mardi 7 mai 2019

Opioïdes : les patients paient l’addiction

Par Charles Delouche — 

Après avoir plongé les Etats-Unis dans une crise majeure, la dépendance aux antidouleurs dérivés de l’opium et délivrés sur ordonnance inquiète désormais les autorités sanitaires françaises, qui observent un nombre croissant de cas dans l’Hexagone. Un phénomène qui touche tous les âges et toutes les couches de la population.

Des effets antidouleurs similaires à ceux de l’opium et une puissance addictive supérieure à celle de l’héroïne. Et pourtant : tramadol, codéine ou morphine, les prescriptions de ces antalgiques opioïdes sont en augmentation constante depuis quinze ans en France. Dérivées de l’opium, ces molécules synthétiques sont certes indispensables à la prise en charge optimale de certaines douleurs aiguës et chroniques, notamment dans le traitement du cancer : puissantes et efficaces, elles activent les récepteurs morphiniques du cerveau et soulagent la douleur. Mais dans un rapport publié en février, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) fait un état des lieux de la consommation dans l’Hexagone de ce type de médicaments, à l’origine d’une crise sanitaire dévastatrice aux Etats-Unis et le clôt par un appel à la vigilance et à la surveillance, notamment du mésusage. Mal dosés, les antalgiques opioïdes peuvent entraîner une dépendance. Nathalie Richard, directrice adjointe des médicaments en neurologie à l’ANSM et auteure du rapport : «Nous avons en tête les enseignements de cette crise terrible outre-Atlantique. Nous sommes vigilants par rapport à des signaux émergents qui peuvent nous indiquer que des choses se préparent ou non. Cette surveillance n’est pas nouvelle.»


Début avril, dans la septième édition de son rapport «Drogues et addictions, données essentielles», l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) pointait pour sa part le rôle majeur joué par les opioïdes dans la mortalité des quinze dernières années en France. Les chiffres sont parlants : en l’espace de dix ans, le nombre annuel d’intoxications a doublé, si bien que l’Hexagone enregistre aujourd’hui plus d’overdoses par médicaments opioïdes que par l’usage de drogues illégales. Chaque semaine, environ cinq personnes meurent d’une overdose d’antidouleur opioïde, des suites d’une dépression respiratoire.
Nathalie Richard : «Nous avons remarqué la progression d’un signal avec une augmentation des intoxications aux antalgiques opioïdes. La particularité de ce signal est qu’il ne concerne plus uniquement la population des usagers de drogue. Il progresse dans la population en général.»

Prescription sécurisée

Il faut cependant relativiser : si les chiffres de vente et les données de remboursement de l’assurance maladie attestent une augmentation de la consommation, cette dernière s’inscrit dans la politique d’amélioration de la prise en charge de la douleur, initiée dès 1998. En médecine générale, le traitement de la douleur représente aujourd’hui en France 40 % des consultations. Alors, entre la sécurisation de l’usage de ces médicaments et la facilitation de leur accessibilité pour les patients affligés par la douleur, l’équilibre est subtil… «On ne souhaite pas réduire la consommation des antalgiques opioïdes, mais améliorer son bon usage et diminuer son mésusage,précise Nathalie Richard. Il faut identifier les patients à risque et que les médecins soient sensibilisés sur ces problématiques d’abus car certains ne savent pas que le tramadol est un dérivé de l’opium.»
Chaque année, environ 17 % des Français reçoivent au moins une délivrance remboursée de ces médicaments. Entre 2006 et 2017, la consommation d’opioïdes dits «faibles», tels que le tramadol et la codéine, a bondi de 68 % et concerne 11 millions de Français. Uniquement dispensées via une ordonnance sécurisée de vingt-huit jours, les délivrances d’antidouleurs «forts», comme la morphine ou le fentanyl, un antidouleur cinquante fois plus puissant que l’héroïne, ont doublé depuis dix ans, et ce principalement pour des douleurs non liées au cancer. Selon l’Observatoire français des médicaments antalgiques (Ofma), un million de Français ont reçu une prescription sécurisée et infalsifiable de ce type d’antalgiques forts. Problème : «Ces dernières décennies, le public des personnes dépendantes aux opiacés était concentré sur les héroïnomanes, des personnes avec de fortes vulnérabilités sociales et psychologiques, indique l’addictologue Jean-Michel Delile, également président de la Fédération addiction. Avec l’émergence actuelle de la consommation de médicaments opioïdes, on se rend compte que deviennent dépendants des gens qui ont des vulnérabilités sans relever de la marginalité».

«Décisions politiques»

Sur le podium des substances impliquées, on retrouve le tramadol, la morphine et l’oxycodone. «Ce sont des personnes qui souffrent cliniquement et qui deviennent dépendantes. Il faut oser en parler avec le patient car le premier mois de prescription est décisif dans la qualité du suivi et de la réduction des risques»,souligne le président de SOS Addictions, William Lowenstein, qui organise depuis 2017 un e-congrès pour sensibiliser les professionnels de santé aux risques de la dépendance.
Pour Jean-Michel Delile, la situation en France a changé «lorsqu’on a commencé à recevoir des patients très atypiques qui ne correspondaient pas à la patientèle habituelle : des personnes bien insérées, adultes, âgées, en perte de contrôle par rapport à leurs médicaments». Pour le président de l’Union des pharmaciens, René Maarek, «une des raisons qui expliquent la situation est la suppression du Di-Antalvic. Les médecins se sont retrouvés coincés et ont été obligés de se reporter sur la codéine et le tramadol. Il y a des décisions politiques qui eu ont des conséquences ultérieures dramatiques en termes de santé publique». C’est en mars 2011 que le Di-Antalvic, antalgique faible non opioïde, a été retiré du marché européen : des études anglaises et suédoises avaient fait état de sa potentielle toxicité.
Signe de la vigilance en cours, l’ANSM, l’Ofma et le Réseau de prévention des addictions ont édité en octobre 2018, en partenariat avec le ministère de la Santé, une plaquette informative hyperdétaillée à destination des patients et des médecins sur les bénéfices et les risques d’un traitement antidouleur opioïde.

