dimanche 16 juin 2019

L’Illinois, terre d’accueil pour l’IVG

Par   Publié le 14 juin 2019

Portés par l’élection de Trump, les antiavortement multiplient les offensives. Cerné par les Etats conservateurs, l’Illinois se dote d’un arsenal législatif visant à sanctuariser l’accès à l’IVG.

Dr. Erin King, the head gynecologist of the Hope Clinic in Granite City, Illinois, poses for a portrait inside the clinic.

Certes, le Mississippi est un très large fleuve. Un épais ruban boueux qu’enjambe une ribambelle de ponts. Des plus anciens aux plus récents, ils relient ici la ville de Saint-Louis (Missouri) à Granite City (Illinois), un peu plus au nord et bien plus modeste. Mais, dans ce coin du Midwest conservateur, le fleuve frontière ne sépare pas seulement deux Etats. « A chaque fois que je franchis le Mississippi pour venir travailler, je passe véritablement d’un monde à un autre », assure sans exagération Erin King.

Blouse bleue de rigueur, la gynécologue-obstétricienne a pris une pause dans son emploi du temps « de dingue ». Ces jours-ci, l’avortement agite les esprits des deux côtés de la frontière et la docteure King est en première ligne. Face aux offensives tous azimuts des militants anti-IVG, jamais l’Illinois n’a autant mérité sa réputation d’« Etat refuge » pour les femmes souhaitant avorter.

A la tête de la Hope Clinic for Women depuis trois ans, un centre spécialisé dans les avortements situé au beau milieu d’une vilaine zone industrielle de Granite City, l’énergique quadragénaire habite toujours dans le Missouri. Chaque jour, son trajet de vingt minutes en voiture la transporte de l’un des Etats américains les plus restrictifs en matière de droits à l’avortement à l’un des plus libéraux.

La Hope Clinic for Women, à Granite City dans l’Illinois, le 7 juin. Environ 4 000 femmes, dont 55 % viennent du Missouri voisin, se font avorter dans cet établissement chaque année.
La Hope Clinic for Women, à Granite City dans l’Illinois, le 7 juin. Environ 4 000 femmes, dont 55 % viennent du Missouri voisin, se font avorter dans cet établissement chaque année. NEETA SATAM POUR "M LE MAGAZINE DU MONDE"

Même sa vie de famille est rythmée par ce fossé grandissant entre deux Amériques. Son mari, « gyn-obs » comme elle, se bat pour maintenir ouverte la dernière clinique pratiquant les IVG dans le Missouri, à Saint-Louis. Et chacun, de part et d’autre du fleuve, peut constater les crispations et les positions irréconciliables des deux camps.

Ce jour-là, à Saint-Louis, devant la clinique du Planning familial menacée de fermeture par les autorités pour des raisons de « sécurité sanitaire », une poignée de jeunes gens opposés à l’interruption volontaire de grossesse agitent une pancarte à l’étrange slogan : « L’avortement est l’ultime exploitation de la femme ». Sur le parking, un homme plus âgé vêtu d’un gilet arc-en-ciel siglé « clinic escort » se tient prêt à accueillir des patientes. Un jeu de rôles désormais classique dans le pays.


Clinique forteresse


Le sort de la clinique était, depuis quelques jours, entre les mains de la justice : si elle avait fermé l’établissement, le Missouri serait devenu le premier Etat américain sans accès à l’IVG. Une situation intenable au regard de la loi fédérale – qui a légalisé l’avortement en 1973 avec l’arrêt Roe v. Wade – et dont l’objectif est justement de porter le sujet devant la Cour suprême. Ce ne sera pas pour cette fois. La clinique, qui accueille chaque année des milliers de femmes, peut poursuivre son activité. Reste qu’avec un seul établissement pour un Etat de plus de six millions d’habitants, nombreuses sont les femmes contraintes de passer la frontière pour aller grossir les rangs des patientes d’Erin King.

