jeudi 15 novembre 2018

«RIRE», LE CORPS EN ÉCLATS

Par Robert Maggiori — 

Poursuivant son étude anthropologique, le sociologue David Le Breton explore dans son nouvel essai toutes les incidences physiques du rire, qui peuvent arborer diverses facettes selon le contexte.

Un fou rire (France, 1905).
Un fou rire (France, 1905). Adoc-Photos  
L’homme - l’être humain - a le corps qu’il est, et est le corps qu’il a. Il est, par son corps, au monde et dans le monde, peut s’y mouvoir, agir, le transformer, et c’est par le corps que le monde vient à lui, sous forme de couleurs et de douleurs, de senteurs, de sons et de pressions. Plus qu’une forme, que l’âge modifie, que la blessure tuméfie, que la timidité comprime ou que la joie dilate, le corps est ce par quoi le sujet s’informe, de ce qui lui passe «dedans» et de ce qui lui arrive du dehors : en ce sens, il est la «science» de l’homme - la source de sa sapience. C’est pourquoi une «anthropologie du corps» relève d’un travail sans fin, puisqu’elle se doit de traverser tous les domaines des sciences humaines, le corps étant lui-même la résultante d’évenances sociales, historiques, psychologiques, linguistiques… Il n’est donc pas étonnant que David Le Breton, professeur de sociologie à l’université de Strasbourg et membre de l’Institut universitaire de France, l’ait mis au centre de ses recherches, reconnues au niveau international, et lui ait consacré la cinquantaine d’ouvrages qu’il a publiés. Le corps discret, qui désire disparaître des regards, le corps atteint de douleurs chroniques, le corps à qui parviennent les saveurs du monde, le corps écrit, tatoué, percé, scarifié, le corps du marcheur, le corps exposé au risque, le corps d’où éclate la voix, le corps qui (se) fait silence, le corps qui se pare, le corps qui mue, le corps ému… Rien de ce monde dans le monde qu’est le corps n’a été étranger au travail de Le Breton. Restait une lacune : le corps qui se gondole, qui est pris d’irréfrénables secousses nerveuses, qui se plie en deux, se tord, se bidonne, glousse, se gausse, s’étouffe, pouffe, en pleure et en meurt ! Elle vient d’être comblée par Rire. Une anthropologie du rieur.

