jeudi 9 mai 2019

Nadia Tazi : « Dans le monde musulman, le premier nom de la virilité est le patriarcat »

La multiplication des violences à l’égard des femmes et des minorités révèle l’étendue des frustrations sexuelles, politiques et économiques des hommes en terre d’islam, détaille la philosophe marocaine dans un entretien au « Monde ».
Propos recueillis par Frédéric Joignot Publié le 10 mai 2019
YANN LEGENDRE
Entretien. Essayiste et philosophe, Nadia Tazi est spécialiste des études sur la virilité dans le monde musulman. Son dernier essai, Le Genre intraitable. Politiques de la virilité dans le monde musulman, a été publié en 2018 chez Actes Sud.

Fin mars, une personne transgenre a été agressée par des manifestants, à Paris, lors d’une manifestation ­contre Bouteflika. N’est-ce pas là une réaction viriliste exacerbée, qui recoupe des comportements que l’on retrouve dans certains pays musulmans ?

On a vu des violences comparables à Cologne, le 31 décembre 2015, ou sur la place Tahrir, au Caire, en 2011. Elles sont le fait d’hommes jeunes, rassemblés sur des places publiques en état d’ébullition festive ou politique. Elles renvoient à des problèmes anthropologiques fondamentaux qui n’ont pas été réglés, en particulier celui de la virilité. Cette masculinité a perdu son ethos, ses valeurs et ses codes, sous les effets conjugués du despotisme, d’une modernisation exogène souvent brutale et de l’islamisme.
Dans le monde arabe, la rue, qui est leur territoire, a toujours eu mauvaise réputation. Elle est le lieu du brassage des sexes, des classes sociales, des âges et des mœurs, le terrain des déchaînements populaciers. Le vieil ordre homosocial non mixte, qui régentait la cité en dehors de l’espace domestique, n’a plus cours aujourd’hui. Mais le nouvel ordre de la liberté et de l’égalité que recouvre la modernité politique n’est pas encore institué. On se trouve dans une zone grise où se télescopent des modèles divergents et où règne le bricolage symbolique. Les anciennes convenances d’hier ne sont plus, mais la citoyenneté n’est pas encore gagnée.
S’il est vrai que seuls les islamistes les plus rigoristes interdisent aux femmes l’accès au dehors, il n’en reste pas moins que le harcèlement des passantes y est encore trop fréquent – comme si leur présence n’y était pas légitime. En groupe, les jeunes se défoulent en se livrant à des incivilités. Le nombre entraîne, fait corps, protège. Cela révèle l’étendue des frustrations qui travaillent les esprits et les corps, qu’elles soient sexuelles, politiques, économiques. Confusément, l’influence des idéologies islamistes se fait sentir. L’homosocialité – dont le voile est le corollaire – a toujours été le cheval de bataille de ces populistes contre la « décadence occidentale ». C’est sur la base de ce principe d’ordre moral qu’ils cherchent à reconstruire la communauté musulmane.

Vous faites remonter à l’époque de la lutte contre le désert l’actuel virilisme du monde musulman. Pourquoi ?

Il faut distinguer la virilité aristocratique de la virilité ordinaire. La première naît au désert, dans l’Arabie préislamique d’avant le VIIe siècle. Dans ce monde où la rareté est endémique, l’homme exalte la « dépense » et exprime sa volonté de puissance et sa souveraineté, autrement dit, son aspiration à l’illimité. Dans cette société sans Dieu et sans Etat, l’affirmation de soi virile passe par une dilapidation ruineuse d’énergie guerrière et de biens et par de la virtuosité langagière – la poésie inscrivant largesse et hauts faits dans la mémoire de ces tribus bédouines.
En revanche, la virilité ordinaire d’aujourd’hui est essentiellement statutaire : son premier nom est le patriarcat. Elle s’appuie sur les droits que lui assurent aussi bien les lois coutumières que la charia et les codes du statut personnel institués par les Etats. Faute de modèle approprié, ce machisme se définit surtout de manière négative : par sa hantise de l’humiliation et de l’effémination, qui est perçue comme un manque à être, une indignité. Face à l’oppression despotique et à l’émancipation (relative) des femmes, l’homme du monde musulman devient d’autant plus démonstratif et plus jaloux de ses prérogatives : il en remontre.

Vous distinguez, historiquement, la virilité exacerbée et guerrière du désert de la valorisation de la masculinité à l’islam classique. Quelle est la différence ?

