mercredi 25 avril 2018

Alzheimer, une épreuve familiale

« Le Monde » publie des extraits de « La tête qui tourne et la parole qui s’en va », dans lequel Béatrice Gurrey, grand reporter au quotidien, raconte le bouleversement qu’a été la découverte d’Alzheimer chez ses parents.

LE MONDE  | Par 

Grand reporter au « Monde », Béatrice Gurrey témoigne du bouleversement qu’a constitué la découverte de la maladie Alzheimer chez ses deux parents. Des premiers troubles à la quête d’un établissement adapté, elle livre, dans « La tête qui tourne et la parole qui s’en va », le récit d’un drame qui désarme les proches de centaines de milliers de malades. Parution le 26 avril 2018.


Bonnes feuilles. Septembre 2014. Dans la salle d’attente du docteur L., le généraliste de mes parents à Aix-en-Provence, mon père regarde fixement une photo de gratte-ciel, à New York. Il murmure, pour lui-même, de sa voix cassée : « Il y avait des crocs de boucher. Des carcasses qui pendaient partout. » Dans la chambre froide il y a soixante-dix ans ? Dans la ferme de ses grands-parents ? Je ne pose pas de question.

Pour rien au monde il n’aurait voulu devenir boucher. Mais il aimait acheter la viande. Le client qui ne s’en laisse pas conter, qui veut de la joue de bœuf, de la bavette, de l’araignée et taille le bout de gras avec le commerçant, en connaisseur. Du bon côté du comptoir réfrigéré.

L’heure est venue où il ne peut plus faire semblant. Paraître. Etre cet homme élégant qui a habité un grand appartement dans le 7e arrondissement de Paris, qui chassait en Irlande, en Sologne et roulait en belles caisses. Ce monstre de volonté, déjà père et étudiant le soir aux Arts et Métiers. Cet Alsacien entêté, obsédé par la réussite, que la vague des « trente glorieuses » a déposée à ses pieds. Ce beau gars que les femmes regardaient.

Le Dr L. procède au mini mental state examination, constitué d’une batterie de questions simples. Nous sommes cinq : le médecin, mes parents, mon mari et moi. Pierre commence.
« En quelle année sommes-nous ?
— En 1991.
— En quelle saison ?
— Une saison de chasse.
— Quel mois ?
— Août. »

Aucune réponse n’est bonne. Il ne répond rien lorsque le praticien lui demande le jour du mois et le jour de la semaine. Il ne peut mémoriser trois mots simples, comme « fleur, porte, cigare », à quelques minutes d’intervalle. Ni répéter, ainsi que l’exige le test, une série de conjonctions : « pas de mais, de si, ni de et ». Je vois son agacement lorsqu’il doit prendre une feuille de la main droite, la plier en deux et la jeter à terre. Gestes qu’il exécute pourtant correctement. Cette partie du test permet d’apprécier la compréhension, l’organisation et l’exécution d’une tâche. Etre un exécutant, il n’a jamais trop aimé cela. Il a renoncé à toute réponse dans le test de calcul mental.

En quittant le cabinet du médecin, où le mot Alzheimer a été prononcé, il prend mon bras et murmure : « C’est une idée tout à fait insupportable. »







Je crois comprendre sa logique, les mystérieux replis de sa mémoire, ses courts-circuits temporels. Mais comment être sûre ? Il navigue dans le brouillard, sans instruments, je suis sa mémoire intuitive. 1991 est l’année où je suis entrée au Monde, qu’il a lu chaque jour depuis, jusqu’à ce que les mots n’aient plus aucun sens. Cette « saison de chasse » est une passion de sa vie et le début du titre d’un livre publié par son petit-fils et sa compagne, Victor et Zoé. Août est le mois où nous sommes nées, ma sœur et moi. Ma boussole indique-t-elle son nord ? Je n’en saurai jamais rien.

En quittant le cabinet du médecin, où le mot Alzheimer a été prononcé, il prend mon bras et murmure : « C’est une idée tout à fait insupportable. » (…)

Zone blanche


Rétrospectivement, je ne vois pas comment nous avons pu passer à travers l’année 2014 sans agir. La peur du résultat nous aurait-elle retenus, comme une main invisible ? Ou bien l’inertie de mes parents, ralentis par l’angoisse et la maladie, a-t-elle freiné le cours des événements ? Ou encore nos multiples obligations nous ont-elles empêchés de prendre en main la situation ? Nous nous sommes aussi, sans doute, trop reposés sur le généraliste, ni neurologue ni gériatre. (…)

Noël est arrivé très vite. Nous sommes allés à Aix en famille. Je n’en ai gardé aucun souvenir, par trop grande fatigue, je crois. Une de nos filles m’a rappelé que son grand-père se levait la nuit avec une lampe frontale sur la tête et fouillait dans les ustensiles de cuisine. Puis il allait se recoucher tranquillement. Quatre mois plus tard, en avril, le médecin traitant de mes parents avertit ma sœur que notre père a « un caractère très affirmé » et qu’il ne veut pas se laisser traiter. Le Dr L. répète qu’il n’a aucun moyen d’imposer des examens à des patients.

Mon père n’a toujours pas subi ceux prescrits en novembre 2013, ma mère non plus. Il a aussi brutalement interrompu les soins qu’il recevait pour une douleur à l’épaule, séquelle d’un vieil accident de ski. Je m’apercevrai plus tard qu’ils ont résilié leur abonnement aux Thermes d’Aix et qu’ils ne suivent plus leur cours de gymnastique aquatique. Ils ne vont plus au Festival d’art lyrique. Mon père a décrété : « C’est trop cher. » Il ne veut même pas que ma mère aille au cinéma avec des amies. Quand cela arrive, elle ne s’autorise pas à boire un verre après. L’argent devient un problème, Pierre a toujours peur de manquer. Ils commencent à s’enfermer, mais nous ne comprenons pas à quel point.(…)

Nous avons laissé s’écouler une année entière, d’un été à l’autre. Le diagnostic n’a pas été posé et le mot « Alzheimer » ne sera prononcé que six mois plus tard. Une année de coton, une année blanche. Trois petits singes se sont bouché les yeux.

Chez les fous


Il fait sombre. C’est une version infernale de la caverne de Platon. Ici, la réalité ne pénètre plus, ni même son reflet. L’odeur est un mélange d’urine, de gaz et de déodorant chimique. A l’entrée, derrière la porte à verrouillage numérique, une allégorie de la souffrance, tête renversée, yeux exorbités, bouche ouverte, lance ses membres squelettiques aux quatre points cardinaux d’une terre désaxée, tel un personnage de Jérôme Bosch. Cette créature est une femme. D’autres humains en fauteuil roulant attendent, immobiles. Les mâchoires se décrochent, les sucs s’écoulent, des regards tournés vers l’intérieur contemplent le vide. Cette armée de semi-fantômes au bord de l’Achéron semble oubliée de tous et du passeur Charon lui-même. Ça siffle, ça ronfle, ça geint dans tous les coins.

Bienvenue dans l’unité Alzheimer fermée d’une maison de retraite de la région parisienne. Jérôme et moi en ressortons le cœur au bord des lèvres. Nous ne pouvons pas parler pendant plusieurs minutes. Nos parents là-dedans !

La visite n’a pas mal commencé. On nous promettait un parc et un château. Le parc n’est qu’un grand jardin mais peu importe. Le château est réservé aux retraités bien portants et nous arrivons en pleine « crêpe-partie ». C’est le programme de l’après-midi. (…)

Je ne me rappelle plus le visage de la directrice, mais elles se ressemblent toutes. Elles savent exactement quoi dire pour appâter le chaland, de vraies commerçantes sous le vernis médico-sanitaire









L’animatrice, ou l’aide-soignante, passe entre les tables pendant que sa collègue, dans la grande salle à manger, s’affaire devant ses plaques de cuisson. « Eh bien, monsieur Durand, vous ne voulez pas de votre crêpe ? » Non, M. Durand n’a pas l’air tenté. Désire-t-il encore quelque chose dans la vie ? Nous observons et nous patientons.

Je ne me rappelle plus le visage de la directrice, mais elles se ressemblent toutes. Elles savent exactement quoi dire pour appâter le chaland, de vraies commerçantes sous le vernis médico-sanitaire, tenue quatre épingles, sourire accroché mais pas trop, compatissantes mais sans plus, on n’a pas gardé les vieux ensemble. Il faut faire tourner la machine à cash et satisfaire les actionnaires – en sous-payant le personnel dans la plupart des cas.
Nous visitons la chambre double en rez-de-jardin. C’est bien, mais tout compris il faut compter 9 000 euros par mois ! Largement au-dessus du budget. Et nous ne sommes pas sûrs que nos parents puissent y rester si leur autonomie se dégrade.

(…)
En trois mois et demi, entre janvier et avril 2015, nous avons visité vingt-huit maisons de retraite médicalisées dans la région parisienne. (…)
Nathalie a construit un tableau Excel à entrées multiples selon les critères de soins, de confort, de dépenses, de transports, que nous avions établis. Nous nous envoyions la documentation et nos comptes rendus détaillés par mail. Au début de cette quête nous ne comprenions pas le calcul des prix journaliers et tout nous paraissait extrêmement cher. Quand le puzzle semblait complet, il nous manquait toujours une pièce, voire deux : pas de place pour un couple, pas de jardin, chambres minuscules, ratio soignants-résidents trop faible, pas de soins Alzheimer, transports en commun impossibles, ambiance sinistre, etc.

(…)
Toutes les maisons de retraite ne méritent pas l’opprobre, loin de là. Mais combien de fois sommes-nous entrés dans un hall où des personnes âgées en fauteuil roulant écoutent des devinettes stupides auxquelles elles ne répondent jamais ? « C’est un animal qui a des cornes et qui court très vite dans la savane. C’est une ? Une ga ? Une ga ?  »L’animatrice brame ses questions devant cet auditoire à moitié sourd ou indifférent. J’en venais à penser que c’était elle, la gaga. Pourquoi s’adresse-t-on la plupart du temps aux pensionnaires, qui ont pu exercer de lourdes responsabilités professionnelles, en les infantilisant ?

Chambre 407


C’est un ancien hôtel. Un immeuble rénové aux longs couloirs, sur cinq étages, à deux pas d’un parc arboré. Un jardin d’hiver (un carré de plantes dans le hall), un jardin dehors et près de cent trente chambres dont quelques-unes seulement pour un couple. Il est vrai que les veuves sont de loin les plus nombreuses dans cet établissement – comme partout ailleurs.

(…)
Un monsieur muni d’un escabeau et de quelques outils fait son entrée. Je le vois fixer des barres, des vis, essayer les poignées. Les fenêtres ne s’ouvrent plus que de quinze centimètres. J’en ai le souffle coupé.












Nous avons décoré leur chambre – quarante mètres carrés, deux grandes fenêtres, un balcon, une salle de bains – en installant les tableaux, le secrétaire, des photos de famille. Nous avons fait rapprocher les deux lits jumeaux, disposé les fauteuils, acheté des fleurs. Leurs vêtements sont rangés dans de vastes placards, un pour Pierre, un pour Lili. Un décor taupe, brun, beige, comme dans un vrai hôtel. J’ai ouvert les fenêtres pour bien aérer et la vue n’est pas désagréable. Je papote avec eux, quand on frappe discrètement à la porte. Un monsieur muni d’un escabeau et de quelques outils fait son entrée. Il me souffle : « Je viens bloquer les fenêtres. » Je ne comprends pas. Je le vois fixer des barres, des vis, essayer les poignées. Les fenêtres ne s’ouvrent plus que de quinze centimètres. J’en ai le souffle coupé.

(…)
J’ai vu avec les yeux de Pierre et Lili, senti avec leur esprit, l’univers se rétrécir à une vitesse sidérante : les promenades sur la montagne Sainte-Victoire qu’ils voyaient chaque jour depuis leur jardin, peinte par Cézanne sous toutes ses lumières, l’air de la Provence, les cigales et, tout à coup, une chambre. Juste une chambre. La 407, avec ses fenêtres qui ne s’ouvrent plus. (…)
Pour leur sécurité et celle d’autres pensionnaires atteints des mêmes troubles, la résidence est surveillée et les portes vitrées ne s’ouvrent qu’actionnées par une personne derrière le comptoir de l’accueil. C’est une main invisible, comme un tour de magie.

