lundi 17 juin 2019

«LE DAIM» : C’EST QUOI VOTRE PROBLÈME QUENTIN DUPIEUX ?

Par Julien Gester— 

Le cinéaste et musicien, toujours aussi barré, raconte sa méthode, ses névroses et sa peur obsessionnelle de l’ennui. Dans «le Daim», il surprend encore, loin des paysages californiens.

Quentin Dupieux, le 15 mai à Cannes.
Quentin Dupieux, le 15 mai à Cannes. Photo Régis Duvignau. Reuters

Dans le Daim, Quentin Dupieux réalise un fulgurant portrait de l’obsession et de la dépression sous les traits frappadingues d’un génial Jean Dujardin en vrille dans les Pyrénées, face à une Adèle Haenel tout aussi brillante et frappée. Puisque ses précédents films (les formidables Steak, Wrong ou Réalité) décrivaient avec obstination un rapport guère moins conflictuel à une idée établie de l’ordre du monde, on a profité de le croiser pour le soumettre à un interrogatoire aussi monomaniaque et buté que ses héros - ou qu’un single de Mr Oizo.

Pour la première fois, vous filmez un paysage français. Même là, on dirait le Canada ou la Suisse. C’est quoi votre problème avec la France ?

J’en avais un, mais rien de grave : une peur de filmer mon pays, de ne pas être capable de faire des images valables qui ne soient pas des pauvres trucs qui me rappellent mon quotidien. D’où ma lassitude aujourd’hui vis-à-vis de la Californie, que j’ai filmée quatre fois. Quelque part, j’ai percé le mystère, soldé les fantasmes. Mais je n’ai jamais eu l’envie ou l’ambition de parler de l’Amérique ou de devenir un cinéaste américain, c’était juste un petit théâtre, et je n’ai même jamais eu un seul contact avec l’industrie américaine. Le Daim avait été écrit pour là-bas, mais au fond de moi je savais que ce n’était pas une bonne idée, j’ai trop filmé le désert californien dans mes films et clips. Ça ne se voit pas, mais c’est pour moi une vraie révolution : ça me dit que je peux créer des univers de films en France.

