samedi 17 août 2019

DERRIDA, RETOUR À «LA VIE LA MORT»

Par Frédérique Roussel    — 

Le Seuil publie un séminaire d’agrégation du philosophe dispensé à l’Ecole normale supérieure en 1975 et 1976. Il en déconstruit le sujet, qu’il développe en invoquant à la fois génétique, philosophie et psychanalyse.

Jacques Derrida dans les années 80.
Jacques Derrida dans les années 80. Photo Deagostini. Leemage

L’intitulé dynamique la Vie la Mort place les deux mots sur le même plan, sans liaison. Comme souvent, Jacques Derrida fait vaciller les limites admises, ici celle du rapport de la vie et de la mort, dualité établie de longue tradition logocentrique. En tant que «caïman», maître-assistant de philosophie à l’Ecole normale supérieure rue d’Ulm, il préparait ses élèves à l’agrégation en ce milieu des années 70. La publication de ce séminaire inaugure une nouvelle série au Seuil, «Séminaires de Derrida», avec la promesse de seize volumes à paraître, au rythme de deux par an. Elle participe d’un vaste chantier d’édition de ses cours entrepris après sa mort, le 9 octobre 2004. Entre 1960 et 2003, Derrida a écrit quelque 14 000 pages imprimées pour ses cours et séminaires : il a enseigné à la Sorbonne (1960-1964), à l’ENS (1964-1984), à l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales) pendant les vingt dernières années de sa vie (1984-2003) et dans plusieurs universités américaines. Six séminaires sont sortis chez Galilée, en commençant par son dernier (période 2001-2003), la Bête et le souverain, volumes 1 et 2 publiés en 2008 et 2010 ; la Peine de mort (1999-2001), volumes 1 et 2 en 2012 et 2015 ; Heidegger : la question de l’être et de l’histoire (ENS, 1964-1965) en 2013 ; et Théorie et pratique (ENS, 1975-1976, en réalité 1976-1977) en 2017.

Ecriture difficile

Celui-ci, qui comprend 14 séances entre l’automne 1975 et mai ou juin 1976, est plus long que la plupart des cours annuels donnés par Derrida rue d’Ulm. C’est aussi l’un «des plus féconds», et il apparaît «exemplaire, car il fournit la première esquisse de textes publiés dans deux grands livres de Derrida et présentés dans plusieurs conférences», disent en préface les éditrices Pascale-Anne Brault et Peggy Kamuf. Il donne à revenir à l’origine de son travail sur des concepts et des thèmes majeurs chez lui, à emprunter un cheminement de pensée encore non connu. L’essentiel du séminaire, rédigé entièrement, comme il en a pris l’habitude dès le début de sa carrière, tapé à la machine à cette époque et corrigé manuellement d’une écriture difficile à déchiffrer, était inédit. C’est le cas de quatre séances sur les sciences de la vie et de la génétique, qui analysent la Logique du Vivant de François Jacob et le Concept et la vie de Georges Canguilhem.

S’agissant d’un cours d’agrégation, le sujet lui était imposé. Celui de l’agrégation de philosophie de 1976 était «La vie et la mort». Dès la première séance, Derrida s’ingénie non pas à se «conformer» au programme d’agrégation, mais à «déconstruire» l’intitulé. Il ironise d’abord à plusieurs reprises sur la toute paradoxale liberté académique ; c’est aussi le précieux de cette parole lue et redécouverte d’y lire des tournures familières, formes d’apartés à son public d’élèves. «On ne sait jamais où va un cours, dit-il. Ce dont on parle et ceux à qui l’on parle ont toujours en réserve de quoi dire d’avance non seulement sur le cours, mais la théorie pédagogique.»
La déconstruction passe donc par une suspension de la conjonction «et» dans le titre originel «la Vie et la mort». «Si bien qu’en disant, avec le blanc d’une pause ou le trait invisible d’un au-delà, "la vie la mort", je n’oppose ni n’identifie la vie à la mort(ni et ni est), disons que je neutralise et l’opposition et l’identification. […]» Ne pas penser la mort comme l’opposé de la vie. Dévisser cette acception traditionnelle et montrer qu’une autre approche est possible, «à une certaine autre pensée de l’au-delà, de au-delà, du Jenseits de Nietzsche et de Freud et surtout du pas au-delà de Blanchot». Il dit aussi : «Car le concept d’opposition a toujours pour effet d’effacer la différentialité.»
Pendant les quatorze séances de séminaire, conçu en trois boucles, Derrida passe par le tamis de la lecture active et de l’analyse aussi bien des textes de génétique contemporaine (la Logique du vivant était paru en 1970), que philosophiques (Hegel, Nietzsche, Heidegger) et de psychanalyse (Freud). Il ouvre son séminaire avec un fragment de la Volonté de puissance de Nietzsche où le philosophe allemand dit «L’être», nous n’en avons d’autre représentation que : «Vivre - comment alors quelque chose de mort pourrait-il être ?» Il montre ensuite l’importance du concept de programme chez François Jacob, tout en discutant l’usage par les scientifiques de certains concepts sans discussion critique, comme celui de production-reproduction. Une des thèses importantes, c’est que le vivant est structuré comme un texte, et pour le biologiste contemporain «son ultime référent, le vivant, et la structure productive-reproductive du vivant est maintenant analysée. Comme texte. Sa constitution est celle d’un texte». C’est la découverte du rôle et de la structure de l’ADN «qui conduit à parler de texte». Ainsi, le philosophe peut-il progresser en résonance avec les mots de métaphore, d’analogie, de modèle. Mais il n’y a jamais eu de modèle pour le vivant. Et la science échoue à problématiser la sexualité ou la mort sans passer par une dimension métaphorique.

«Inorganique»

Après cette première boucle sur la science, Derrida revient à Nietzsche pour décrire une autre «boucle ou un anneau», sur l’effort de Heidegger pour le soustraire à l’accusation de biologisme et en faire un grand métaphysicien, mais peut-être aussi «l’enfermer dans une métaphysique de la vie». La fin de la vie, c’est le «retour à l’inorganique, une course à la mort. De telle sorte que la mort […] est inscrite comme une loi interne et non un accident de la vie (chez Jacob). C’est la vie qui est comme un accident de la mort, dans la mesure où la vie meurt "pour des raisons internes" (Nietzsche)».

La troisième et dernière boucle, sur les quatre dernières séances, se consacre à Freud, sur l’Au-delà du principe du plaisir (1920) et l’énigme de la pulsion de mort. Le psychanalyste, vu l’impossibilité de s’arrêter à une conclusion de type scientifique ou philosophique, propose une «dérive de type fictionnel» qui ne correspond donc à aucun genre. Il a introduit une pulsion de mort avec celle de vie, «spéculation nécessairement irrésolue parce qu’elle joue sur deux tableaux». Le Nietzsche poète achève le séminaire en une boucle bouclée, celle du travail du philosophe allé au-delà de quoi on ne peut aller : «Il y a une volonté de souffrir au fond de toute vie organique.»
Frédérique Roussel
Jacques Derrida La vie la mort, Séminaire (1975-1976) Edition établie par Pascale-Anne Brault et Peggy Kamuf, Seuil «Bibliothèque Derrida», 364 pp.


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