lundi 9 avril 2018

Quand rien ne va plus entre les écrivains et leurs proches

Que les auteurs trouvent dans leur entourage une source d’inspiration, quoi de plus naturel ? Parfois, ces connaissances s’en agacent ou en souffrent, jusqu’à aller en justice. Plongée au cœur d’un malaise d’époque.

LE MONDE DES LIVRES  | Par 

ALINE BUREAU
Le fait est exceptionnel : deux rentrées littéraires, celles de septembre 2017 et de janvier 2018, se sont achevées sans aucune action judiciaire menée à l’encontre d’un écrivain par un proche. Pas la moindre accusation d’atteinte à la vie privée, comme ont pu en connaître Simon Liberati avec sa belle-mère pour Eva (Stock, 2015)Christine Angot avec l’ex-femme de son ami pour Les Petits (Flammarion, 2011), Lionel Duroy avec son fils pour Colères (Julliard, 2011), et tant d’autres avant et après eux.

Pas de mise en cause non plus dans les médias d’un auteur par un entourage s’estimant insulté, comme la famille d’Edouard Louis lors de la parution d’En finir avec Eddy Bellegueule (Seuil, 2014) ; ni, à notre connaissance, de réaction violente comme celle des habitants du village d’origine de Pierre Jourde, qui avaient accueilli celui-ci et sa famille à coups de pierres après Pays perdu (L’Esprit des péninsules, 2003).

Que l’actualité récente n’ait pas connu de démêlés de ce type ne suffit pourtant pas à effacer la certitude que ces affaires ont ancrée : entre les écrivains et leurs parents, amis ou connaissances, la littérature sème souvent la discorde.

Ce « moi qui s’exprime désormais sans retenue »


La faute, selon l’historienne de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco (collaboratrice du « Monde des livres »), à une époque « toute à l’autofiction »« La subjectivité a tout envahi avec des histoires à la première personne qui ressemblent à des cas cliniques », regrette-elle. L’éditrice Emilie Colombani, chez Rivages, confirme : « Il y a une libération de la légitimité du moi qui s’exprime désormais sans retenue, ce qui n’est pas sans conséquences. »
Mais la place prise au cours des trente dernières années par l’autofiction n’explique pas tout. Les écrivains se sont toujours nourris de leur propre vie et de celle de leurs proches. « La moitié du Paris de l’époque pouvait se reconnaître dans l’œuvre de Proust, rappelle Manuel Carcassonne, directeur général des éditions Stock. Si le texte a provoqué des fâcheries, notamment avec le comte de Montesquiou, modèle du baron de ­Charlus, personne n’aurait songé à faire un procès. »

« DEUX MOUVEMENTS SE SONT CROISÉS CES VINGT-CINQ DERNIÈRES ANNÉES : LE DÉVELOPPEMENT DE L’AUTOFICTION ET LA JUDICIARISATION DE LA VIE LITTÉRAIRE » (MANUEL CARCASSONNE, DIRECTEUR GÉNÉRAL DE STOCK)
Pour comprendre l’évolution du rapport des écrivains avec leur entourage, il faut revenir à l’histoire socioculturelle et à la notion de vie privée. « Elle n’existe pas vraiment avant le XXe siècle. De fait, l’écrivain n’était pas inquiété quand il s’inspirait de personnes réelles, sauf s’il s’agissait de figures de pouvoir », précise Dominique Viart, professeur de littérature française contemporaine à l’université Paris-Nanterre.

« Deux mouvements se sont croisés ces vingt-cinq dernières années : le développement de l’autofiction et la judiciarisation de la vie littéraire », résume Manuel Carcassonne, qui se souvient de la première affaire pour atteinte à la vie privée à laquelle il fut confronté à ses débuts chez Grasset : le procès qu’intenta Paul Ricœur à Christophe Donner en 1992, après la parution de L’Esprit de vengeancedans lequel le philosophe (chez qui l’écrivain avait habité) s’était reconnu. « Ricœur a gagné, alors que ce qui posait problème était une phrase plutôt inoffensive »,raconte l’éditeur, qui se remémore aussi les jours passés à « recouvrir de blanc le passage concerné » sur tous les exemplaires déjà imprimés.

Un effet de la médiatisation des écrivains


Les conflits sont susceptibles d’alimenter la chronique judiciaire depuis l’apparition, en 1970, de l’article 9 du code civil sur le respect de la vie privée. « Ce texte sacralise la protection de cette notion qui est presque devenue un droit de l’homme », soupire William Bourdon, avocat spécialisé en droit de la communication de la presse et de l’édition.

Editeur depuis près de quarante ans, François Bourin – qui, avant de créer la maison qui porte son nom, fut PDG de Julliard et directeur littéraire chez Flammarion – note : « Même si la société est plus ouverte, la respectabilité familiale reste très vive. Autrefois, la religion, la politique, les bonnes mœurs constituaient une censure à ne pas transgresser ; aujourd’hui, ce sont les relations interpersonnelles. »

La médiatisation des écrivains a aussi largement contribué à durcir les rapports entre les premiers et un entourage pas toujours désintéressé. « Plus un écrivain est connu, plus il risque d’être confronté à des gens voulant essayer de tirer réparation financière ou psychologique de la situation, même quand il n’y a pas de réelle atteinte. La justice devient alors un refuge des colères et des chagrins », affirme William Bourdon.

