lundi 30 avril 2018

Dans la peau d’un patient atteint de la maladie de Crohn

Avec l’appli mobile du projet « In Their Shoes », les soignants s’immergent dans le quotidien des personnes souffrant de maladies inflammatoires chroniques de l’intestin. « Le Monde » a tenté l’expérience.

LE MONDE  | Par 

Olivier Bonhomme

« Vous avez dix minutes pour aller aux toilettes », ce message est envoyé à de nombreuses reprises. C’est l’une des 70 notifications que va m’envoyer l’application du projet « In Their Shoes », qui consiste à se mettre durant trente-six heures dans la peau d’un patient souffrant de maladies inflammatoires chroniques de l’intestin (MICI). Pour percevoir ce que ressentent ces patients, j’ai fait cette expérience. Tout comme 23 personnes de l’équipe de gastro-entérologie de l’hôpital Saint-Antoine à Paris (AP-HP), infirmiers, médecins, internes, aides-soignants, soit environ la moitié du service.

Lorsque ce message est arrivé, j’étais dans le métro, une autre fois, dans la rue. Pas simple de trouver des toilettes dans le métro, et je n’ai pas trouvé de café… bref, je n’ai pas eu le temps. Je reçois une notification : « Raté ! » en rouge. Et des messages qui sont de vrais témoignages de patients : « J’étais chez des amis, j’ai eu une crampe, je n’ai pas eu le temps d’arriver aux toilettes, mon pantalon était taché. Je suis rentré, très contrarié », ou « J’étais coincée dans les embouteillages, j’étais en pleurs »… C’est l’un des enjeux principaux : « Où pensez-vous aller en cas de poussée de la maladie ? Connaissez-vous l’emplacement des toilettes ? » Lorsque le défi est lancé, il faut envoyer une photo de la porte des toilettes pour être sûr qu’on ne triche pas.

Une ceinture pour simuler des gênes abdominales

Les MICI recouvrent principalement la maladie de Crohn et la rectocolique hémorragique, et touchent environ 250 000 personnes en France, dont la maladie débute souvent entre 15 et 30 ans. Elles évoluent par poussées entrecoupées de périodes de rémission. Les MICI provoquent notamment des douleurs abdominales, des diarrhées (avec parfois des émissions de sang), souvent nombreuses… jusqu’à 15 à 20 par jour. A cela s’ajoute un état général dégradé (fatigue, fièvre…). Autant de symptômes qui altèrent la qualité de vie.

En rentrant chez moi le soir, je dois à nouveau occuper les toilettes. Ceux qui poursuivront l’expérience la nuit dormiront avec une couche.







Revenons à l’application, développée par le laboratoire pharmaceutique Takeda et conçue avec l’Association François Aupetit (AFA). Avant de la télécharger, un kit de dix accessoires numérotés nous a été transmis (fiole pour analyse des ­selles, questionnaire évaluant la douleur, diffuseur de parfum…). Puis chacun crée son avatar, qui change d’aspect selon l’état du moment (douleurs, gêne…). Le premier jour, à l’heure du déjeuner, au restaurant, je suis là encore totalement prise au dépourvu, ne sachant pas quoi choisir devant la carte, en raison des « aliments à éviter » (blé, laitages…). Même si aucun régime totalement restrictif n’est recommandé. Un risotto végétarien fera l’affaire.

Peu après, nouveau « défi », j’ouvre l’enveloppe numéro 6, qui contient une ceinture que je dois « serrer suffisamment au niveau de la taille »afin de simuler des gênes abdominales, et cela jusqu’à 22 heures. Les nombreux passages aux toilettes obligent à boire de l’eau, à prendre des comprimés. En rentrant chez moi le soir, je dois à nouveau occuper les toilettes. Ceux qui poursuivront l’expérience la nuit dormiront avec une couche.

« Mieux prendre soin »


La deuxième journée démarre. Je dois penser à prendre une tenue de rechange… au cas où. La routine matinale quotidienne dure une heure de plus, et ça embête les autres membres de ma famille qui ont eux aussi besoin des sanitaires. J’avoue ne pas avoir respecté toutes les injonctions, lorsque j’étais en rendez-vous, dans les transports…

Les soignants se demandent comment ils feraient au quotidien avec toutes ces contraintes. Comment en parler à ses collègues, à ses proches ?







Trente-six heures après le début de l’expérience, l’heure est au débriefing au service de l’hôpital Saint-Antoine, orchestré par Alain Olympie, directeur de l’AFA. « Pour nous, soignants qui sommes en grande souffrance en raison de contraintes financières intolérables, cette expérience suscite un recentrage sain et salutaire, qui permet de mieux prendre soin de nos patients que l’on voit souffrir », démarre le professeur Laurent Beaugerie, chef du service, qui a lui-même participé à l’expérience. Il dit même avoir été « bluffé par les stratégies de contournement pour les choses triviales du quotidien comme trouver un café pour aller aux toilettes », lui qui connaît pourtant ces maladies sur le bout des doigts.

Tous ont joué le jeu. Certains plus que d’autres. A la question de savoir ce qui leur a semblé le plus difficile, une soignante répond : « Décrire la consistance de ses selles par téléphone est loin d’aller de soi. » Elle avait reçu un appel d’un soi-disant secrétaire. Ce programme prévoit en effet que des comédiens appellent les participants pour simuler des situations auxquelles les patients peuvent être confrontés. « Hier, je devais avoir un apéro, j’ai annulé, c’est embêtant, poursuit Laure Lavidalle, infirmière. Ça isole, ça coupe des autres. Comment aller à un spectacle ? Il faut anticiper. » « Comment faire si le défi arrive pendant les soins parfois compliqués des infirmières ? », questionne la docteure Anne Bourrier. Tous se demandent comment ils feraient au quotidien avec toutes ces contraintes. Comment en parler à ses collègues, à ses proches ?

« Moins dans l’écoute passive des plaintes »


Si cette application permet d’effleurer les affres que vivent les patients au quotidien, tous concèdent ne pas pouvoir réellement se mettre à leur place. « Ce sont eux qui doivent imaginer des stratégies d’accompagnement, ou être dans la résilience », explique Delphine Libeaut, psychologue.

Alors, comment cette expérience peut-elle changer l’approche des soignants ? Le professeur Philippe Seksik reconnaît que les premières consultations qui ont suivi la participation à ce projet « ont été un peu différentes ». Il a évoqué avec ses patients les défis auxquels il a été « confronté » : « Ils ont considéré que je faisais un pas vers euxet vers leurs symptômes, que je partageais un peu plus que d’habitude leur ressenti et les conséquences de leur maladie, me disant à plusieurs reprises c’est exactement ça. J’étais moins dans l’écoute passive de leur plainte. »

Autre conséquence, également soulignée par Hélène Haure, cadre de santé, « cette expérience collective aura des retombées positives sur l’équipe en contribuant à ce qu’elle soit plus soudée et peut-être plus pertinente ». Les patients ont trop souvent « l’impression de n’être pas compris, pas entendus », considère en effet Eric Balez, de l’AFA, patient expert, l’un des pionniers de l’éducation thérapeutique du patient. Il anime des ateliers au CHU de Nice, où s’est également déroulée l’opération « In Their Shoes », lancée pour la première fois à Toulouse en 2017. Le prochain programme se tiendra à l’hôpital Beaujon, à Clichy (Hauts-de-Seine

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