Pierre est devant, tout reste fermé. Nous sommes ensemble, elles s’ouvrent et nous accédons au monde réel.

Ces portes transparentes et toujours closes troublent beaucoup mon père. La rue est là, à portée de main, mais pas des siennes. Il se plante devant et m’explique : « Tu vois, nous, on a du mal à se régler sur la porte automatique. Elle s’ouvre automatiquement. Elle se ferme automatiquement. » Il joint le geste à la parole et écarte ses mains puis les rapproche plusieurs fois, bien à plat, mimant les panneaux de verre qui coulissent. Il me fend le cœur. Nous sortons le plus souvent possible. Loin de la chambre 407.

Ce désir d’évasion est un symptôme bien connu de la maladie, mais où plonge-t-il ses racines ? J’ai la tentation des explications simples, sans doute simplettes. Les fugues de maman à Aix venaient peut-être d’un profond appétit de liberté, sans cesse contrarié par mon père, et soudain désinhibé. Et chez ce dernier, à l’Ehpad, d’une aspiration à sortir d’un endroit qu’il n’avait pas choisi. Ou bien est-ce une façon de fuir la maladie ? d’aller voir si l’herbe est plus verte dans un ailleurs où les mots se rangeraient docilement à leur place ? (…)

Un jour par semaine se tient le marché, dans la ville. C’est une « sortie » programmée pour les résidents et vantée dans la publicité. Mes parents adoraient aller au marché naguère. « Ah mais non, madame, pas pour les malades d’Alzheimer ! Vous imaginez, il faudrait une quantité d’accompagnateurs... Il faut les surveiller sans cesse. » (…)

Entre deux périodes de mutisme, Pierre murmure : « Il y a des gens qui sont passés au large de notre île. »

Dedans dehors


Ils sont tous les deux recroquevillés sur le lit, ils dorment. Papa a l’air de plus en plus petit. Nous avons décidé, Nathalie et moi, de les emmener se promener. Pendant qu’ils se réveillent, nous rangeons leurs affaires. Dans le placard de la salle de bains, je trouve de la confiture et un cake.

Départ en voiture, il fait doux.

« Ah, on sort de la prison », remarque notre père en franchissant la porte.
A l’approche du mont Valérien, il montre quelque chose dans le paysage, que nous ne voyons pas.
« On est passés devant cette statue, là. C’était le premier jour de la sortie des vivants. »

Je me suis mise à tout noter avec frénésie. J’ai des petits carnets, des morceaux de papier, des notes électroniques dans mon téléphone, dans mon ordinateur. Depuis que quelque chose rétrécit dans le cerveau de mes parents, leur puissance poétique augmente. Des courts-circuits mystérieux font migrer la pensée, la perception du monde, les sentiments, vers des continents étranges. Ils sont là et je les connais, mais ils n’y sont plus tels qu’ils étaient. C’est comme un chagrin d’amour, en moins violent. Ces petites notes écrites mettent la douleur à distance. Journaliste, je me réfugie dans ce que je sais faire. Fille, je veux les fixer à jamais avant qu’ils ne disparaissent, qu’ils ne s’évanouissent progressivement comme le sourire du chat du Cheshire.

Tiens, Lili aussi a un petit papier dans sa poche. Une liste de courses qu’elle retrouve, brusque irruption du passé, pendant la promenade. Elle n’avait pas remis ce manteau depuis qu’elle a quitté Aix. Son écriture, qui était haute, vive, un feu follet à son image, est déjà tremblée, je la reconnais à peine. Produit vaisselle, produit sol, sel fin, pain. Elle a mis trois r à beurre.

Elle veut absolument garder ce papier. Elle veut toujours faire des courses.
« Mais tu n’en as pas besoin.
— Pourquoi ? Mais si !
— On fait les courses pour toi. »
Je regrette aujourd’hui de ne pas lui avoir laissé l’illusion qu’elle pouvait encore agir seule. (…)

« La tête qui tourne et la parole qui s’en va », de Béatrice Gurrey (éditions Robert-Laffond, 234 pages, 18 euros)


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