Poison et médicament
Bien sûr, au long des pages, on trouve des mots d’esprit, des histoires drôles et des blagues - voire des koans zen : «On connaît le bruit de deux mains qui se frappent, mais quel est le bruit d’une seule main ?» Pourtant le propos du sociologue n’est pas ici de décrire, comme l’a fait Bergson, les mécanismes du rire, mais de voir ce que rire signifie, ce qui apparaît de l’humanité et des sociétés humaines si on les analyse, non pas à travers le filtre de l’homo faber, l’homo œconomicus, l’homo politicus ou l’homo ludens (joueur), mais celui de l’homo ridens, de l’homme-qui-rit. La tâche n’est pas simple, car rire s’attache à une infinité de conditions, de situations ou circonstances. Il est certes, la plupart du temps, lié à «la joie pure, la bonne humeur (le bon humour)», à la «jubilation d’exister, de jouer, d’être ensemble», mais s’enracine aussi dans «la détresse, le sentiment de supériorité, la haine, la honte, la timidité, le triomphe, la raillerie, la surprise, l’embarras, la politesse, la soumission, l’incrédulité, le dédain, la morgue, le défi, la volonté de sauver les apparences ou de mettre à distance une émotion…». Dans sa «tonalité paisible», il est, comme le sourire, un «adoucisseur de contact», mais il peut se muer facilement en grimace dédaigneuse, en sarcasme ou dérision, et empoisonner mortellement tout contact. Le latin risus, d’où est issu le mot français, «recueille sans nuance toutes les ambiguïtés du rire», alors qu’existent en d’autres langues, dont le grec, des termes différents pour distinguer le rire d’acquiescement (gélân), qui traduit la «transparence de la joie», et le rire de dénigrement (katagélân), qui «témoigne de duplicité, de moquerie, de cruauté».
Dans certains mythes de sociétés amérindiennes étudiées par Claude Lévi-Strauss, on associe assez rarement le rire à des événements positifs (notamment l’«acquisition du feu de cuisine, origine du langage»). On lui en assigne plutôt «des conséquences désastreuses, dont la plus fréquente est la mort» : chez les Bororos, existe un rire «à proprement parler meurtrier, qui joue d’ailleurs le rôle de variante combinatoire de l’ouverture des crânes à coups de hache». Rire a la double face du pharmakon grec, à la fois poison et médicament. Il est une forme de violence : il «exerce une fonction de police, de rappel de la norme, il vise à faire mal, à dénigrer», et, quand il a une connotation raciste, il «traduit une volonté de détruire un individu, un groupe, une réputation». Mais en même temps, il est l’antidote de la violence, une «manière inattendue de désarmer l’adversaire en mettant les rieurs de son côté», ou une forme de protection, une «tentative de sauver sa peau ou d’échapper au mépris». Amener les autres à rire avec soi ou de soi «revient en principe à amorcer ou neutraliser leur agressivité». Le don d’hilarité «appelle en retour le contredon de l’indulgence», ou sollicite un «pacte de non-agression» : fonction bien connue des enfants, qui après avoir fait une grosse bêtise, utilisent sourires, gracieusetés et singeries pour prévenir la punition ou «faire fondre la glace». 
Pétomane
Multiples et contradictoires, les sources du rire ne peuvent pas être cherchées du côté du risible - car tout est susceptible de le devenir, sans qu’aucune règle ne puisse être proposée. «Si la "mécanique plaquée sur le vivant", chère à Bergson, était toujours risible, les parades nazies à Nuremberg ou les défilés militaires seraient irrésistibles.» Rien, en outre, n’est en lui-même motif d’hilarité. Les personnes qui nous sont vraiment proches sont celles «avec qui l’on rit le plus sans raison comique». L’origine du rire, dit Le Breton, se trouve toujours du côté du rieur, de la subjectivité du rieur (c’est pourquoi l’un rira de ce qui laisse l’autre de marbre, et vice-versa) et de sa capacité à apporter ou saisir un «supplément de sens» qui, l’espace d’un instant, et même dans les situations les plus graves, «désamorce le sérieux du monde». Mais cela exige l’innocence, l’impréparation, la surprise, l’absence d’apprêt. On dit d’ailleurs avec raison qu’on «éclate» de rire, sans le vouloir et comme sous l’effet d’une irrépressible «poussée» psycho-physique - ce qui explique, a contrario, qu’on redoute le pire quand on nous promet qu’«on va bien rire», et que la répétition incessante, dans les messages, de smileys qui rient aux larmes, de «lol» et de «mdr», finisse par créer une indicible tristesse. Or, ce qui est le plus «sincère», dans le rire, c’est le corps. Certes, sans esprit captant le sens comique d’une situation ou d’un mot, le rire avorte - mais c’est du corps qu’il surgit, de ses profondeurs organiques, comme ébranlement incontrôlé, ou turbulence, qui agite la personne tout entière, modifie les gestes, l’attitude, la posture, fait émettre hoquets et sons inarticulés, «interrompt la circulation de la parole»,provoque une «brève échappée belle hors des routines du quotidien», et libère «des exigences d’identité et des protocoles», établissant, le temps d’une joyeuse parenthèse, une réelle égalité entre les rieurs. 
Que rire soit si «corporel» - toutes les métaphores le confirment : «on se tape le cul par terre», «on se fend la gueule», «on se tient les côtes», on rit «à gorge déployée», «de toutes ses dents», «à s’en décrocher la mâchoire» et même… «comme une baleine» - sera une aubaine pour le comique scatologique tant prisé au XIXe siècle, dont l’emblème est le pétomane, «seul artiste qui ne doit pas de droits d’auteurs»,comme disait l’affiche du Moulin-Rouge. Mais c’est aussi ce qui lui vaudra d’être longtemps mal vu et condamné. Dans le jardin d’Eden, «où règne un état de béatitude que rien ne vient rompre», on ne rit guère. Pour Aristote, le rieur doit se tenir «dans la juste mesure» et éviter deux excès : «Etre toujours morose, sans le moindre sens de la plaisanterie, et se conduire comme un bouffon, ne visant qu’à provoquer l’hilarité.» Cicéron associe le rire au ridicule et au rabaissement, en ce qu’il accentue la «laideur morale, ou quelque difformité physique». Révélateur de la chair, du plaisir, du désir, de l’obscénité et de la mise hors jeu de toute règle morale, le rire, pour la théologie chrétienne du Moyen Age, est l’expression même de ce qui divise et dissipe, soit, à la lettre, du diabolique. Dans les monastères, «où règnent le silence et la dévotion à Dieu», le rire est proscrit. «Si Augustin dans son Traité sur le libre arbitre rappelle que le rire est le propre de l’homme, il l’assimile à la mauvaise part. Qu’il n’existe pas chez l’animal ne le rend pas plus digne. L’honnête homme ne saurait défigurer ainsi son visage. L’adoration de Dieu exige la mesure et l’harmonie, et laisse le rire au pécheur ou aux traditions populaires qu’il importe justement de corriger.» 
«Armure»
Citant Proust ou Marcel Mauss, Milan Kundera, Kafka, Charlot, Freud ou Aristote, Calaferte ou Bakhtine, Jankélevitch ou Radcliffe-Brown, David Le Breton décrit bien d’autres situations susceptibles d’éclairer «les usages contradictoires et ambivalents du rire dans nos sociétés». Il va des «sociabilités rieuses de la vie quotidienne» aux «rires d’Orient», à l’humour juif et au «rire de résistance»(l’humour, l’ironie, la parodie comme «exercices de lucidité», et le rire comme «armure», qui permet de se protéger des désastres, de la peur, de la mort annoncée, de la potence ou de la torture), du charivari ou de la critique populaire par le rire au «folklore obscène des enfants» et aux vertus thérapeutiques du rire, déjà affirmées par Rabelais, lequel avait entrepris de «soigner les malades d’un hospice de Lyon par le récit de farces». Il insiste, pour mettre en place son anthropologie, non sur le «cœur à rire», mais sur le «corps de rire», et sur la capacité qu’aurait le rire d’être un «dissolvant des tensions sociales par la liberté de ton qu’il introduit soudain». Evidemment, il ne prétend pas conclure : «Quoi qu’on écrive du rire, il ne cesse de s’échapper.» Aussi laissera-t-on le dernier mot à Pierre Dac : «Quand mon verre est vide, je le plains, quand mon verre est plein, je le vide.»   
Robert Maggiori
David Le Breton Rire. Une anthropologie du rieur Métailié, 256 pp.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire