vendredi 25 mai 2018

En Finlande, les SDF disent adieu à la rue

Grâce à sa politique du « logement d’abord », le petit pays du Nord est parvenu à faire baisser durablement le nombre de sans-abri. Un succès qui intrigue ses voisins européens.

M le magazine du Monde 

Avant d’obtenir un appartement dans la résidence Alppikatu, dans le centre d’Helsinki, Kari et Marjatta vivaient dans la rue.
Avant d’obtenir un appartement dans la résidence Alppikatu, dans le centre d’Helsinki, Kari et Marjatta vivaient dans la rue. JUUSO WESTERLUND POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

Dans le petit vase en porcelaine posé sur la table, au milieu d’un capharnaüm de bouteilles en plastique, un bouquet de tulipes jaunes achève de se faner. La mère de Marjatta achetait des fleurs tous les samedis au marché. Depuis qu’elle a emménagé avec son mari dans leur appartement de la résidence Alppikatu, la petite femme fluette, à la démarche incertaine de ceux qui ont vécu à la dure, fait pareil.

« Nous avons montré que le sans-abrisme n’est pas une loi de la nature ou une fatalité. » Juha Kaakinen, président de la Fondation Y








Montrant sa main gauche recroquevillée contre sa poitrine, elle raconte : une mauvaise chute, « un jour de verglas », puis la galère, jusqu’à ce qu’elle rencontre Kari, l’ancien camionneur, dans le centre d’hébergement où ils avaient tous les deux échoué.

C’était il y a deux ans. Peut-être plus. Les dates se mélangent dans sa tête. À 60 ans passés, Marjatta a « retrouvé l’amour ». Et, comme une preuve supplémentaire que la chance avait tourné, le couple a décroché le gros lot, quelques mois plus tard : ce deux-pièces de 36 mètres carrés, avec cuisine équipée, donnant sur les toits, au centre d’Helsinki.

Un logement à eux, même si Marjatta et son mari ont encore peur de le perdre. Ils ont pourtant signé un contrat de location et s’acquittent chaque mois d’un loyer de 400 euros, payés avec leurs allocations.

« Une forte volonté politique »


« Ce n’est pas facile de se débarrasser de cette crainte de se retrouver à nouveau à la rue », constate Antti Martikainen. Il est le directeur de la résidence Alppikatu, une adresse bien connue des sans-abri de la capitale finlandaise.
Pendant plus de soixante-dix ans, elle a abrité un des centres d’hébergement d’urgence de l’Armée du salut, avec ses 250 lits réservés aux hommes. En 2012, après de gros travaux de conversion de ses immenses dortoirs en 81 appartements, loués à 88 anciens SDF, elle est devenue un des symboles de la politique finlandaise du « logement d’abord ».

La résidence Alppikatu, à Helsinki.
La résidence Alppikatu, à Helsinki. JUUSO WESTERLUND POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

Aujourd’hui, on vient du monde entier pour l’étudier. Car si le sans-abrisme ne cesse de croître partout en Europe, comme l’a confirmé un rapport publié en mars par la Fondation Abbé-Pierre – en France, il a augmenté de 50 % en dix ans –, ce pays, qui compte 5,5 millions d’habitants, fait exception.

Non seulement la Finlande est parvenue à diviser par trois sa population de mal-logés depuis la fin des années 1980, mais elle a réussi, entre 2008 et 2015, à réduire de 35 % le nombre de ses sans-abri de longue durée. Et si elle comptait encore 7 100 SDF en 2017, c’est deux fois moins que la France, proportionnellement à sa population.

Juha Kaakinen, président de la Fondation Y, un des plus gros bailleurs sociaux du pays, est sollicité presque quotidiennement pour donner des conférences à l’étranger. Il ne s’en étonne plus : « Nous avons montré que le sans-abrisme n’est pas une loi de la nature ou une fatalité qu’il est seulement possible de gérer », dit-il. La clé du succès ?
« Une forte volonté politique de changer les choses et un renversement de la façon de penser le problème. »

Un logement sans condition préalable


Pendant des décennies, le petit pays du nord de l’Europe a fait comme ses voisins, optant pour le « modèle en escalier » : un système où le logement est conçu comme une récompense, au bout d’un long parcours, qui exige de franchir de multiples étapes avant d’y accéder.

