mercredi 26 décembre 2018

L’école au défi de la pauvreté

La mission des enseignants, placés, avec d’autres catégories du personnel scolaire, « au front » de la misère, va bien au-delà de l’enseignement quand, à tous les niveaux de la scolarité, le dénuement, sans surprise, affecte les apprentissages.
Par Mattea Battaglia Publié le 26 décembre 2018

AUREL
Ils enseignent à Mulhouse (Haut-Rhin), Grigny (Essonne), Vaulx-en-Velin (Rhône), Montreuil (Seine-Saint-Denis) ou Paris, dans ces réseaux d’éducation prioritaire renforcés (REP +) qui « conjuguent », comme ils disent, la difficulté sociale et scolaire.
Prendre en charge des enfants en situation de grande pauvreté n’a, pour eux, rien d’exceptionnel : ils se sont presque habitués à apporter une collation en classe pour ces élèves qui « sautent » le petit déjeuner ; une paire de chaussettes propres quand la température dégringole, parce qu’ils ont repéré un enfant nu pieds dans ses baskets. Et ils n’hésitent pas à mettre la main au porte-monnaie quand la coopérative ne suffit pas à emmener toute la classe au cinéma.

La précarité est sous leurs yeux, au quotidien. Et pourtant, reconnaissent-ils, il leur a souvent fallu du temps – et de l’accompagnement – pour la regarder en face.
« La pauvreté et même la grande pauvreté passent, je pense, assez inaperçues en classe », raconte Danielle Ruetsch, chargée d’une classe de CE1 dédoublée à Mulhouse. « Quand on regarde les enfants, on n’a pas immédiatement conscience de l’état d’insalubrité et de surpopulation de certains logements », explique cette enseignante chevronnée. Mais on peut le « deviner », au détour de petites phrases qu’ils rapportent à leurs camarades – « des histoires de souris, de cafards et d’autres petites bêtes adoptées tels des animaux de compagnie ». Par des « odeurs », aussi, « de linge mal séché dans des logements exigus ou enfumés ». Ou par des remarques entendues en classe (« 5 euros un livre, c’est cher… »).

« La misère se cache »

Pour Claire Billès aussi, directrice d’une école maternelle à Arles (Bouches-du-Rhône), la misère ne saute pas « nécessairement » aux yeux. « Si le regard de l’enseignant se cantonne à sa classe, alors il n’en mesure pas toujours l’ampleur », observe-t-elle. Elle se souvient par exemple de ce garçonnet qui arrivait toujours en avance à l’école, la chemise « parfaitement » repassée : « Sa tante passait le déposer… avant d’aller s’asseoir au coin de la rue pour mendier », rapporte cette porte-parole du SNUipp.
« La misère, très souvent, se cache », témoigne une autre professeure de maternelle (elle a requis l’anonymat) affectée à Montreuil. « Les élèves dans les situations les plus précaires peuvent très bien être tirés à quatre épingles, dit-elle. Quand vous avez un doute et que vous questionnez la maman, vous vous entendez répéter que ça va, merci… Pas facile d’aller au-delà. »
Il faut, pour cela, dépasser le « barrage de la pudeur », souligne-t-on dans les rangs du Snies-UNSA, syndicat des infirmiers scolaires, ce personnel tenu au secret professionnel et à qui les enfants se confient parfois plus facilement. « Et dépasser le barrage de la honte », ajoute-t-on au Snasen-UNSA, syndicat des assistants sociaux.
« Accompagner des familles au chômage ou au RSA [revenu de solidarité active],on l’a toujours fait, explique Tiphaine Jouniaux, porte-parole de ce syndicat. C’est l’accompagnement des parents travailleurs pauvres qui est de plus en plus fréquent. » Ces parents, explique l’assistante sociale affectée dans les Ardennes, n’ont pas toujours le « réflexe » de faire valoir leurs droits à une bourse ou à la gratuité de la cantine, quand les communes la proposent. Ils préfèrent s’appuyer sur les solidarités familiale, communautaire ou amicale, et attendent le « dernier moment », l’« urgence », pour appeler à l’aide.
Des « situations d’urgence », les infirmiers scolaires en voient eux aussi défiler : urgences dentaires (infections, abcès sur des dents de lait), maladie de peau, malnutrition… « On rencontre des familles qui n’ont pas l’habitude de toquer à la porte d’un ORL ou d’un ophtalmo, témoigne Alexandre Faure-Maury, du Snies-UNSA, infirmier dans la Drôme. Leurs enfants avancent de classe en classe sans que leurs difficultés soient toujours repérées ».

