lundi 19 novembre 2018

«Au Japon, la production artistique par des patients n'est nullement marginale»


Par Eric Favereau — 
Exposition Dan Miller
Par Eric Favereau — 

Alors que des expos sur l'art brut se sont multipliées ces jours-ci à Paris, le pédopsychiatre et artiste David Cohen précise ce qu'est la création chez des personnes souffrant de troubles psychiques.

L’art brut ? Ces jours-ci, il y en avait un peu partout, initiatives, expos, et prix également autour de ce mouvement. C’est «l’art des fous» dit-on, ou l’art des marginaux. Dans le monde de la psychiatrie, le professeur David Cohen connaît très bien ce sujet. Personnage à part, toujours inclassable, il dirige le service de pédopsychiatrie de la Pitié Salpêtrière où il prend en charge les enfants les plus lourdement affectés, se retrouvant ainsi face à des douleurs sans fond. Mais il est aussi artiste plasticien, dessine des sculptures-peintures. A ses heures non perdues, il est membre du prix Art Absolument 2018 qui, chaque année en octobre, récompense un artiste en marge pour l'Outsider Art (1).

Parler de l’art brut ? Quand on l’interroge pour savoir s’il faut être fou pour faire de l’art brut, David Cohen répond sans hésiter : «Evitons une confusion. Et d’abord cette idée que pour être artiste, il faut forcément être ou avoir été blessé, ou au moins avoir mal quelque part. Ensuite, évitons de dire que tout fou qui dessine une tache débute obligatoirement une œuvre d’art…» Certes, mais que pense-t-il alors de la définition de l’art brut de Jean Dubuffet qui parle d’artiste «indemne de toute culture» ? «Dubuffet s’appuie sur des créations de malades qu’il découvre à l’époque des collections de tableaux faits par des malades à l’hôpital Sainte-Anne. Dubuffet est tout sauf fou, il s’intéresse à la peinture et il a voulu se mettre à une certaine distance de l’institution. En même temps, il a recherché la reconnaissance institutionnelle.»

Le sujet comme moyen d'expression

Mais alors qu’est-ce que l’art brut ? «J’aime bien la définition nord-américaine d’art outsider, un art qui vient d’ailleurs, marginal, hors système même si l’on sait que le système intègre au final presque tout.» Cela étant, concède-t-il, «il est bon de regarder ailleurs. Le point de vue est différent entre Occidentaux et Asiatiques. Dans l’art brut japonais, il y a des exemples de patients japonais, très connus dans leur pays et nullement marginaux, car au Japon il est de tradition que les personnes ayant une maladie chronique mentale soient intégrées dans des ateliers artistiques, de production de céramique ou calligraphique. Leur production est alors respectée en tant que telle. Pour nous, ce serait de l’art brut. Mais pour eux, il n’est nullement marginal, il est même très reconnu».
En tant que psychiatre, où met-il alors une frontière ? Y aurait-il, par exemple, une démarcation entre art-thérapie et art brut ? «Trois critères s’imposent selon moi. Ce qui fait que l’on reconnaît une démarche artistique chez quelqu’un, malade ou pas, c’est d’abord la continuité de la démarche, ce n’est pas juste dix secondes et puis c’est fini. Ensuite, il y a une certaine forme de recherche esthétique, fusse-t-elle un rapport de soi, à son propre travail. Et puis il y a une forme de nécessité. Non pas que celle-ci fasse l’œuvre, mais le sujet se révèle un moyen d’expression vis-à-vis de lui-même et des autres. A mes yeux, quand on retient ces trois conditions, que l’on aime ou pas, on est dans quelque chose qui ressemble à de l’art.»

«Le dessin pour gérer les angoisses»

Quand on lui fait remarquer que la maladie mentale est une pathologie qui casse le lien avec les autres alors que l’art est un lien, il répond : «La maladie mentale, c’est vrai, est une altération à soi, à son identité. En même temps la maladie mentale occupe ou envahit rarement la personne de façon permanente. Elle peut l’envahir, souvent, beaucoup, mais pas tout le temps, ni de manière immuable. Le malade, pour le dire vite, a des hauts et des bas. Il garde en tout cas des zones mobilisables et va chercher des solutions pour reprendre contact avec lui-même ou avec les autres. Pour communiquer, il peut trouver ce langage-là. Il n’y a rien d’antinomique, à partir du moment où l’on accepte que les choses ne sont pas continues.» Et la prise de médicaments peut-elle changer quelque chose, modifier le regard ou le geste ? «Non. On les utilise pour éliminer la symptomatologie envahissante, on essaye de trouver une posologie sans trop d’effets secondaires, qui évite l’endormissement pour laisser de la place à la personne. Il y a toujours un moment où la personne est là.»
Le professeur poursuit en donnant un exemple, qui rappelle que «les choses bougent». «Il y a plusieurs années, un jeune patient est arrivé dans notre service avec un parcours d’autisme léger pour le dire vite. On s’est rendu compte qu’il était aussi un dessinateur exceptionnel. Nous avons alors utilisé le dessin dans des contextes différents. D’abord, on s’en est servi pour lui apprendre la lecture en créant un abécédaire qui lui répond, puis on s’en est servi pour gérer ses angoisses centrées alors sur des monstres et on a vu peu à peu sa manière de dessiner changer. Enfin, est arrivé le dessin pour le plaisir avec une maîtrise, une esthétique impressionnante… Est-il devenu aujourd’hui un artiste ? Je n’en sais rien, mais lorsque l’on voit ses séries, on comprend que l’œuvre et la médiation artistique se mélangent. J’aime l’expression de "soin culturel" qu’utilise Marcel Ruffo.»
(1) L’Exposition Dan Miller, avec les lauréats du prix Art Absolument 2018. Jusqu’au 17 novembre à l’Espace Art Absolument, 11 rue Louise Weiss (Paris XIIIe).

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