Au premier abord, la Hope Clinic n’est guère accueillante. Un vigile à l’entrée. Des codes à chaque porte. « C’est déjà stressant de venir à un rendez-vous pour un avortement, alors imposer toutes ces mesures de sécurité, ce n’est pas idéal… », soupire Erin King, qui reçoit régulièrement des menaces et des courriers d’insultes, jusqu’à son domicile.

Un message d’encouragement rédigé par une patiente de la Hope Clinic for Women.
Un message d’encouragement rédigé par une patiente de la Hope Clinic for Women. NEETA SATAM POUR "M LE MAGAZINE DU MONDE"

A l’étage, la clinique forteresse se fait plus conviviale : un salon, des tables décorées de bouquets de fleurs violettes, couleur fétiche du lieu, un slogan qui proclame « Là où il y a un choix, il y a de l’espoir ». Posés en objets décoratifs, les mots « amour », « courage » et « espérance » complètent l’atmosphère bienveillante. Environ 4 000 femmes se font avorter ici chaque année. Parmi elles, 55 % viennent du Missouri. Alors qu’au niveau national le nombre d’IVG a diminué ces dernières années, la hausse, à la clinique, a atteint 30 % en 2018 et la tendance se poursuit en 2019.

« Depuis quelques mois, on multiplie les entretiens d’embauche », témoigne Erin King, déjà à la tête d’une équipe de trente personnes. « On est passé de deux à quatre docteurs en deux ans. On vient d’engager des infirmières à temps partiel. On doit pouvoir rester un service accessible face aux besoins. »

Une oasis dans le Midwest conservateur

Il faut dire que l’Etat voisin n’en est pas à son coup d’essai pour limiter le plus possible l’accès à l’IVG. En mai, le gouverneur républicain du Missouri, Mike Parson, a signé un texte qui prohibe l’avortement au-delà de huit semaines de grossesse (contre quinze aujourd’hui), y compris en cas de viol ou d’inceste, et introduit une peine de prison de cinq à quinze ans pour les médecins qui contreviendraient à la loi.

Sauf recours (plus que probable), cette mesure entrera en vigueur fin août. Elle viendrait conclure un dispositif législatif déjà ultrarestrictif : une période de réflexion de soixante-douze heures entre la demande et l’intervention chirurgicale est obligatoire depuis 2014, tout comme le consentement parental pour les mineurs. Des tracasseries administratives entravent la liberté de pratiquer des chirurgiens et l’assurance-santé pour les plus démunis (Medicaid) ne couvre pas les frais de l’acte.

« Pour certaines, le temps qu’elles trouvent l’argent, l’horloge tourne et les semaines de grossesse passent… » Leah Greenblum, de l’association Midwest Access Coalition

Ces nombreux obstacles, conjugués aux menaces actuelles agitées par les élus conservateurs, compliquent le parcours des femmes souhaitant avorter et leur prise en charge dans les délais légaux. « Dans le Missouri, elles ne savent plus à quel saint se vouer », s’énerve Erin King. D’où leur recours à des cliniques comme celles de Granite City.

Dans ce Midwest où, au-delà du Missouri, les Etats voisins de l’Indiana, du Wisconsin, du Kentucky ou de l’Iowa s’efforcent aussi de restreindre l’accès à l’IVG, l’Illinois est devenu au fil des années une oasis. Les avortements peuvent y être pratiqués jusqu’à vingt-quatre semaines de grossesse (la plus grande partie des 39 000 avortements se déroule toutefois lors du premier trimestre). En 2017, 5 528 femmes ont fait le voyage depuis les Etats voisins pour se faire avorter dans l’une de ses vingt cliniques. Soit 1 000 de plus que l’année précédente et près du double par rapport à 2010.