Un travail de détective

En France, sixième puissance économique au monde, un enfant sur cinq vit dans la pauvreté, un sur dix dans la très grande pauvreté, a rappelé l’inspecteur général honoraire de l’éducation nationale, Jean-Paul Delahaye, dans un rapport de 2015, ayant fait date, sur le sujet. L’ancien conseiller de Vincent Peillon, ex-ministre de l’éducation, y a décrit combien, en France plus qu’ailleurs, le poids de l’origine sociale pèse sur les parcours scolaires. Il y a aussi rendu hommage aux professeurs placés « au front » de la misère, et dont la mission va bien au-delà de l’enseignement.
C’est parfois un vrai travail de détective que ces professeurs doivent mener pour comprendre pourquoi tel élève s’endort en classe ou ne tient pas en place : « Les nuits sont courtes quand on vit dans une seule pièce avec ses parents, sa fratrie, la télé allumée », raconte une enseignante de Marseille. Pourquoi tel autre n’apporte pas la tenue de sport ou le matériel demandé : « On leur parle des devoirs de l’élève, et ils nous regardent les yeux écarquillés, comme si on les ramenait à une réalité à mille lieues de la leur, la survie », dit Mathilde Regnier, professeure à Vaulx-en-Velin.
Le travail d’écoute et d’enquête est compliqué par le « turnover » des enfants, expliquent ces enseignants. « Les familles les plus pauvres sont aussi celles qui se déplacent le plus, et rarement de leur propre initiative, observe Clotilde Granado, formatrice impliquée au sein de l’association ATD Quart Monde. Pas facile de garder un lien avec l’école quand on va d’hôtel social en hôtel social. Ou pire, quand on dépend des marchands de sommeil. » Et même quand l’hébergement est acquis, d’autres facteurs jouent – comme l’absence de connexion Internet, ou une coupure de ligne téléphonique – et contribuent à brouiller les pistes.

« Conflit de loyauté »

Les enseignants s’entendent néanmoins sur des « signaux d’alerte ». Au primaire, ils évoquent le déficit de vocabulaire, les problèmes de comportements, l’anxiété de certains enfants. Au collège et au lycée, ce sont les absences répétées qui les alarment, les cahiers qui disparaissent, le travail à la maison qui n’est pas fait. A tous les niveaux de la scolarité, sans surprise, les apprentissages s’en ressentent.
« Il est bien plus difficile d’être un bon élève dans un cadre symbolique et matériel de non-protection, rappelle la psychiatre Marie Rose Moro. D’abord parce que l’école en tant qu’institution – il ne s’agit pas de mettre en cause les enseignants – s’arc-boute sur une conception de l’égalité aboutissant, de facto, à décontextualiser l’élève. Ensuite parce que réussir à l’école donne à cet enfant le sentiment de s’éloigner de son monde d’origine, de le perdre un peu voire de le trahir. Il se trouve placé dans une situation de conflit de loyauté pas simple à dépasser ».
Et c’est d’autant moins simple que le fonctionnement de l’école continue d’avantager ceux qui partagent avec elle des « codes implicites », fait valoir Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités ; des « non-dits » (en matière d’évaluation ou d’orientation) qui favorisent les enfants de cadres et de diplômés, mais pénalisent les autres. A commencer par ceux qui ne maîtrisent pas, ou mal, le français.
Pour changer la donne, il y a un « préalable », disent les enseignants : se former. Des progrès en la matière ont été enregistrés avec la réforme des ZEP, lancée en 2014. Mais il reste beaucoup à faire : dans un rapport communiqué le 20 novembre, l’Unesco a rappelé le fossé qui demeure entre les 20 % d’enseignants qui exercent dans des écoles où une frange très importante d’élèves n’a pas pour langue maternelle le français, et les 4 % formés pour remplir leur mission dans un contexte multiculturel.

