dimanche 16 juin 2019

«QU’EST-CE QUE LA PATRIE ET LA PATERNITÉ ?» : ENTRETIEN AVEC FRANCESCA MELANDRI

Par Claire Devarrieux   14 juin 2019


Francesca Melandri, le 7 juin à Paris.
Francesca Melandri, le 7 juin à Paris. Photo Samuel Kirszenbaum pour Libération
Un jeune homme quitte l’Ethiopie en 2007. Trois ans plus tard, le voici enfermé dans un Centre d’identification et d’expulsion (CIE), en Italie. «Ce sont nos frontières. Celles que nous avons fait semblant de supprimer», dit un avocat désabusé à la fin du grand roman de Francesca Melandri, Tous, sauf moi.Il s’agit, disons, d’un roman historique. L’auteure - 55 ans, polyglotte, de passage à Paris - ne récuse pas l’expression. Eva dort (Gallimard, 2012) traitait de l’italianisation forcée du Tyrol du Sud germanophone, avec en parallèle la traversée contemporaine de l’Italie du nord au sud. Plus haut que la mer (2015) confrontait des prisonniers politiques (mais pas seulement) et leur famille, à la fin des années 70.
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Le jeune homme de Tous, sauf moi a connu les geôles libyennes. Il en a été libéré lorsque Kadhafi, reçu à Rome par Berlusconi avec baisemain et fastes impériaux, a jugé bon de nettoyer ses cachots. Puis il a traversé la Méditerranée dans les conditions que tout le monde connaît. Le migrant ne possède rien, sauf sa carte d’identité et ce bien immatériel qu’on ne peut lui voler : son adresse mail. Il est noir, il s’appelle Shimeta Ietmgeta Attilaprofeti. Avant d’atterrir au CIE, il se rend à l’adresse qui a été le véritable but de son voyage. Il vient voir Attilio Profeti, son grand-père, dont il sait qu’il réside à Rome. En vérité, c’est dans la vie des enfants d’Attilio Profeti qu’il débarque, chez sa tante et son oncle présumés.

Le roman commence avec le mouvement de recul d’Ilaria Profeti, enseignante quadragénaire, quand elle tombe sur l’intrus en rentrant chez elle. Avec le jeune migrant, le passé colonial s’incarne et refait surface : personne, dans la famille Profeti, ne sait ce que le patriarche, Attilio Profeti, a bien pu faire en Ethiopie, au temps de la conquête et des cinq années que l’Empire fasciste a duré. Il a fait un enfant, devenu le père du jeune migrant. Il a n’a pas fait que ça.
«Tous, sauf moi» est le mantra d’Attilio Profeti. Il a 9 ans lorsqu’il décide que la mort n’est pas pour lui. Il a 19 ans en 1936, quand les Chemises noires partent coloniser les Abyssiniens, 23 quand il est de retour en Italie et 70 quand il revient pour la première fois sur la terre africaine, laquelle a le parfum de sa jeunesse. Ce séjour-là a deux raisons : se renseigner sur le sort de son fils aîné qui se trouve en prison. C’est une des scènes frappantes du roman : comment Profeti gagne au poker la libération de ce garçon dont il ne s’est jamais soucié. Et puis Profeti vient remporter un marché de plusieurs centaines de milliards de lires, la construction d’infrastructures faramineuses qui ne verront jamais le jour. Profeti est le bras droit d’un entrepreneur.
«Dans le jeu sans fin de la corruption italienne, il n’avait été qu’un sous-fifre.» Profeti était fils de cheminot et le resterait. Mais il a gagné de l’argent. Au début des années cinquante, avant d’escamoter son passé fasciste, il effectue quelques démarches. L’une est pour rappeler à son futur employeur qu’il lui a sauvé la vie pendant la guerre. L’autre n’en a cure, mais il engage Profeti parce que celui-ci est sans scrupule, qu’il présente bien, et enfin parce qu’il a de la chance. Dans la course pour l’urbanisation de la périphérie de Rome, l’autre démarche de Profeti est pour un avocat qu’il a connu en Ethiopie. Père d’une enfant métisse, l’avocat l’a reconnue à temps, juste avant la promulgation des lois raciales qui interdisait aux colons de fréquenter les femmes noires. Des lois qu’il a été contraint d’appliquer : il n’aimerait pas qu’on déterre aujourd’hui ces comportements d’hier. L’avocat représente une vieille aristocrate romaine qui refuse de vendre ses terrains. Après la visite de Profeti, il n’y a plus d’obstacle.