Se débarrasser de ses addictions, suivre un traitement contre d’éventuels troubles psychiques et, surtout, montrer qu’on est capable de garder un domicile. « Pour certains, ça fonctionne. D’autres trébuchent et se retrouvent à la case départ, sans domicile et sans que le problème ne soit réglé », remarque le président de la Fondation Y.

« Quand une telle proposition émane d’un politique de droite, il est plus difficile de mobiliser une large opposition. »
Paavo Voutilainen, ancien directeur des affaires sociales de la Ville d’Helsinki










Dans le modèle du « Housing First », adopté par la Finlande à partir de 2008, le logement est remis à sa place, considéré tel qu’il est défini dans l’article 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, rappelle Juha Kaakinen : « Comme un droit fondamental. » Ce n’est donc plus l’objectif, mais le point de départ. « On supprime toutes les conditions pour l’obtenir, sachant que, sans logement pérenne, il est quasiment impossible de résoudre ses autres problèmes », explique Paavo Voutilainen, ancien directeur des affaires sociales de la Ville d’Helsinki.

Quand le principe est énoncé en 2007 par un petit comité d’experts qu’il dirige, sa « radicalité » détonne, affirme-t-il. Certains ne supportent pas qu’« on récompense des personnes qui ont fait de mauvais choix dans leur vie ».

Juha Kaakinen, président de la Fondation Y, et Paavo Voutilainen, ancien directeur des affaires sociales de la Ville d’Helsinki.
Juha Kaakinen, président de la Fondation Y, et Paavo Voutilainen, ancien directeur des affaires sociales de la Ville d’Helsinki. JUUSO WESTERLUND POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

Depuis la fin des années 1980, tous les grands partis politiques promettent de résoudre la question du mal-logement. « On a tendance à penser que, parce qu’il fait très froid l’hiver, personne ne passe la nuit dehors. Mais je me souviens d’hommes qui dormaient sur les bancs dans les parcs ou dans des abris de bric et de broc », raconte Sanna Vesikansa, adjointe aux affaires sociales à Helsinki.

Les centres d’urgence reconvertis en hébergements pérennes


Selon le premier recensement, organisé en 1987, le pays comptait environ 18 000 SDF. Dans les années qui suivent, la Finlande parvient à réduire presque de moitié leur nombre, en investissant massivement dans les logements sociaux.
Mais, à partir de 2004, la baisse s’interrompt. De nouveaux sans-abri remplacent les anciens. Et puis, « nous nous sommes rendu compte que nous ne parvenions pas à résoudre le problème des SDF de longue durée, pour qui le modèle en escalier ne fonctionnait pas », confie Jarmo Linden, directeur du Centre de financement et de développement du logement (ARA).

Le comité d’experts nommé en 2007 par le ministre de l’environnement, également chargé du logement, Jan Vapaavuori, a carte blanche pour faire des suggestions. En plus de Paavo Voutilainen, il est composé de l’évêque d’Helsinki, du président de la Fondation Y et d’un médecin militant.

Lenita Laakkonen, logée à la résidence Alppikatu, à Helsinki.

Ils proposent une politique, qu’ils baptisent « Housing First » (sans savoir alors que le concept existe déjà aux Etats-Unis, sous une forme différente). Le fait que le ministre Jan Vapaavuori, aujourd’hui maire d’Helsinki, soit libéral conservateur a eu un impact positif, assure Paavo Voutilainen : « Quand une telle proposition émane d’un politique de droite, il est plus difficile de mobiliser une large opposition. » Depuis, le consensus demeure.

Le premier programme quadriennal, « Paavo I », est lancé en 2008. Coordonné par le ministère de l’environnement, il rassemble les dix principales villes finlandaises ainsi que plusieurs ONG.
L’objectif est de réduire de moitié le nombre de personnes sans domicile de longue date, en produisant 1 250 logements. Plus de 170 millions d’euros sont débloqués pour financer l’acquisition d’appartements individuels et la construction de résidences collectives.