Une « cité éducative »

Combler ce fossé n’est pas impossible, martèle-t-on à Grigny, commune dont les vingt-sept écoles relèvent, toutes, de l’éducation prioritaire renforcée. Ici, près d’un enfant sur deux vit sous le seuil de pauvreté, seulement un quart accède au baccalauréat…
C’est sur ces chiffres qu’Yveline Le Briand, adjointe au maire Philippe Rio (Parti communiste) chargée de l’éducation, prend appui pour légitimer le projet de « cité éducative » évoqué, au printemps, dans le rapport Borloo sur les banlieues. L’idée : « Réunir autour de l’enfant, dans une dynamique commune, tous les adultes référents pour s’entendre sur les clés de sa réussite de la naissance à 25 ans », explique l’élue, elle-même ancienne institutrice.
Ce mercredi de novembre, sept enseignantes et autant de mamans se sont donné rendez-vous à l’école Georges-Charpak, dans le quartier de Grigny-2 – l’une des plus grandes copropriétés d’Europe –, pour « croiser leurs savoirs ». L’expression, popularisée par l’association ATD Quart Monde, a été reprise à son compte par la municipalité qui invite les écoles volontaires à prendre part à cette formation. Deux journées durant, on y débat des « attendus » de la scolarité, de « tout ce qui peut aider l’enfant à bien grandir », résume Aziza, une maman. De « tout ce qu’on peut faire main dans la main, sans se juger », renchérit Amandine, une autre mère de famille. « Dans l’ensemble, c’est toujours le commun qui ressort, se félicite Maïté Barrès, chargée de mission pour la ville de Grigny. Le lien école-famille s’en trouve renforcé. »
Identifier les moyens de faire réussir tous les enfants demande aux enseignants une connaissance fine du territoire où ils exercent que « beaucoup d’entre eux, parce qu’ils ne sont pas issus des classes populaires, n’auront pas sans l’accompagnement adéquat », reprend M. Delahaye. Cela demande, dans le même temps, de faire le « pari de l’ambition », défend l’inspecteur honoraire : « Même confrontée à des situations extrêmes, l’école ne doit pas en rabattre avec les exigences scolaires. »
Pour s’en prémunir, les enseignants invoquent un autre besoin : « plus de mixité » socialeIls font aussi le même constat : cette mixité n’existe pas, ou si peu, dans les zones où ils sont affectés.
Pauvreté : combien d’enfants concernés ?
Quelque 1,2 million d’enfants et d’adolescents, soit un peu moins de 1 sur 10, sont considérés comme pauvres en France par l’Observatoire des inégalités, qui prend en compte un seuil fixé à 50 % du revenu médian, précise Louis Maurin, son directeur. L’Insee, qui se fonde sur le seuil d’usage de 60 % du niveau de vie médian, chiffre, pour sa part, à 2,8 millions le nombre d’enfants vivant dans des ménages dont le niveau de vie est inférieur à 1 008 euros par mois.
Enfants pauvres ? Enfants « de » pauvres, préfère dire M. Maurin, sociologue, pour qui la première expression est « trompeuse » : « Elle cache, dit-il, la pauvreté des parents liée au chômage, aux bas salaires, au morcellement des temps de travail… » La structure familiale joue aussi : un tiers des enfants concernés vit dans une famille monoparentale.
Parmi ce 1,2 million d’enfants chiffré par l’Observatoire des inégalités, un peu plus de 400 000 ont moins de 6 ans ; 340 000 ont entre 6 et 11 ans ; et 480 000 sont des adolescents. Le nombre de jeunes en très grande précarité n’est pas connu, mais, selon l’Insee, 30 000 enfants vivent avec un parent qui n’a pas de domicile, utilisant les services d’hébergement d’urgence.
L’évolution est alarmante : le nombre de mineurs dont les parents disposent de ressources inférieures au seuil de pauvreté a augmenté de 400 000 depuis 2004 (+ 37 %) et de 200 000 (+16 %) depuis 2008, selon les calculs de l’Observatoire des inégalités.

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