vendredi 20 avril 2018

Esther Perel, infidèlement vôtre

Par Luc Le Vaillant — 


Photo Richard Dumas pour Libération

Volubile et avisée, cette thérapeute américaine pose un regard non normatif sur l’infidélité et tente de pacifier la conjugalité à géométrie variable.

L’appât frétillant était tentant. On l’a gobé tout cru en gogo qui danse devant tout sujet qui permet d’échapper à la bienséance ambiante. Pensez donc ! Une sexologue américaine faisant l’éloge de l’infidélité ? Que demander de mieux à l’heure où la norme moraliste venue des Etats-Unis s’apprête à plomber la goguenardise française en ces matières. Evidemment, le propos d’Esther Perel est plus compliqué qu’annoncé. Et la salivation devant le croustillant est moins pavlovienne, même si tout aussi régalante.

Le titre français de l’ouvrage, Je t’aime, je te trompe, laisse supposer que la thérapeute fait l’apologie des relations extraconjugales, du polyamour ou autres trouples et qu’elle abolirait volontiers l’hypocrisie monogame. Soucieuse de nuancer, Esther Perel préfère en revenir à l’intitulé original. The State of Affairs est un jeu de mots sur «liaisons», «état des lieux» et «affaires d’état». Avouons qu’on en pince aussi pour la version italienne. Così fan tutte voulant dire : «tout le monde le fait»…
Plus empathique que prescriptrice, Esther Perel recense ces coups de canif dans le contrat conjugal. Elle en démonte les mécanismes et, au-delà des diverses douleurs à soigner, en expose les bons côtés. Partant de sa pratique, cette empiriste raconte les répétitions liées aux traumas passés, les négociations entre cœur et chair ou les compensations nécessaires aux exigences impossibles à satisfaire. Elle évite d’ériger la fusion en impératif, explique comment la dissociation entre les fonctions familiales et sentimentales peut être utile. Surtout, elle dédramatise la notion de tromperie, rupture salutaire avec les classiques d’une société américaine qui diabolise le mensonge. Elle apprend ainsi le relativisme à des individus contemporains, saturés d’injonction à l’amour passion et au romantisme absolu, et qui se retrouvent à divorcer pour un oui, pour un non.
Esther Perel est une thérapeute de couple plus qu’une analyste classique. Elle se recommande de Salvador Minuchin, plus que de Sigmund Freud. Elle intervient et conseille, a recours au psychodrame et aux jeux de rôle. Elle empoigne les affects comme une lutteuse de foire attentive et survitaminée et ne se contente pas de faire silence, assise sagement au chevet de ses patients allongés.
Le lundi et le mardi, elle reçoit dans son cabinet new-yorkais, situé à une encablure du musée du sexe. En bête de média, actionnant les mécanismes répertoriés tout en s’en moquant, elle ironise : «Impossible de ne pas faire le rapprochement.» En milieu de semaine, elle fait flamber ses tarifs en intervenant en entreprises. Elle coache les couples dirigeants souvent faits d’un créatif et d’un gestionnaire. Le reste du temps, elle rédige ses contributions ou donne des conférences. Elle diffuse son expertise sur YouTube ou en podcast, se déplace de par le monde et en profite pour se livrer à des études de mœurs comparées.
Les parents d’Esther Perel étaient des Juifs polonais. Par miracle, ils ont échappé aux nazis. Par hasard, ils se sont installés en Belgique. La mère était couturière. Le père vendait des cigarettes de contrebande. Puis, ils ont ouvert un magasin de vêtements et ont fini par très bien s’en sortir. Aujourd’hui, leur fille a la judaïté intellectuelle. Elle se définit comme «une lettrée non croyante», «une laïque qui étudie les textes sacrés», fête Pessah mais ne mange pas casher.
Parlant huit langues, cette polyglotte fait montre d’un goût pour le débat, d’un esprit incroyablement agile et d’un débit pétaradant, que le jet lag ne handicape en rien. Née à Anvers, elle use d’un français chatoyant, avec une pointe d’accent belge. Elle remarque que l’Amérique trouve cette tonalité sexy. Mais s’amuse que cela la desserve plutôt quand elle s’intéresse à l’infidélité. Vu le dévergondage prêté aux Français, sa langue d’origine la priverait de toute crédibilité en ce domaine.
Elle est mariée depuis trente-cinq ans. Thérapeute d’un autre genre, son époux intervient sur le terrain, après des attentats, des guerres ou des catastrophes naturelles. Elle le définit comme «un spécialiste de la résilience collective» et «un psy des droits de l’homme». Ils vivent dans un loft dans le quartier de Soho. Lui s’adonne à la peinture abstraite quand elle préfère le jazz et le vélo. Après s’être passionnée pour le théâtre de rue, elle a renoncé à être actrice, car elle ne voulait pas «finir serveuse». Sinon, elle biaise habilement quand on tente de l’entraîner sur le terrain de ses marivaudages personnels et des oscillations du désir chez les cordonniers plus ou moins mal chaussés.
Ils ont deux fils. L’un est salarié chez Google. L’autre est encore à l’université. Elle ne se voit pas en mère juive, «accaparante, culpabilisante». Au contraire, elle aime que sa progéniture se plaigne qu’elle la néglige pour soigner les peines de cœur de la planète entière. Et la menace de prendre rendez-vous pour bénéficier enfin de son entière attention. Elle détaille avec précision le choc des générations. La sienne, celle des années 70, avait des interdits structurés auxquels s’opposer. Celle de ses fils croule sous les libertés. L’individualisme ambiant génère solitude, angoisse et demande de réassurance communautaire. Le couple contraignant qu’il fallait déconstruire est devenu un refuge idéalisé, qui doit satisfaire toutes les attentes.
Cette démocrate de cœur a commencé à travailler sur l’infidélité au moment de l’affaire Lewinsky. Esther Perel s’étonnait que l’on reproche à Hillary Clinton de ne pas avoir planté là son batifoleur de mari. Elle envisage désormais de s’attaquer à l’étude de la masculinité. Optimiste de nature, elle parie que le traumatisme créé par la bousculade #MeToo sera salutaire. Elle dit : «Cela va permettre aux hommes de se réexaminer, d’évoluer, de changer. De prendre la parole sur ce qui les concerne. Et aux femmes de mieux expliquer ce qu’elles veulent, au lieu que chacun campe sur ses positions.»
La pétulante blonde, à qui le photographe trouve des faux airs de Gena Rowlands, continuerait bien à discuter. Elle évoquerait volontiers la démarche non excluante des gays pour faire accepter le mariage pour tous dont devraient s’inspirer les féministes ou la victimisation qui est souvent le contrepoint d’une injonction au bonheur insatisfaite.
Mais, l’heure tourne. Il lui faut y aller. Ce soir-là, elle donne une conférence dans un théâtre parisien, loué à la dernière minute. Les places se sont arrachées. L’assistance sera majoritairement féminine. La parité attendra. Dommage…

1958 Naissance à Anvers.
2006 L’Intelligence érotique, traduit en 24 langues.
Février 2018 «Le Secret du désir dans une relation durable», onze millions de vues pour sa conférence TED.
Avril 2018 Je t’aime, je te trompe(Robert Laffont).

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