Francesca Melandri met en scène ces mécanismes et ces confrontations avec la rouerie magistrale de la scénariste qu’elle fut. Elle montre aussi comment ressurgit avec l’élection de Berlusconi toute une rhétorique mussolinienne qui avait été bannie pendant cinquante ans. Elle effectue enfin les plongées nécessaires dans les abominations - notamment l’usage du gaz ypérite - qui jalonnent l’histoire de l’Ethiopie pendant et après l’occupation italienne. Le souffle du récit unifie ces épisodes, les agence minutieusement au sein de la mosaïque romanesque.
Le portrait d’Attilio Profeti, avec ses mensonges par omission, sa polygamie cachée, sa séduction, se complète peu à peu. Mais Tous, sauf moi dépasse l’enquête familiale pour devenir une somme sur le racisme. On ne peut connaître autrui qu’imparfaitement. Le racisme, selon Francesca Melandri, est la manière dont se défendent ceux qui ne tolèrent pas l’altérité.
Combien de temps avez-vous mis pour écrire Tous, sauf moi ?
Je dois commencer par dire que ce livre est le dernier d’une trilogie. Les trois romans que j’ai écrits, Eva dort, Plus haut que la mer et Tous, sauf moi ne sont pas liés par la narration ni par les personnages, mais il s’agit d’un seul et même projet, que j’appelle «la trilogie des pères» et que j’ai entrepris il y a douze ans, en 2007. J’ai pensé aux trois en même temps, et je savais que j’en aurais pour dix ans, j’aime bien cette idée de marathon. Tous, sauf moi est sorti en Italie en 2017. L’écriture à proprement parler a pris cinq ans, mais j’y avais déjà réfléchi, j’avais entamé les recherches et j’étais allée une première fois en Ethiopie.
Pourquoi cette trilogie ?
Elle est née d’une nécessité. Du besoin, pour moi, en tant qu’Italienne de réfléchir sur l’histoire, sur son rapport avec le présent. Un rapport problématique. Qu’est-ce que l’identité italienne ? Contrairement à la France, l’Italie comme Etat-nation est un pays assez récent. Qu’est-ce que la patrie, qu’est-ce que la paternité ? C’est la question du public et du privé. Je voulais réfléchir à ce rapport parfois pas serein, pas complet, pas linéaire avec le passé collectif, qui se reflète dans les sentiments les plus privés, les plus intimes, les sentiments de base, dans les familles.
Comment l’histoire s’inscrit-elle dans votre propre famille ?
Je n’ai rien à voir, personnellement, avec la colonisation. Aucun homme de ma famille n’est concerné par ça. Ce qui est autobiographique, et qui m’intéressait d’explorer, c’est que mon père, comme presque toute sa génération, était fasciste. Il était né en 1919, il avait quatre ans de moins que le personnage d’Attilio Profeti dans Tous, sauf moi, il était trop jeune pour aller en Ethiopie. Il a fait la Seconde Guerre mondiale, il est allé en Russie, sur le front de l’Est, mais c’est une autre histoire. Ce que mon père et le personnage de Tous, sauf moi ont en commun, c’est qu’ils étaient des jeunes fascistes. Ils n’ont connu rien d’autre. Ils n’étaient pas les pires, ils étaient des Italiens normaux. Ce qui s’est passé pour cette génération après la guerre, c’est que la République est arrivée, le fascisme était terminé, c’est comme si personne n’avait été fasciste. Je pense qu’il y a quelque chose comme ça en France avec Vichy. La différence, c’est que le fascisme en Italie a duré une vingtaine d’années. Mais la façon d’idéaliser la présence de la résistance est la même, c’est une minorité qu’on a eue aussi, des héros ont sauvé l’honneur national, mais ce n’était pas tout le monde.
