vendredi 20 avril 2018

Ce que je sais, c’est que je ne sais rien… mais pourquoi ?

Paris, le samedi 21 avril 2018 – Fréquemment, le JIM s’interroge sur les raisons (parfois ancestrales) qui favorisent la remise en doute des discours scientifiques et l’émergence de théories qui parviennent à capter un auditoire important, tant quantitativement que qualitativement. Stigmatisation des vaccins, exagération des dangers liés à certaines substances, déformation de l’étiologie et de la présentation de la maladie de Lyme : les manifestations ne manquent pas. Beaucoup ont posé un diagnostic sur la cause de ce mal : le manque de culture scientifique de nos contemporains . Ce que l’on pourrait plus simplement (et paradoxalement plus positivement) appeler l’ignorance. L’ignorance pourtant n’est pas un sujet simple comme le rappelle un récent numéro de la revue Raison Présente, proposée par l’Union Rationaliste. Dans ce dossier, coordonné par le philosophe Mathias Girel et la physicienne Michèle Leduc plusieurs experts proposent de « réfléchir à ce que nous ne savons pas ». Parmi les intervenants, le journaliste scientifique Sylvestre Huet relaie sa contribution sur son blog.

Ne pas savoir
Le spécialiste ancre son discours sur un exemple : la connaissance par le grand public des phénomènes de changement climatique. Sur ce sujet, l’Agence de l’Environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) mène tous les ans une enquête depuis 2000. Il apparaît qu’il existe en la matière une ignorance basique, « au sens commun du terme » comme la qualifie Sylvestre Huet. Ainsi, « seule une petite minorité de Français répond correctement aux questions leur demandant d’expliquer ce qu’est l’effet de serre. Plus amusant, ou plutôt ironique au pays de l’électronucléaire massif, 54 % des Français sont persuadés que les centrales nucléaires contribuent beaucoup ou assez (et non peu ou pas du tout) à l’effet de serre ». De telles manifestations d’ignorance se retrouvent très probablement sur tous les sujets scientifiques et médicaux.

Ecroulement du savoir ?

Néanmoins, ce défaut de connaissance n’explique pas tout. Alors que l’on peut supposer que le degré de savoir ne varie pas considérablement d’une année sur l’autre, une question sur le  « réchauffement de l’atmosphère terrestre dû à la l’augmentation de l’effet de serre » obtient des réponses qui diffèrent significativement. Ainsi, en 2009, 70 % des Français affirmaient qu’il s’agissait d’ « une certitude pour la plupart des scientifiques », quand seulement 28 % estimaient que l’on était face à une  « hypothèse sur laquelle les scientifiques ne sont pas tous d’accord ». L’année suivante, ils n’étaient plus que 51 % à choisir la première réponse, un pourcentage qui avait légèrement augmenté jusqu’à 59 % en 2016.

Ce qui marche quand on ne sait pas

Que s’est-il passé entre 2009 et 2010 pour que soudain la solidité des connaissances des Français vacille ?  Sylvestre Huet épingle un événement certain : « la campagne climato-sceptique conduite, pour la France, par Claude Allègre et Vincent Courtillot ». Les sociologues, comme le reconnaît le journaliste blogueur, ne partagent pas nécessairement cette conviction. Mais Sylvestre Huet remarque : « L’erreur consiste à croire que l’efficacité argumentative se mesure à la quantité de papiers ou du nombre de minutes à la télévision. Or, auprès d’une population ne maîtrisant pas les données scientifiques de base d’un sujet, un mensonge simple sera toujours beaucoup plus efficace qu’une explication honnête d’une vérité complexe fondée sur une science a priori hermétique ». Dès lors, ce rôle joué par ces deux chercheurs dans la construction de l’ignorance invite Sylvestre Huet à s’interroger sur les « responsabilités individuelles » impliquées dans « la construction de l’ignorance » même s’il n’entend évidemment pas, précise-t-il en conclusion minimiser les « ressorts collectifs ».

Ceux qui ne savent pas se battre

Parmi les premiers responsables, on peut pointer les scientifiques. Pas seulement ceux qui véhiculent des idées falsifiées, mais également ceux qui lésinent à dénoncer ces falsifications. Dans le cas de Claude Allègre et Vincent Courtillot, la déconstruction du mensonge est loin d’avoir été une entreprise menée tambour battant. « Même lorsque Claude Allègre est pris la main dans le sac d’une falsification grossière de données scientifiques publiées dans une revue à comité de lecture, il faut insister lourdement pour que les mots soient prononcés » note-t-il par exemple, remarquant encore qu’ « aucun scientifique » n’a « demandé la rétraction » des articles manifestement erronés de Vincent Courtillot. Cette « pusillanimité » selon l’expression de Sylvestre Huet « peu compréhensible » contribue à la fabrication de l’ignorance.

