Avec mon équipe, nous avons demandé à nos rêveurs, avant de faire la sieste, de trouver dans leur rêve une action les obligeant à bloquer leur respiration. Puis, lorsque le scénario se réalise, de nous prévenir du début et de la fin de l’action, par un code oculaire déterminé ensemble, du type morse.
Eh bien, le corps vit effectivement une partie du comportement rêvé ! Nos moniteurs ont enregistré des apnées, jusqu’à dix secondes chez une patiente qui se trouvait gare de Lyon dans son rêve, et a vécu une attaque au gaz sarin. D’autres expériences sont en cours, et nous serons certainement copiés. Mais quel modèle ! C’est aussi la force de la Pitié-Salpêtrière, cet accès à des maladies rarissimes comme la narcolepsie, pour laquelle nous sommes centre de référence.
Etudier ces pathologies a-t-il modifié votre sommeil ?
Je suis chanceuse, bonne dormeuse ! En cas d’insomnie, j’applique ce que je dis à mes malades : traitez par le mépris les réveils nocturnes et si vous vous réveillez un peu longtemps, prenez un bon bouquin. Par exemple Les Rêves et les moyens de les diriger, chef-d’œuvre écrit par Léon d’Hervey de Saint-Denys [éd. Cartouche, 2007], un sinologue français du XIXe siècle qui fut le pionnier du rêve lucide. Freud lui a d’ailleurs « emprunté » trois quarts de ses concepts, sans le citer.
Diriger ses rêves peut se développer, en dehors de toute pathologie, même si on n’atteint pas le niveau des narcoleptiques. Je l’ai moi-même pratiqué, et c’est très jouissif, j’ai réussi à passer à travers un mur… Mais pour y parvenir, ce sont des mois de travail, c’est monacal, il faut se réveiller à 5 heures du matin et se rendormir, le matin étant propice au sommeil paradoxal. Voilà une idée pour l’été, quand il y a moins de contraintes horaires, on peut en profiter pour tenter ces expériences du corps et de l’esprit… 

Une fenêtre sur les rêves. Neurologie et pathologies du sommeil, d’Isabelle Arnulf, éd. Odile Jacob, 2016, 220 p., 21,90 €.
ISABELLE ARNULF EN SIX DATES
1962 Naissance à Cucq-Trépied (Pas-de-Calais).
1992 Doctorat en médecine.
2000 Directrice de l’Unité des pathologies du sommeil, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris.
2003 Doctorat en neurosciences.
2007 L’une de ses publications majeures (collectives) : « La maladie de Parkinson disparaît lors des comportements oniriques », Brain.
2012 Grand Prix de l’Institut de France.

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