Vous parlez tout le temps de la peur de vous ennuyer. C’est quoi votre problème avec l’ennui ?
Mais c’est terrible l’ennui, c’est la mort, non ? Depuis quelques années, j’ai l’impression d’être, à la fois dans mon activité et ma vie de famille, au cœur de ce qu’il y aura de mieux dans ma vie, donc je veux en profiter absolument. Mais ça vient surtout de mon premier vrai contact avec le cinéma, sur Steak, au cours duquel je me suis beaucoup ennuyé. Ce film, je l’ai fait dans les règles de l’art, en 35 mm, avec un chef opérateur, et les phases d’attente de deux heures d’instal pour éclairer une bagnole, la lenteur du plateau, tout ça m’a donné beaucoup trop le temps de m’ennuyer.
A ce point ?
Les moments consacrés au travail avec la caméra qui tourne et les comédiens, c’était cinq minutes par-ci, dix minutes par-là, tout le reste n’était qu’un bordel de préparatifs. Et là je me suis dit que si je voulais faire ce métier, il allait falloir créer une autre méthode que celle du cinéma de papa. J’ai un gros souci à comprendre comment travaillent les autres. Je ne comprends pas comment un réal supporte d’être assis toute la journée devant un combo, à diriger les gens de loin. Ma boulimie ne vient pas d’un problème de control freak, mais de mes racines de vidéaste amateur qui, gamin, faisait tout. Quand je suis passé en mode pro, soudain, je me suis ennuyé parce que c’est à peine si j’avais le droit de toucher la caméra pour faire mon cadre. Et au-delà, ça m’a excédé de voir des gens attendre, chacun dans sa fonction à la con, là pour résoudre un microproblème par jour. Benoît Poelvoorde me racontait avoir observé ce tic de réalisateur un peu indécis, qui demande qu’on lui installe un travelling pour gratter trois heures pour réfléchir, faute de savoir ce qu’il fait. Moi je lui ai vendu, comme à Jean Dujardin, la méthode inverse : passer la journée à filmer.
Intégrer des stars à votre système, à votre univers, ça n’est jamais un problème ?
Je n’ai jamais eu le sentiment de bosser avec des stars, au sens compliqué du terme. Poelvoorde, Chabat, Dujardin, Judor, c’était très simple. Dujardin, c’était comme bosser avec mon frère. Je n’ai même pas eu l’impression qu’il m’imposait un quelconque bagage : il est venu, il était le Georges de mon film. Je n’ai jamais croisé Brice de Nice ou OSS 117. Benoît, à la rigueur, est arrivé avec ses problèmes à lui de mec qui en a un peu marre de faire des films et qui en même temps adore ça, qui en fait trop dans un registre qu’il maîtrise et qu’on connaît par cœur. C’est son problème, mais c’est comme ça qu’on l’aime aussi.
D’un film à l’autre, vos héros ont tous en commun d’être mus par une sorte d’idée fixe. C’est quoi le problème avec les idées souples ?
(Rires) Aucun, j’écris des personnages qui me ressemblent ! La peur de l’ennui va avec une obsession monomaniaque de fabriquer tout le temps, j’adore ça, j’attendais ça depuis mes 12 ans. J’ai déjà écrit les deux films suivants, je tourne Mandibules en septembre, et le suivant en 2020. C’est immense, le temps qu’on a pour faire les choses, si on les répartit bien. J’ai un tout petit côté hyperactif, mais j’ai aussi le temps de m’emmerder, de glander, de voir ma femme et mes enfants, sortir le chien. Je ne suis pas un malade du travail à cran avec du Guronsan. Plein de gens me demandent : «Mais comment tu faaaais ?», comme si j’étais un surhomme. Mais moi j’ai envie de leur dire : «C’est vous qui branlez rien.»
A l’image de votre personnage qui voudrait être le seul à porter un blouson, le problème qui se pose à vous à chaque projet c’est de faire un film unique ?
Ben oui. C’est à peu près aussi con et vain que la quête de Georges, au regard du nombre de gens qui sont en train de filmer au moment où on se parle. Mais dans ma petite boutique, l’enjeu c’est d’essayer de toujours me surprendre par une image. Même si c’est impossible dans chaque plan d’un film, dès que je commence à sentir que la somme du cadre, de l’humeur, de l’acteur, du récit, bref la sonorité globale, ressemble à quelque chose de déjà vu 500 fois, je me demande pourquoi je fais un film, et ça devient de la chiotte. Souvent on croit à tort que je veux faire le malin, comme le gamin qui, pour être original en cours de dessin, va peindre avec sa merde, mais c’est avant tout pour lutter contre mon ennui. Il faut que j’aie au moins une image par jour qui m’obsède et que j’ai envie de regarder immédiatement le soir en rentrant.
Vous avez dit : «Un bon artiste, c’est un enfant.» C’est quoi le problème avec l’âge adulte ?
C’est qu’on nous explique qu’il faut devenir chiant, raisonnable, pas marrant, alors qu’un adulte valable, c’est quelqu’un qui garde l’enfant. Mais la majorité des gens étouffent l’enfant et se fabriquent une nouvelle personnalité d’adulte, comme si l’enfance n’était qu’un magma de névroses qui constitue leur ADN de névrosés. Alors que si l’on reste cette personne que l’on a été, si l’on continue de créer depuis l’enfance, ça se voit et c’est beau. Quand Luc Besson fait les story-boards de son truc de SF pourri, on voit bien qu’il vise le rêve enfantin, mais comme un vieux monsieur qui est passé du côté de la technique, du calibrage, du professionnalisme. Et c’est là que ça devient un peu tragique. Moi, je suis dans la continuité des conneries que j’avais en tête quand j’avais 11 ans, j’ai juste appris à écrire et à réfléchir. Mais ça, c’est du bonus. Le cœur des choses, c’est la naïveté et la légèreté de l’enfant.
C’est quoi au fond votre problème ?
Si je mets bout à bout tout ce que je ne comprends pas de l’humanité, je m’étouffe. Je préfère donc me noyer dans ma discipline, essayer de divertir tout le monde, et m’occuper de ma famille que de m’y confronter, mais le monde m’angoisse terriblement. Je n’ai aucune croyance en l’humain, j’ai l’impression de voir s’éteindre une espèce qui se fout le feu à elle-même en rigolant. Je préfère les chiens. J’aimerais beaucoup être réincarné dans une meute de chiens dans la forêt.

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