Parallèlement, les centres d’hébergement d’urgence sont reconvertis en logements collectifs pérennes. De 2 121 lits en 1985, il n’en reste plus que 52 dans toute la Finlande aujourd’hui. Pour Juha Kaakinen, cette étape était essentielle : « Ces centres ne sont pas une solution, mais un obstacle, qui crée du sans-abrisme, car beaucoup de SDF ne veulent pas y aller et préfèrent dormir dehors. »

Un programme financé par des machines à sous


En 2012, le programme est renouvelé pour quatre ans, avec de nouveaux financements, sous forme d’emprunts garantis par l’Etat et de subventions à la construction. Les fonds sont notamment puisés dans les caisses de l’Association finlandaise des machines à sous, un organisme public qui génère environ un milliard d’euros par an et dont les gains alimentent l’Etat-providence. Au total, 3 700 logements ont ainsi été créés depuis 2008.

Le gouvernement alloue également 10 millions d’euros aux municipalités, permettant de recruter 300 auxiliaires de vie, placés dans les résidences collectives, où ils assistent les locataires. « C’est une des spécificités du modèle finlandais », explique Juha Kaakinen, le président de la Fondation Y.

« C’est calme ici, mais c’est bien. J’ai mon appartement et je n’ai pas peur de le perdre. Et puis, on est comme une petite famille » 
Sébastien, résident français de Väinölä









La transition est parfois douloureuse. Depuis sa fondation en 1865, l’Armée du salut prône l’abstinence. Ses centres d’hébergement étaient interdits aux personnes en état d’ébriété. « Et puis, tout d’un coup, raconte Antti Martikainen, le directeur d’Alppikatu, on nous a dit que nous allions donner des logements pérennes aux sans-abri, qu’ils étaient chez eux, et que nous étions là pour les assister. Vous imaginez le choc ! »

Des riverains font aussi de la résistance, opposés à ce que d’anciens SDF s’installent près de chez eux. Les réactions les plus virulentes proviennent des quartiers aisés de Töölö, à Helsinki.

Un des trois projets est finalement abandonné. Les autres sont maintenus. « Nous avons réussi à limiter la ségrégation sociale en misant sur la mixité des logements. Il n’était pas question d’y renoncer », lance l’adjointe au maire Sanna Vesikansa.

Dans la résidence de Väinölä, les locataires, comme Jamil Al-Hammouda, ont calmé les inquiétudes des riverains en ramassant les détritus aux bords des routes et dans les parcs.
Dans la résidence de Väinölä, les locataires, comme Jamil Al-Hammouda, ont calmé les inquiétudes des riverains en ramassant les détritus aux bords des routes et dans les parcs. JUUSO WESTERLUND POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

A Espoo, dans la banlieue aisée de l’ouest d’Helsinki, les locataires de la résidence Väinölä, inaugurée en 2014, ont trouvé la parade. Ils ramassent les détritus sur le bord des routes et dans les parcs. « Les habitants sont ravis, ils trouvent que le quartier n’a jamais été aussi propre », s’amuse le directeur Jarkko Jyräsalo.

Construit par la Fondation Y, mais géré par l’Armée du salut pour le compte de la municipalité d’Espoo, l’immeuble blanc de deux étages, avec vue sur un lac, héberge 35 anciens SDF, dans 33 appartements.

« Réapprendre à dormir dans un lit »


Dans la salle commune, au rez-de-chaussée, une dizaine d’entre eux collent des autocollants publicitaires sur des bracelets réfléchissants. Chaque jour, ils peuvent gagner 8 euros en participant le matin à une activité qui leur donne droit à un déjeuner gratuit.

Parmi eux, un Français : Sébastien, 40 ans, originaire de Paris, ex-technicien dans le bâtiment. Il a atterri à Väinölä en 2014, après son divorce d’avec sa femme finlandaise, une sévère dépression et la perte de son emploi.

Mihai Petrisor, locataire de la résidence Väinölä, inaugurée en 2014.
Mihai Petrisor, locataire de la résidence Väinölä, inaugurée en 2014. JUUSO WESTERLUND POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

Son appartement de deux pièces, avec véranda, donne sur le lac. Chaque mois, il verse un loyer de près de 400 euros, prélevé sur sa pension d’invalidité et son allocation logement. Il a accès à une laverie, une salle de gym et même un sauna. « C’est calme ici, mais c’est bien, dit-il. J’ai mon appartement et je n’ai pas peur de le perdre. Et puis, on est comme une petite famille. On fait beaucoup de choses ensemble. »

Onze employés, dont la majorité a un diplôme d’infirmier auxiliaire, sont là pour assister les résidents, toujours à leur demande. « Le but est l’autonomisation des personnes », explique Patrik Harper, un des auxiliaires de vie.