S’ils ne saisissent pas forcément les tribunaux, ces proches n’en examinent pas moins les textes avec suspicion. Quel que soit le genre dans lequel s’inscrit un livre, leur première lecture est généralement tout sauf littéraire : « Elle est souvent guidée par le besoin de savoir s’ils sont dans le roman ou non », souligne le romancier Jean-Philippe Blondel. Il raconte qu’à la sortie de son roman 06h41 (Buchet-Chastel, 2013) certaines de ses connaissances étaient persuadées qu’il s’était inspiré d’épisodes de leur vie – épisodes qu’elles ne lui avaient pourtant jamais racontés.

« Vertigineux » de se reconnaître dans un texte


Ecrire des romans d’imagination se situant dans un contexte historique lointain ne suffit parfois pas à dissiper les doutes. Fils de la romancière Jeanne ­Bourin, auteure du best-seller médiéval La Chambre des dames (La Table ronde, 1979), François Bourin se souvient de la réaction outrée de son père, qui avait décelé dans les travers de certains personnages ceux de son propre couple – pas forcément à tort, même si l’écrivaine a, selon son fils, toujours nié. Plus proche de nous, mais loin de l’autofiction, Stéphanie Hochet avoue avoir puisé du côté de ses parents pour nourrir les protagonistes de Je ne connais pas ma force (Fayard, 2007). « Mon père a fait la gueule et ma mère était gênée, mais la vraisemblance naît de ce que l’on connaît », avance l’écrivaine… Avant d’admettre qu’il peut y avoir quelque chose de « vertigineux » à se reconnaître dans un texte, même quand les noms, l’époque ou l’apparence ont été modifiés. Elle en a d’ailleurs fait l’expérience en inspirant l’héroïne de Pétronille, d’Amélie Nothomb (Albin Michel, 2014).

Il n’est pas rare que les réactions dépassent les simples reproches. L’éditrice Emilie Colombani se souvient ainsi de la mère d’un auteur qui avait acheté tous les exemplaires du livre de son fils en vente dans son village pour les brûler.

Pour sa part, Manuel Carcassonne se rappelle, à son arrivée chez Stock, la réaction catastrophée de la fille de Jean-Louis Fournier quand elle a découvert qu’elle avait inspiré La Servante du seigneur (2013) : « Nous avons passé des mois à échanger des lettres et des coups de fil car elle menaçait d’aller en justice. J’ai fini par la recevoir pendant quatre heures. Elle avait surtout besoin de s’épancher, de parler de ses relations avec son père, ce qui a permis de désamorcer le conflit. » Les dernières pages du livre lui laissent la parole.

LA ROMANCIÈRE STÉPHANIE HOCHET ADMET QU’IL PEUT Y AVOIR QUELQUE CHOSE DE « VERTIGINEUX » À SE RECONNAÎTRE DANS UN TEXTE, MÊME QUAND LES NOMS, L’ÉPOQUE OU L’APPARENCE ONT ÉTÉ MODIFIÉS
Rares sont les auteurs capables de faire totalement abstraction des sentiments de leurs proches, ces derniers jouant alors un rôle indirect sur le processus créatif. « J’ai parfois vu des auteurs renoncer à un livre pour ne pas blesser leur famille », regrette François Bourin.

D’autres tournent longtemps autour du sujet, attendant que le temps fasse son œuvre. La figure paternelle irrigue tous les livres de Sorj Chalandon depuis Le Petit Bonzi (Grasset, 2005). « Mais je n’ai pu réellement consacrer un livre à mon père qu’après sa mort [Profession du père, Grasset, 2015]. » D’autres encore écrivent cachés. « Pour éviter la confrontation, certains choisissent d’écrire dans une autre langue ou utilisent un pseudonyme », constate Emilie Colombani.

Beaucoup préfèrent ainsi amputer leur texte de quelques scènes plutôt que de risquer une fâcherie ou un procès, même si, de l’avis général, les coupes demandées sont le plus souvent minimes. « Quand Amélie Nothomb m’a soumis ­Pétronille, j’ai juste changé un mot », révèle Stéphanie Hochet. Avant de préciser : « Plus l’entourage est doté de culture littéraire, plus il comprend et respecte le travail du romancier. »

« L’histoire vraie », un argument marketing


Les proches ont d’autant plus de difficulté à s’accommoder de leur présence dans une œuvre que les lecteurs eux-mêmes s’acharnent désormais à extirper « l’histoire vraie » cachée derrière toute fiction. Au point que la formule est devenue un argument marketing, pour la littérature comme pour le cinéma.

« Pour beaucoup de lecteurs, il est impossible de créer quelque chose de toutes pièces », déplore Sorj Chalandon. « Lors des séances de dédicaces, il y a toujours des lecteurs qui m’invectivent, persuadés que je me cache derrière certains personnages, surtout quand ils sont dérangeants », confirme Stéphanie Hochet.

Et les journalistes aussi participent parfois de ce mouvement. Lors de la sortie de Pétronille, Stéphanie Hochet a ainsi été durant plusieurs mois assaillie de demandes d’interviews, toutes refusées : « On voulait absolument savoir qui avait inspiré le livre ou ce que ça avait changé pour moi. Jamais autant de médias ne s’étaient manifestés pour la sortie de mes propres livres ! », ironise-t-elle, surprise d’avoir suscité cet intérêt une fois devenue le personnage d’une romancière à succès. Si le réel dépasse parfois la fiction, cette fois, c’est une créature de papier qui a pris le pas sur son modèle de chair et d’os.

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