Mon père n’était pas un fanatique ni un tueur. A dix-neuf ans, il était fasciste parce qu’il faisait partie d’un pays où on l’était. Evidemment le fascisme est problématique, mais ce qu’il m’intéresse de raconter, ce n’est pas ça, c’est ce qu’on fait de la mémoire. Quand est-ce qu’on parle ou pas, du fait que presque tout le monde était fasciste. Parfois, on parle du fascisme italien, des années Mussolini, comme si c’était un vaisseau extraterrestre resté vingt ans et reparti. Non, le fascisme est quelque chose d’italien, qui avait des racines, des causes italiennes. Et maintenant on voit ce qui se passe, à ne pas avoir inclus psychiquement le fascisme dans la mémoire nationale et privée. On voit que c’est quelque chose qui fait retour, que ce qui n’était pas dicible, on peut désormais le dire. Ce n’est pas seulement qu’il y avait une ou deux générations de jeunes gens fascistes : ça, c’est un fait historique. Ce qui m’intéresse c’est comment on l’a raconté, et qu’est-ce qu’on en a fait.
Dans Tous, sauf moi, Attilio Profeti sort toujours quelque chose de sa poche…
Je connais beaucoup de pères qui sont comme ça, des pères à l’ancienne, comme Attilio Profeti, qui aiment leurs enfants mais n’ont pas l’habitude, ils s’imaginent que s’en occuper c’est donner quelque chose de matériel, un bonbon, de l’argent, des maisons. C’est une paternité traditionnelle. Maintenant c’est différent, heureusement.
Vous racontez les scènes comme si vous y étiez. Par exemple, le discours de Kadhafi à Rome en 2010, devant 500 filles…
Je n’aurais pas pu y être, personne n’avait le droit d’entrer, ni les journalistes ni les photographes. J’adore faire des recherches. J’ai trouvé à travers les amis des amis des amis - comme on trouve les choses - une des filles qui étaient là. Je l’ai interviewée, elle m’a raconté dans le détail, de ces détails qu’on ne peut avoir qu’en se faisant raconter par quelqu’un qui y était.
Tous mes livres sont faits de cette manière, de lectures, de documentation, mais surtout de rencontres et de récits. Pour Eva dort, pour le personnage du carabinier, Vito, qui remplit le rôle de père, j’ai interviewé dans le sud de l’Italie d’anciens carabinieri, de vieux messieurs qui étaient jeunes dans les années 60. Il y en avait un notamment qui était venu en Haut-Adige (Tyrol du Sud), comme Vito. Pour tous mes livres, je rencontre donc des gens, et j’aime quand ils me disent «je ne l’avais raconté à personne, vous êtes la première à me faire raconter ça». C’est toujours très touchant. Et bien sûr, oui, c’est une responsabilité.
Pour Plus haut que la mer, j’ai interviewé plusieurs brigadistes rouges qui avaient été enfermés dans les prisons de haute sécurité. Je les ai d’abord contactés, au téléphone, leur disant : «Ecoutez, je ne suis d’accord avec rien de ce que vous avez fait, je déteste votre ligne politique, elle a été tragique pour le pays. Mais ce n’est pas pour ça que je voudrais vous interviewer. C’est votre expérience de ce lieu, la prison de haute sécurité, que je voudrais vous entendre raconter. Sachant cela, est-ce que vous voulez bien me rencontrer ?» Je n’enregistre pas, j’ai mon cahier, je prends à toute vitesse des notes que j’ai du mal à relire, il faut que je les transcrive dans l’ordinateur le soir même, tant que les détails sont encore vivants dans ma tête. Si je laisse passer trop de temps, je ne m’en souviens plus et je ne peux pas me relire.