Faire savoir qui pêche

Sylvestre Huet signale également la responsabilité des journalistes, évoquant la mise en scène par des journalistes de télévision et de radios de débats ne laissant pas de place à la vérité scientifique. Il signale notamment le rôle joué par David Pujadas ayant réalisé une interview de Vincent Courtillot et de Jean Jouzel contre l’avis du « journaliste spécialisé en sciences de la rédaction » et sans prendre de recul vis-à-vis des propos du premier. « Rien ni personne n’a exigé de David Pujadas qu’il prenne cette décision (…). S’explique-t-elle (…) par l’idée qu’en s’écartant d’une "doxa" -  un discours consensuel – il ferait la preuve de son originalité » s’interroge Sylvestre Huet qui au-delà du cas spécifique de l’ancien présentateur du journal télévisé de France 2 considère que « Ces réalités interrogent la responsabilité personnelle des journalistes, le fonctionnement des rédactions, les raisons de tels dérapages, souvent en relation directe ou indirecte avec l’évolution des structures économiques d’une presse aux abois ». Enfin, Sylvestre Huet relève « la responsabilité » « majeure » des dirigeants politiques ; notamment parce que « le discrédit du personnel politique rejaillit sur toute parole "officielle"». Par ailleurs, il relève que « Lorsque des élus jettent le doute sur des expertises correctement conduites, comme celles de l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) et de l’ASN (Autorité de Sûreté nucléaire) et de l’ASN (Autorité de sûreté nucléaire) sur les défauts de la cuve de l’EPR, le débat public devient impossible » relève-t-il. Les exemples, là encore, sont multiples et ne se limitent nullement au champ de l’énergie. Face à cette situation, Sylvestre Huet considère que parallèlement à la lutte contre l’ignorance basique (bien que complexe), il serait nécessaire que la dénonciation des responsabilités individuelles se fasse de manière plus volontariste.

Faire semblant de savoir

Réfléchissant à un sujet proche, soit la façon d’éviter que les polémiques (parfois déguisées en controverses) ne conduisent à nier la science, Bassem Hassan (neuroscientifique directeur de l’équipe Développement du cerveau à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière, ICM) et Alexandra Auffret (neuroscientifique et directrice des affaires scientifiques et médicales de l’ICM) considèrent qu’une des clés serait une plus grande implication des scientifiques. Les deux spécialistes proposent en préambule de rappeler les différences fondamentales entre controverse et polémique. « Une controverse est un processus fondamentalement sain qui conduit à l’explication scientifique des choses (…). Une polémique, en revanche, est un processus destructeur qui n’aboutit qu’à une impasse (…). Une polémique naît souvent de la déformation idéologique d’un débat ou d’une controverse scientifique, à desseins politiques ou économiques. Le processus d’une polémique implique souvent de discréditer les scientifiques, affirmer qu’ils ont des conflits d’intérêts et créer une guerre d’information hypermédiatisée. Ceux qui sont à la poursuite de telles polémiques habillent souvent leurs discours d’un verbiage scientifique pour donner une légitimité superficielle à leur propagande pseudoscientifique. Par comparaison à une controverse, l’objectif principal d’une polémique est d’être le terreau de l’obscurantisme. Les doutes ne conduisent pas qu’à la curiosité scientifique mais aussi à la peur. Nous sommes témoins ici d’un cercle vicieux freinant le progrès et une action publique rationnelle » analysent les deux auteurs.

Les responsables du savoir

Face à ce constat, les deux auteurs, peut-être un peu angéliques (ou souhaitant volontairement éviter eux aussi de donner des accents trop polémiques à leur texte !) rappellent le rôle des médias. « Parce que la méthode scientifique paraît mystérieuse, détachée de la vie quotidienne, complexe et nuancée, le public n’a souvent pas accès aux raisons qui distinguent certaines affirmations soutenues par la recherche scientifique, d’autres qui ne le sont pas. On peut citer la vaccination, le changement climatique, la soi-disant crise des migrants en Europe comme des exemples patents de débats alimentés par des non-vérités brandies telles des épouvantails plutôt que par des faits scientifiques. Il est crucial que les médias s’efforcent de fournir au public de tels outils pour permettre aux individus et aux communautés de prendre des décisions éclairées, qui pourraient en retour affecter leur vie et leurs moyens d’existence ».

On ne sait pas parfaitement comment ça peut tourner !

Surtout, ils insistent sur l’importance de l’implication des scientifiques. Cette dernière a selon eux, « trois avantages principaux ». « Le premier est de s’assurer de la présentation mesurée et nuancée des découvertes. La seconde, qui peut paraître paradoxale, est d’expliquer la nature souvent controversée des nouveaux résultats. La troisième est de communiquer clairement sur la complexité du processus d’une découverte scientifique ». Néanmoins, les deux neuroscientifiques demeurent lucides sur les limites des scientifiques. Ils reconnaissent notamment que « les scientifiques sont également des êtres humains. Avec leur biais personnels, et plus rarement, des positions idéologiques affirmés, ils pourraient participer, volontairement ou involontairement, à la naissance d’une polémique », signalent-ils avant de remarquer encore : « Placer le scientifique au cœur du débat public et du relais médiatique de l’information mettra inévitablement en avant le profil et le prestige de certains scientifiques adeptes de la communication. Comme dit plus haut, les scientifiques sont aussi des êtres humains et ne sont donc pas à l’abri des pièges de l’excès de médiatisation, aux dépens de la science elle-même. Il est crucial de garder à l’esprit que ce n’est pas le prestige du scientifique qui est important, mais plutôt de mettre l’esprit scientifique et les informations basées sur des preuves aux cœurs du débat public, des médias, et (chose la plus importante) de l’éducation. C’est primordial » insiste-t-il.
Ainsi, on le voit, ce sujet fondamental de l’ignorance est l’objet de réflexions prolixes qui sans doute sont la clé d’une meilleure compréhension de nombreux mécanismes qui aujourd’hui peuvent brouiller la relation médecin/malade et au-delà la performance des soins.
Pour découvrir ces réflexions in extenso vous pouvez lire :
Le blog de Sylvestre Huet : http://huet.blog.lemonde.fr/2018/03/05/que-puis-je-contre-lignorance/
Et le site The Conversation : https://theconversation.com/oui-a-la-controverse-scientifique-non-a-la-polemique-94188
Aurélie Haroche

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