Des patientes issues de milieux modestes

Leah Greenblum les connaît bien, ces femmes. Depuis 2014, avec son association Midwest Access Coalition et une armée de volontaires, elle les aide à organiser leur séjour. « La plupart de celles que nous recevons viennent de milieux défavorisés : elles ont du mal à naviguer dans le système de santé et à obtenir des rendez-vous en temps et en heure dans leur Etat d’origine. Ici, on les aide à trouver une clinique. Si elles le souhaitent, on les accompagne pour leur consultation, on leur paye le train, l’hôtel. Parfois, on les accueille chez nous. »

« On est cerné d’Etats hostiles à l’avortement. Notre devoir est de continuer à assurer ce droit. C’est une question de liberté. » Allison Cowett, gynécologue-obstétricienne

Car, en matière d’avortement, les inégalités ne se limitent pas à la géographie. Alors qu’une IVG coûte en moyenne 500 dollars (400 euros environ), nombre de femmes ne disposent d’aucune couverture santé ou de congés maladie. La question financière pèse donc souvent dans leur décision. « Pour certaines, le temps qu’elles trouvent l’argent, l’horloge tourne et les semaines de grossesse passent… », témoigne Leah Greenblum. « Les femmes qui ont les moyens, elles, s’en sortent toujours. » Elles peuvent voyager dans le pays ou, bien assurées, recourir aux services d’un hôpital bien plus coûteux encore.

Une injustice que l’Illinois a corrigée en 2018. À l’instar de quinze autres Etats, il a inclus le remboursement de l’avortement dans la couverture santé des ménages défavorisés. « Cette année-là, on a enregistré une hausse des IVG », assure Allison Cowett. Cette gynécologue-obstétricienne est responsable de Family Planning Associates, une clinique spécialisée dans les avortements, à Chicago, dans le nord de l’Etat. Là aussi, régulièrement, des manifestants, religieux conservateurs, se postent devant les locaux, conjurant les patientes de changer d’avis.

Deux militantes anti-IVG postées devant la Hope Clinic for Women.
Deux militantes anti-IVG postées devant la Hope Clinic for Women. NEETA SATAM POUR "M LE MAGAZINE DU MONDE"

Devenue militante par nécessité, cette médecin de 48 ans qui, depuis cinq ans, « consacre toute sa pratique aux IVG » reçoit surtout des femmes noires, de milieux modestes, venues de l’Indiana ou du Wisconsin, où seules subsistent deux cliniques spécialisées. Comme à Granite City, la structure d’Allison Cowett planifie de nouvelles embauches et prévoit d’agrandir ses locaux. « On est cerné d’Etats hostiles à l’avortement. Notre devoir est de continuer à assurer ce droit. C’est une question de liberté. » Elle se réjouit donc que ces derniers jours l’Illinois n’ait pas failli à sa réputation d’« Etat refuge ».

Deux Amériques face à face

Le 2 juin, deux lois ont été adoptées qui renforcent une législation déjà favorable. Désormais, « le droit fondamental » des femmes à avorter est inscrit dans la loi : un moyen de garantir l’accès à l’IVG dans l’hypothèse où la Cour suprême reviendrait, au niveau fédéral, sur cet acquis obtenu il y a quarante-six ans avec l’arrêt Roe v. Wade. Confortés par un gouverneur démocrate, J. B. Pritzker, résolu à faire de l’Illinois « l’Etat le plus progressiste en matière de droits reproductifs », les élus ont aussi précisé qu’un « ovule fécondé, un embryon ou un fœtus n’ont pas de droits indépendants ».

« Les “pro-choice” ont souvent fait l’erreur de croire qu’accorder des concessions aux opposants les contenterait. Mais les anti ne seront jamais satisfaits : ce qu’ils veulent, c’est rendre l’avortement illégal. » Terry Cosgrove, militant « pro-choice »

Les textes ont supprimé l’obligation du consentement du conjoint, la période de réflexion, les peines encourues par les médecins et ont levé certaines des réglementations restreignant les pratiques des cliniques spécialisées. La nouvelle loi « traite l’avortement comme n’importe quelle procédure médicale », a commenté Melinda Bush, une élue démocrate à l’origine de cet ensemble de mesures qui a fait s’étrangler les militants anti-IVG de l’Etat. « Votre salon de bronzage est désormais mieux réglementé qu’une clinique d’avortement », a dénoncé dans le Chicago Tribune Brittany Clingen Carl, de l’association Illinois Right to Life, convaincue que « ces lois vont trop loin et mettent en danger les femmes et les adolescentes ».