Flavie, 18 ans (Var) : «J’en prenais plus car mon corps en demandait plus»
«Depuis que je suis toute jeune, j’ai des douleurs chroniques musculaires et articulaires. A l’âge de 14 ans, ma rhumatologue m’a prescrit de l’Ixprim. Deux comprimés matin et soir. Puis trois. Les effets positifs du médicament ont vite disparu. Une fois tous les deux mois, on faisait des essais de traitement. On augmentait les doses. Lorsque j’ai expliqué que même avec six comprimés par jour, je ne ressentais plus les effets, ma rhumatologue m’a répondu qu’on ne pouvait pas augmenter la dose. Mais début 2017, je prenais jusqu’à huit cachets par jour. J’en prenais plus car mon corps en demandait plus. A chaque fois que j’oubliais mes médicaments, j’avais des effets indésirables, des sueurs froides et une douleur musculaire qui n’était pas celle liée à ma maladie. La nuit, je me réveillais en pleurs, en me tordant dans tous les sens.
«Lorsque j’ai pris conscience qu’il y avait un souci d’addiction, j’en ai parlé à ma rhumatologue, qui m’a dit de consulter mon médecin généraliste. Ils se sont renvoyé la balle pendant un temps et j’ai continué à prendre ces médicaments pour rien et à être dans cet état plus que désagréable.
«J’ai alors pris rendez-vous avec un algologue, un médecin spécialiste de la douleur. Je lui ai raconté mes crises et expliqué ma dépendance. En mars 2017, j’ai été hospitalisée pour une cure de kétamine afin de me sevrer progressivement de l’Ixprim. Je suis passée d’un coup à deux comprimés par jour et au bout de la troisième perfusion de kétamine, je ne ressentais plus le manque. Une fois la cure terminée, j’ai continué ma prise réduite d’Ixprim et j’ai arrêté le traitement au bout d’un mois, alors que l’ordonnance était renouvelable. Si je n’avais pas stoppé d’un coup, je serais sans doute repassée par l’effet de manque et j’aurais dû augmenter ma dose. Aujourd’hui, je ne prends plus de médicaments mais je souffre toujours. Je suis déscolarisée depuis octobre 2016. J’ai finalement été diagnostiquée du syndrome d’Ehler-Danlos, une maladie génétique caractérisée par une anomalie du tissu conjonctif. J’espère pouvoir reprendre les cours en septembre.»
Victorien, 20 ans (Calvados) : «Impossibilité d’uriner, des tics au visage et des démangeaisons»
«Mon histoire avec les antidouleurs a commencé le soir du 6 juin 2015. J’avais 16 ans. A une soirée avec des amis, il y avait un trampoline sur lequel on sautait tous ensemble. J’ai reçu un coup de coude dans le menton qui m’a sectionné la langue en deux. Direction les urgences de l’hôpital de Bayeux. En post-opératoire, on m’a prescrit 50 mg de tramadol, sous forme de gouttes, pour un mois. Pendant trois semaines, j’avais du mal à parler et à manger. Une douleur intense.
«Au bout d’un moment, les doses ne calmaient plus la souffrance. Il m’arrivait d’en prendre plus que ce qui m’était prescrit. Passé à quatre cachets par jour, je souffrais toujours mais j’avais l’impression d’être dans un autre monde, plus agréable. J’avais alors une prescription de 100 mg pour soixante jours, qui n’a pas tenu longtemps. Je suis finalement allé en pharmacie, sans ordonnance. En à peine deux minutes, le pharmacien m’a donné les médicaments, sans plus de questions.
«A partir de là, je prenais les cachets pour être normal et ne plus ressentir le manque. Lorsque j’essayais de m’en passer, j’avais des tremblements, des effets chaud-froid. Impossible de me lever du lit. Pire qu’une grippe. On ne peut rien faire. L’envie de vomir, le mal de ventre, l’impression d’avoir les os broyés. Au bout d’un an, j’étais arrivé à douze cachets par jour. Avec les effets secondaires qui vont avec : impossibilité d’uriner, des tics au niveau du visage et des démangeaisons.
«Le sevrage dégressif mis en place par le généraliste n’a pas fonctionné. Pour consulter un addictologue et recevoir un traitement de méthadone, j’ai dû mettre au courant ma famille.Et ça ne fait pas plaisir de voir quelqu’un de proche complètement défoncé qui ne comprend plus rien.
«Ça fait trois ans que j’ai arrêté le tramadol. Aujourd’hui, je suis stabilisé à 220 mg de méthadone, je prends aussi des somnifères et des antidépresseurs. Je suis actuellement en recherche d’emploi. Il faut voir si ma dépression s’est stabilisée, et tout le reste derrière.»

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