samedi 30 mars 2019

Quand la misère du monde s'invite au cabinet

Sabrina Moreau

| 30.03.2019


Les médecins de famille deviennent parfois des observateurs privilégiés de l’Histoire. Lorsque les premiers migrants ont « débarqué » dans sa « petite ville », ils ont rapidement intrigué le Dr Brigitte Tregouët, généraliste à la Roche-sur-Yon. Elle les a fait entrer dans son cabinet. Rudes récits de vie à l'appui, son livre* expose les défis de la "médecine transculturelle".

Maquette livre

Ce jour-là en consultation, le Dr Tregouët dessine des spermatozoïdes pour les barrer ensuite. Son patient étranger, désireux d’être père, comprend alors qu’il est stérile. Le crayon, c’est tout ce qu’elle a trouvé, faute d’interprète disponible. La sexagénaire ne peut s’empêcher de s’interroger : « Fait-on des enfants lorsqu’on n’a ni papier, ni logement, ni travail ? »
C’est pourtant en s’efforçant tenir tout jugement à distance que cette “généraliste humaniste” exerce son métier, désormais essentiellement tourné vers les migrants. Elle en tire de riches enseignements, qu’elle transmet aujourd’hui dans un cours sur la médecine transculturelle à la faculté de Nantes.

Jeune, elle admirait les Médecins du Monde, mais pas au point de se rendre en zone de conflit. Finalement, c'est la guerre qui a débarqué dans son cabinet, dans un quartier populaire de la Roche-sur-Yon. Les structures caritatives où elle œuvrait se sont mises à accueillir des étrangers, tout d’abord tchétchènes lors de la seconde guerre de Tchétchénie (1994-1996). « Contrairement aux idées reçues, l'arrivée de migrants précaires n'est pas réservée aux grands centres urbains », affirme-t-elle. D’autres “vagues” venues d’ailleurs ont suivi, et dans son quartier 500 migrants sont soignés depuis 15 ans : Somaliens, Arméniens, Azéri-Arméniens, Géorgiens, Irakiens, Biélorusses, Albanais, Congolais, Afghans, etc.
Fenêtres sur le monde
La géopolitique est alors entrée dans sa vie. Auparavant, l’histoire des conflits internationaux l’indifférait plus ou moins, mais soigner des individus ballottés par les guerres a piqué la curiosité de l'omnipraticienne. Son livre nous invite ainsi dans les coulisses d'événements comme la guerre du Haut-Karabagh (1988-1994) : Arméniens et Azéris, après s’être déchirés pour ce territoire, se sont mutuellement exclus de leurs pays respectifs, pogroms à la clef.
Des défis spécifiques
Les migrants sont-ils des malades comme les autres ? Pas totalement. « Mieux qu’à n’importe quel cours, j’ai compris ce qu’est le stress post-traumatique » (voir encadré), confie le Dr Tregouët. Avec un symptôme type, le mal de tête, qu’elle désigne désormais dans bien des langues.
Les défis ne sont pas seulement cliniques. Instaurer une confiance avec des étrangers habitués à d’autres rituels de soins est une gageure de taille. L’engagement total de cette militante du Comité inter-mouvement auprès des évacués (Cimade) aide à faire sauter les barrières. Elle a obtenu un financement de l'ONU pour des interprètes. « Je les réoriente là où le faut, au Cimade par exemple qui les aide pour les papiers. » Un de ses certificats a empêché in extremis une expulsion par avion. Il attestait des multiples pathologies d’une sexagénaire tchétchène dans l'irrégularité, qui a finalement obtenu l’asile.
« Je suis couverte de cadeaux. » Ces patients d'ailleurs doivent en effet ressentir le fort désir d’accueil de ce médecin de famille pour qui « les migrants d’aujourd’hui sont les Français de demain ».

« Attention au stress post-trauma »


Quelles sont les pathologies “spécifiques” des migrants ?
Dr Brigitte Tregouët Ce sont les pathologies des guerres : blessures issues de violences physiques ou de bombardements, tuberculose. Les maltraitances sexuelles sont aussi très présentes, qui se traduisent par des grossesses de mineures et des MST.
Et les conséquences psychologiques ?
Dr B. T. Attention au stress post-trauma, qui requiert une grande vigilance : à évènement égal, tout le monde n'en déclare pas. Le médecin s’y adapte en évitant les consultations en matinée. Ces patients ne s’endorment qu’en fin de nuit : le matin, ils dorment. On les traite par neuroleptiques/antidépresseurs et on les adresse au centre de médico-psychologie.
Quelques cas marquants ?
Dr B. T. Rude question. Deux faits apparemment éloignés me reviennent, des cas de conscience. J'ai côtoyé Malik, mineur dans une immense solitude, aux troubles psychotiques peut-être liés au post-trauma. Il refusait les soins. Après une longue réflexion je suis sortie du protocole pour le faire hospitaliser. Il faut parfois pallier les défaillances de l'état. Moins “impressionnant” en apparence, j’ai eu aussi une grande hésitation à ordonner à une femme tchétchène de 60 ans mais en paraissant 80, usée par la guerre, diabétique, d'arrêter de manger du sucre.
 * « Qui sont ces migrants qui débarquent dans notre petite ville ? Un médecin raconte », Dr Brigitte Tregouët, Éditions Médiaspaul, 192 p.

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