La nouvelle législation a au contraire réconforté les « pro-choice ». Pour Terry Cosgrove, militant de toujours des droits des femmes et de la communauté LGBTQ à Chicago, ces votes valident la stratégie adoptée par son organisation, Personal PAC, depuis trente ans : promouvoir et faire élire des candidats partisans du droit à l’avortement. Et leur demander régulièrement des comptes. « Il fallait voter ces lois car, si l’arrêt Roe v. Wade devait être annulé, l’Illinois resterait dans la région le seul Etat “pro-choice” au milieu d’un enfer d’Etats antiavortement », plaide le sexagénaire, dont l’enthousiasme ne masque pas l’inquiétude. « Longtemps, l’avortement a été un sujet bipartisan ; certains républicains étaient pour, ils finançaient le Planning familial. Ce n’est plus le cas : le sujet est devenu clivant », poursuit-il.

Préparation d’une salle d’opération de la Hope Clinic for Women, le 7 juin.
Préparation d’une salle d’opération de la Hope Clinic for Women, le 7 juin. NEETA SATAM POUR "M LE MAGAZINE DU MONDE"

Outre qu’elle rejoint une tendance observée dans d’autres terres libérales (le Nevada vient de lever des restrictions qui pesaient sur l’accès à l’avortement), la décision des élus de l’Illinois revitalise le combat des démocrates pour ce droit. « Les “pro-choice” ont souvent fait l’erreur de croire qu’accorder des concessions aux opposants, comme l’instauration d’un délai de réflexion, les contenterait. Mais les anti ne seront jamais satisfaits : ce qu’ils veulent, c’est rendre l’avortement illégal et toutes les restrictions, quelles qu’elles soient, ne leur suffiront jamais », défend M. Cosgrove.

Opération de démantèlement du droit à l’avortement

La docteure King aussi avoue sa surprise face à l’offensive concertée et l’influence grandissante des antiavortement. Comme beaucoup, elle se refuse à qualifier de « pro-life » ces « religieux conservateurs, qui ont imposé leur terminologie agressive et pris en otage le débat ». « Comme si, moi, j’étais “anti-life” ! s’exclame-t-elle en replaçant ses mèches blondes dans un chignon formé à la hâte. Une femme a toujours de bonnes raisons pour choisir de se faire avorter. » Elle souligne au passage que « le Missouri, censément “pro-life”, affiche un taux de mortalité maternelle [un décès durant la grossesse ou dans les semaines qui suivent l’accouchement] quatre fois supérieur à celui de l’Illinois ! »

Toujours est-il qu’elle reconnaît le retard des défenseurs du droit à l’avortement à se mettre en ordre de bataille. « Depuis toujours, l’agenda des républicains était clair : réduire l’intervention de l’Etat fédéral dans la vie des gens. Et, tout à coup, ils se sont mis à vouloir réguler un seul sujet : l’avortement. D’abord au nom de la “sécurité” des femmes et puis, aujourd’hui, ils disent clairement qu’ils veulent totalement l’interdire. On ne l’a pas vu venir. Aujourd’hui, il faut tenir et renforcer les digues. »

Pour les « pro-choice », « le large mouvement des anti » est clairement conforté par l’élection de Donald Trump et la nomination à la Cour suprême de deux juges conservateurs, choisis en partie pour leurs vues contre l’IVG : depuis le début de l’année 2019, l’Association nationale des plannings familiaux a comptabilisé trois cents lois restreignant l’accès à l’avortement proposées dans trente-six Etats.

Bien qu’elles soient contestées en justice, leur parcours judiciaire n’en est qu’à ses débuts. Si, au terme des procédures, la Cour suprême devait revenir sur la légalisation de l’avortement, il reviendrait aux Etats le soin de légiférer pour préserver l’accès à ce droit. Sur ce point, l’Illinois est paré. Dans les locaux feutrés de sa « clinique de l’espoir », Erin King aussi.

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