Je sais que tous les écrivains ne sont pas comme ça, certains écrivent des descriptions merveilleuses sans quitter leur bureau. Moi il me faut aller sur les lieux. J’aime voyager. Il y a beaucoup d’imagination dans mes livres, mais je trouve le monde réel fascinant. Je suis curieuse des gens. Je dirais que mes livres sont faits de curiosité et d’imagination.
Quel est votre rapport au cinéma ?
J’ai été scénariste pendant vingt-cinq ans, pour le cinéma et la télévision. J’ai commencé très tôt, je n’avais pas vingt ans. J’ai toujours vécu au milieu des caméras. Le montage, j’adore, si je n’étais pas écrivain, je serais monteuse. Tous, sauf moi est un livre de montage. J’ai réfléchi à la structure pendant un an. Mon but était de faire en amont le plus de travail possible afin que le lecteur n’ait pas à travailler pendant la lecture, que ce soit fluide. La construction m’a demandé beaucoup de travail.
Vous mettiez des feuilles au mur ?
Non, ce n’était pas comme on voit dans les films ! Les feuilles au mur, je faisais ça comme scénariste, on travaillait en groupe, on avait besoin de mettre les choses en dehors de sa propre tête. Mais en écrivant mes livres, pas besoin. J’occupe beaucoup d’espace de mon computer intérieur quand je suis en train de travailler sur un livre. A ce moment-là, mon attention au monde extérieur est un peu moindre…
Vous portez dans vos romans une grande attention aux décors, aux paysages…
C’est comme ça que je vis. Pour moi la dimension spatiale est extrêmement importante. Pas seulement la nature, mais la lumière, comment elle arrive dans les arbres, ça m’intéresse, me retient. Je connais très bien la région où se passe Eva dort, le Tyrol du Sud, je la fréquente depuis que je suis née, ma famille avait, a encore une maison de vacances dans les Dolomites, et puis j’ai rencontré un beau Tyrolien, j’ai fait deux enfants, dans la famille on parle italien, allemand, et le dialecte. J’y ai vécu une quinzaine d’années. Auparavant, j’ai eu l’énorme chance d’avoir cette maison de vacances, j’étais tous les étés dans les bois, dans les prés, je me sentais dans l’univers, seule ou avec d’autres gamins. C’est une enfance à l’ancienne, elle aussi. Les enfants aujourd’hui ne connaissent pas ça, ou pendant une semaine, moi, c’étaient trois mois tous les étés, ça change tout.
Rome est très présent dans Tous, sauf moi
Rome, ma belle, pauvre ville. Ma famille est un peu un mélange, je suis la seule à être née à Rome. Je dis pauvre ville parce que Rome est dans un état épouvantable, rien ne marche. Mais bon, elle a survécu plus de 2 700 ans.
Vous diriez aussi pauvre Italie ?
L’Italie, c’est compliqué. Un peu pauvre, un peu non. Le vrai problème de fond est démographique. Les gens sont vieux. Il y a peu d’enfants, peu de jeunes gens et ça crée une atmosphère. On a ça dans la politique, dans la manière de regarder le reste du monde : on a peur. La crise politique, l’absence d’horizon a à voir avec ce vieillissement. D’un autre côté, l’Italie a des ressources incroyables, uniques. Je suis très critique à l’égard de mon pays, mais quand même, je voyage, et je marche, et c’est incroyablement beau, il y a quelque chose de spécial, de pas facile à détruire.
Avez-vous un autre grand projet romanesque ?

Oui. Un autre marathon. J’accompagne les traductions de Tous, sauf moi, je fais une tournée en Allemagne, en France, partout, c’est bien, mais j’ai envie de retourner à mon livre parce c’est ça, la joie, c’est ça mon vrai métier. Mes livres se vendent assez bien pour que je puisse être tranquille. Je n’ai pas besoin de beaucoup pour vivre, je vis très simplement. J’ai quelques années de liberté devant moi et c’est le privilège des privilèges.

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