Le prophète de l’islam a fondé une éthique du juste milieu, qui est opposée aux excès virils du désert. Avec Mahomet, la modération en toutes choses, la réserve, la sobriété et la décence deviennent des expressions de la maîtrise de soi dans l’obéissance à Dieu. Ces valeurs inverses de la virilité établissent un genre masculin qui se veut rationnel et raisonnable, consolidé par la prééminence d’une communauté consensuelle et pondératrice. La morale aristotélicienne du juste milieu, qui a inspiré la pensée classique de l’islam, étaye cette conception du masculin qui sera enrichie par les civilités des pays conquis, en particulier de la Perse.
Si le viril se veut essentialiste (« un homme est un homme ou il n’est pas »), le masculin, lui, varie selon les cultures, l’histoire et les subjectivités… Dans l’islam classique, il faut qu’un homme ne soit ni téméraire ni lâche, mais courageux. Et il doit ajuster sa conduite aux circonstances. La règle veut que ne commande autrui que celui qui se commande soi-même. L’essentiel reste « la Connaissance de Dieu », c’est-à-dire la poursuite de la Vérité où fleurit la mystique, c’est-à-dire la dimension la plus singulière et la plus raffinée de l’islam – une quête que combattent les islamistes. Ce masculin tend vers l’effacement de soi, alors que le viril est au contraire narcissique.

Vous parlez d’une schizophrénie propre à l’islam concernant les femmes. Que voulez-vous dire ?

En islam, la chair n’est pas coupable. Mieux : la jouissance sexuelle anticipe le paradisC’est rigoureusement le contraire de la vision chrétienne et paulinienne, selon laquelle le célibat annonce le paradis. Mais la femme est voilée, contrôlée et mise à distance. De là un double bind [double contrainte] qu’accroît la modernité. De même, la polygamie est ainsi autorisée, mais elle est explicitement déconseillée par le Coran : puisque l’homme ne peut pas traiter toutes les femmes de manière égale, comme il se doit, mieux vaut s’en abstenir. L’homme de bien maîtrise son désir et ses passions. C’est le « djihad majeur », un combat contre soi-même qui, à en croire certains penseurs, n’est jamais gagné.

Pourtant, aujourd’hui, dans le monde musulman, le virilisme et le machisme prétendent être l’expression suprême du masculin. Pourquoi ?

Le problème naît de la confusion entre le masculin et le viril. Dans les institutions et les usages comme dans la vie psychique, ces deux notions ne cessent de fluctuer et de s’entremêler. Mais ce qu’il faut séparer pour développer une culture de la démocratie dans le monde musulman, ce ne sont pas les sexes, mais bien le masculin et le viril. Or, cette séparation est largement compromise par l’autoritarisme politique qui y sévit. Si le viril et son machisme ont finalement prévalu sur le masculin et sa pondération, c’est essentiellement pour des motifs politiques : ils sont le fruit des effets conjugués de l’humiliation de la colonisation, de l’échec des nationalistes laïcisant, du despotisme, des difficultés à s’adapter à la modernité et à la mondialisation, de l’islamisme, sans parler de la misère qui les accompagne.
Aujourd’hui, les despotes se posent en pères des peuples, et ne concèdent aux pères de famille que l’espace privé. Il y a un jeu de miroir entre le haut et le bas : les uns soutiennent les autres. Opprimés et humiliés par leurs dirigeants, les hommes s’efforcent de regagner leur virilité en perpétuant leur domination sur les femmes en particulier, mais pas seulement. Les machos s’imposent aussi auprès de ceux qui ne se prêtent pas à la norme viriliste, qu’il s’agisse des cadets, des petites gens, des membres des minorités religieuses et sexuelles, des intellectuels, des quiétistes et des saints, des étrangers et des malades mentaux – ce qui constitue une majorité ! Cette domination envers le « faible » est justifiée par la protection (matérielle, psychologique…) que l’homme est supposé assurer : ce sont les deux faces de la même médaille.

L’islamisme radical, dites-vous, exacerbe encore ce virilisme. Comment ?

Avec la régression islamiste, les frères veulent succéder aux pères qui ont échoué. Ils privilégient les sourates du Coran qui assujettissent les femmes, mais ils ignorent celles qui pointent une amélioration de leur condition. Les clercs wahhabites n’hésitent pas à évoquer les promesses libidineuses et luxuriantes du paradis que nombre de musulmans avaient cru enterrées. Les islamistes n’ont pas de projets économique et culturel dignes de ce nom : ils s’appuient sur des idéologies réactives qui fabriquent un viril redressé et discipliné et une société ordonnée par des partages binaires (homme/femme, dehors/dedans, ami/ennemi)…
Ces surmâles sont exaltés, mais ils sont plus assujettis que jamais par leurs maîtres. Il en va de la pureté du corps et de l’âme, de ce monde et de l’autre. Et dans cette perspective absolutiste, on n’est jamais assez viril, jamais assez pur. Les plus radicaux d’entre eux poussent à l’extrême ces logiques hyperboliques : le Dieu que ces extrémistes se représentent est un absolu virilisé et vengeur, leur prophète un maître justicier qui les légitime. Ils se valorisent à travers le rejet nihiliste de tous les pouvoirs établis. La volonté de toute-puissance et le désir de reconnaissance typiquement virils que certains djihadistes manifestent dans leurs lettres testamentaires trahissent les sentiments d’humiliation et de déréliction qui les habitent, l’indignité qu’ils ressentent à vif.

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