mercredi 19 juin 2019

Le paradoxe du clochard

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Par Olivier Postel-VinayPublié dans le magazine Books n° 41 , mars 2013. 

Agir humainement, est-ce contre nature ? L’altruisme désintéressé nous semble aller de soi, mais contredit apparemment les principes de la théorie de l’évolution.

Pourquoi tant de gens font-ils l’aumône ? Par empathie, pitié, sentiments auxquels se mêlent parfois le souci de se donner bonne conscience ou de se faire bien voir du bon Dieu. Jusque-là rien de surprenant. On peut aussi inverser la question. Pourquoi tant de gens ne font-ils pas l’aumône, ou rarement ? Par manque d’empathie ou de pitié ; par égoïsme ou avarice ; par cynisme, parce qu’on ne voit pas ce que ce geste nous rapporte ; par lucidité, si l’on perçoit le racketteur sous le mendiant ; par mépris, si l’on pense que le geste de mendier est dégradant ; par conviction, si l’on croit que donner incite le clochard à demeurer dans son état au lieu de chercher à s’en sortir. Nous avons donc d’excellentes raisons de donner ou de ne pas donner. Là où les choses deviennent surprenantes, c’est quand on replace la première question, « pourquoi tant de gens font-ils l’aumône ? », dans le contexte plus général de l’évolution de l’homme.
Nous sommes des animaux culturels, mais des animaux quand même, et la théorie darwinienne s’accommode mal des gestes désintéressés. Dans le monde animal non humain, l’altruisme existe mais est réservé aux relations entre individus ayant un lien de parenté, même éloigné. Il faut que d’une manière ou d’une autre le geste profite à certains au moins des gènes propres à notre famille, présents chez l’individu aidé. Rien de tel dans la relation au mendiant. La théorie de l’évolution, censée tout expliquer, est-elle impuissante à rendre compte de l’altruisme désintéressé ? Ce problème obsède depuis longtemps bon nombre de biologistes, de psychologues, de philosophes et même de mathématiciens, et a fait l’objet d’une abondante littérature, que Books a déjà évoquée à plusieurs reprises (« Les gènes du bien et du mal », mai-juin 2010, et « L’altruisme est-il dans nos gènes ? », octobre 2011). Notre dossier de ce mois illustre le sujet sous un autre angle : comment expliquer qu’un homme ayant amassé une énorme fortune en donne plus de 99 % à des œuvres caritatives ? Et plus frappant peut-être : qu’un homme très riche, dans la force de l’âge, marié avec des enfants, puisse non seulement donner quasiment toute sa fortune mais l’un de ses reins à un inconnu ? (Lire p. 40, photo p. 42.) La théorie de l’évolution peut-elle expliquer ce genre de choses ou doit-elle déclarer forfait ? Sommes-nous typiquement devant un comportement montrant, voire démontrant, que l’homme est un animal qui, à certains égards, échappe à la nature, celle que l’on peut expliquer par des lois scientifiques ? La question est explorée de manière approfondie par deux économistes comportementalistes, Daniel Bowles et Herbert Gintis. En deux mots, leur thèse est que l’altruisme désintéressé, représentant un coût net pour l’individu, profite au groupe auquel l’individu appartient, à condition qu’il se répande au sein du groupe et soit donc le fait d’une fraction significative de la population. Dans l’histoire longue de l’humanité, les groupes gagnants seraient ceux ayant le plus cultivé l’altruisme (souvent au prix du recours à la violence contre d’autres groupes). Autrement dit, l’altruisme désintéressé trouve quand même une explication entrant dans le cadre de la théorie de l’évolution : ce sont les groupes au sein desquels cette pratique est le plus développée qui sont retenus par la sélection naturelle.
Mais que penser de cette thèse ? Elle n’est pas aisée à tester. Comme le fait remarquer W. G. Runciman dans la London Review of Books, les auteurs nous laissent sur notre faim, car « ils n’ont pas grand-chose à dire sur ce qui s’est passé pendant les quelque dix millénaires qui se sont écoulés » depuis que nos ancêtres ont abandonné leur statut de chasseurs-cueilleurs pour celui d’agriculteurs. La thèse trouve aussi une limite dans l’extension récente de l’altruisme collectif, passée du service du groupe à celui d’autres groupes, comme on le voit avec les différentes formes d’aide publique et privée aux pays pauvres. Enfin, les auteurs, attachés à récuser toute explication cynique de l’altruisme désintéressé, soulignent l’authenticité et la force des émotions de culpabilité et de honte qui souvent le sous-tendent. Mais n’est-ce pas encore satisfaire son intérêt que de chercher à apaiser ces sentiments ? Il est plus probable que l’explication de ces gestes souvent simples mais parfois extraordinaires est à rechercher dans la dynamique de notre système d’émotions morales. Cette dynamique varie beaucoup d’un individu à l’autre, mais n’en est pas moins le produit de l’évolution, celle d’une espèce qui a largement réussi grâce à ses facultés de coopération et dont l’histoire récente traduit plutôt, dans l’ensemble, une accentuation de ces facultés. Le mot « désintéressé » laisse entendre que nous n’aurions pas intérêt à nous montrer altruistes à l’égard de ceux qui ne nous sont pas apparentés. C’est absurde. L’homme est un animal moral. L’hypothèse la plus simple est d’admettre que l’altruisme est toujours fondé sur la recherche d’un intérêt. Nous n’échappons pas à notre nature.

Une espèce coopérative, Princeton University Press

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