Certains retrouveront un travail, pourront déménager ailleurs. Pas tous – beaucoup sont trop abîmés par la vie. Il n’y a d’ailleurs aucune pression en ce sens. « Le contrat de location est à durée indéterminée et l’objectif n’est pas de mettre les gens au travail, mais de leur donner un endroit où vivre », rappelle le directeur du centre.

Durant les premiers mois, le personnel passe l’essentiel de son temps à convaincre les nouveaux arrivants qu’ils sont chez eux. « Ils testent souvent les limites, pour voir si on ne va pas les jeter dehors », confie Jarkko Jyräsalo.

Ce n’est arrivé qu’à trois reprises, après des faits de violence grave. Il faut « réapprendre à dormir dans un lit, gérer son hygiène ». Dans un premier temps, la consommation d’alcool ou de drogues augmente souvent, avant de diminuer. Il n’est pas rare non plus que d’anciens SDF fassent des arrêts cardiaques, « le niveau de stress baissant tout d’un coup », explique Jarkko Jyräsalo.

Hausse des moins de 25 ans parmi les SDF


Le résultat, cependant, est incontestable, avec seulement 18 % de sans-abri qui retournent à la rue. Outre l’amélioration du bien-être des personnes concernées, le gain est aussi financier, remarque Jarmo Linden : « Des études démontrent que la société fait environ 15 000 euros d’économie par an pour chaque SDF logé, rien qu’avec la baisse des prises en charge d’urgence ou l’intervention de la police. »

En 2015, l’arrivée de 32 500 demandeurs d’asile dans le pays a fait craindre une hausse du nombre de sans-abri. Elle n’a pas eu lieu. Contrairement à ce qui se passe en France, ils ont été immédiatement pris en charge par les autorités, puis hébergés dans des centres pendant le traitement de leur dossier. Les ONG craignent une augmentation du nombre de sans-papiers, mais elle ne s’est pas confirmée pour le moment.

La Finlande, pour autant, n’a pas résolu tous ses problèmes. Les dernières statistiques montrent une augmentation du nombre de moins de 25 ans parmi les SDF. Ils étaient 1 500 en 2017.

« Si un pays de 5,5 millions d’habitants a pu le faire, de grandes villes françaises en seraient capables » 
Sarah Coupechoux, chargée d’études à la Fondation Abbé-Pierre









En cause, selon Juha Kaakinen : le manque de logements abordables et le phénomène croissant de l’endettement des jeunes. Le troisième programme, adopté en 2015, met d’ailleurs l’accent sur la prévention, avec le recrutement dans les municipalités de conseillers logement chargés d’intervenir avant l’expulsion, par exemple en rééchelonnant les dettes de familles en difficulté financière.

Pour les quatre prochaines années, le gouvernement vient de se fixer un nouvel objectif : réduire de moitié le nombre de sans-abri, en construisant 5 000 nouveaux logements. Un programme évalué à environ 100 millions d’euros.

Pena Sinilä, dans son logement de la résidence Alppikatu, à Helsinki.
Pena Sinilä, dans son logement de la résidence Alppikatu, à Helsinki. JUUSO WESTERLUND POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

La France pourrait-elle s’inspirer du modèle finlandais, qui sera discuté à Paris, le 5 juin, lors d’une conférence intitulée « “Logement d’abord” : un défi pour l’Europe », organisée en partenariat avec la Fondation Abbé-Pierre ?

Sarah Coupechoux, chargée d’études à la Fondation, s’est rendue à Helsinki. « Disqualifier l’exemple de la Finlande parce que ses volumes sont différents est facile, constate-t-elle. Si un pays de 5,5 millions d’habitants a pu le faire, de grandes villes françaises en seraient certainement capables. » Rien de tel n’est en tout cas prévu dans la loi ELAN sur le logement qui sera débattue à partir du 28 mai à l’Assemblée.

Par Anne-Françoise Hivert, envoyée spéciale à Helsinki

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